Alors que les mesures de protection juridique des majeurs (tutelles et curatelles) connaissent, depuis quelques années, une véritable explosion (+ 44 %entre 1990 et 1996) (1), celles qui instaurent une tutelle sur les prestations sociales enfant (TPSE) se stabilisent ou régressent. Au point que les problématiques qui les concernent ou les changements qui les affectent sont souvent analysés à la marge comme en témoigne l'étude réalisée il y a deux ans par FORS-Recherche sociale sur les délégués à la tutelle (2) ou, plus récemment, le rapport des inspections générales (3) centré uniquement sur les dérives des mesures de protection des majeurs (tutelles aux prestations sociales adultes et aux majeurs protégés).
Cette situation conforte le caractère presque confidentiel des TPSE, mal connues du grand public, mais aussi des travailleurs sociaux. De plus, elles sont souvent mal aimées au sein même du secteur de la protection de l'enfance, soucieux de se démarquer de tout ce qui pourrait encore le lier trop ostensiblement à du contrôle social. La sortie de l'ombre des TPSE, récemment brandies comme de possibles mesures de rétorsion à l'égard de parents de délinquants n'a rien arrangé à l'affaire. Voilà que des relents d'un passé lourd à assumer refaisaient surface, dans la droite ligne du contrôle moral qui a clairement inspiré la création de cette mesure, en 1942.
Pourtant, depuis 1966, c'est bien son orientation éducative qui est mise en avant et guide les pratiques des professionnels, différenciant assez nettement les missions des délégués à la tutelle enfant de celles de leurs collègues chargés de mesures pour adultes. En outre, les services de tutelle (UDAF et associations de sauvegarde) sont en fait mal intégrés au système de protection de l'enfance décentralisé, en raison de leur éclatement institutionnel : mesures ordonnées par les juges, financées par la caisse d'allocations familiales selon un taux directeur fixé par la direction départementale des affaires sanitaires et sociales. Ainsi, très rares sont ceux qui ont été impliqués dans la définition des schémas départementaux de protection de l'enfance.
Le décor d'un profond blues professionnel semble donc planté. Pourtant, à en croire les cadres et les responsables de services réunis dernièrement à Paris par le Carrefour d'échange technique « tutelles aux prestations familiales » (CETT) (4), les délégués à la tutelle enfant sont plutôt « bien dans leurs baskets », en tout cas au regard du malaise ressenti par d'autres travailleurs sociaux. D'après une enquête réalisée par l'association, les services connaissent en effet un turn-over plus faible que d'autres services sociaux, et malgré la charge de travail importante, les professionnels (en grande majorité des femmes) disent apprécier leur autonomie et les responsabilités qu'on leur confie. Et puis, explique Eric Charbonnier (UDAF de la Mayenne), « la tutelle est un outil très pragmatique, très concret, qui facilite l'approche de la famille. Celle-ci comprend très bien ce qu'est la TPSE alors qu'elle a souvent plus de mal à expliquer à quoi sert la mesure d'AEMO. » Le sentiment qui domine, rappelle le sociologue François Ménard, est bien celui « d'une action efficace et utile ». Par rapport à leurs collègues qui travaillent avec des adultes, « les délégués gèrent des mesures aux objectifs éducatifs bien définis, bien arrêtées dans le temps », avec, en outre, de réelles perspectives de retour à l'autonomie de la famille. En charge d'une mission claire : protéger l'enfant et aider les parents à retrouver les moyens d'assumer leur rôle à travers l'outil de gestion des prestations familiales, les délégués seraient ainsi « moins paumés », moins bousculés notamment que les assistants sociaux de secteur ou les éducateurs de prévention. Sans compter que le travail sur l'argent est un levier plutôt direct et lisible de réintégration économique et sociale. « On essaie d'aider les gens à redevenir des consommateurs ordinaires, à rejoindre les réseaux de consommation classiques : pourquoi ces personnes devraient-elles toujours acheter de l'occasion, de la seconde main ? Le rôle du délégué est bien celui d'un médiateur. Il aide à renégocier avec les commerçants, à reprendre contact avec les huissiers, avec la cantine des enfants impayée depuis des mois, bref à oser retisser des liens avec l'extérieur », explique Nicole Thomas, directrice, à Lille, d'un des services de l'Association de services spécialisés pour enfants et adolescents en difficulté (ADSSEAD du Nord).
De là à affirmer que les délégués à la TPSE traversent sans dommages et remises en cause les nouvelles problématiques sociales, il y a un pas qu'aucun d'entre eux ne franchit. Car ils parlent aussi parfois d'impuissance. Ils prennent en effet de plein fouet la montée des situations de grande précarité et de surendettement des familles et se sentent quelquefois démunis, comme ce chef du service TPSE de l'UDAF de Lyon, Didier Chefneux, qui évoque « son malaise quand l'aide à l'énergie qu'il peut proposer ne s'élève qu'à 2 000 F par an ». Plusieurs signalent également un changement de taille dans leur pratique, rappelant qu'il y a encore dix ans « le délégué intervenait la plupart du temps en doublon à côté d'une mesure d'AEMO, et souvent dans une famille également connue de l'assistante sociale ». Or, il est actuellement courant que la tutelle soit la seule mesure judiciaire sur la famille et même que le délégué soit le premier travailleur social rencontré, alors qu'aucun travail de prévention n'a pu être effectué. « Certaines familles, en outre, demandent directement une mesure de tutelle, quand elles ont épuisé les autres types d'aide. Elles sont souvent extrêmement isolées socialement, et en rupture totale avec leur environnement », note Nicole Thomas. « C'est le cas notamment pour les familles qui ont un dossier de surendettement et pour qui la tutelle va permettre un accompagnement social », ajoute-t-elle. Voilà qui contraint la mesure à intégrer, plus que jamais, une forte dimension de travail social. Or, paradoxalement, face aux situations économiques très dégradées, et au moment où le besoin d'un suivi se fait le plus sentir, l'action du délégué risque de se perdre dans l'urgence - remplir le réfrigérateur, habiller les enfants - au détriment de l'éducatif, avertit François Ménard. Avec, en perspective, le danger de la déqualification professionnelle.
Mais sur les moyens de consolider la professionnalisation, force est de constater une grande diversité des points de vue. Faut-il mettre en avant la spécificité de la tutelle enfant ? Faut-il au contraire encourager le développement d'une profession unique de délégué à la tutelle (adultes et enfants) ? L'unanimité se réalise seulement pour déplorer l'obsolescence du certificat national de compétence que doit, en théorie, obtenir tout éducateur, assistant social ou conseiller en économie sociale familiale pour devenir délégué à la tutelle. Ce certificat, mis en place au milieu des années 70, manque en effet cruellement de légitimité : 150 heures de présence à la formation suffisent à le valider et beaucoup de services ne l'exigent pas. Il semble en outre, avoir « le défaut » de privilégier les problématiques du handicap et des adultes. Aussi beaucoup de délégués TPSE disent ne pas y trouver leur compte.
Or, dans le même temps, ils sont fortement demandeurs de formation continue pour pouvoir mieux répondre au nouveau contexte social. Ils sont conscients des limites du suivi individuel, de la relation de face à face, et de la nécessité de développer d'autres modes d'intervention, plus collectifs, davantage centrés sur un quartier. Mais les contraintes institutionnelles sont de taille : les territoires d'intervention sont vastes, la charge par salarié importante, et surtout, le système du mandatement et du paiement (à la mesure, avec une durée fixe) introduit une rigidité qui ramène toujours les délégués à un travail individuel. Nombreux à réclamer une véritable réflexion autour d'un autre système de financement, les délégués TPSE sont également invités à dépasser leur conflit avec les associations de lutte contre l'exclusion pour collaborer avec elles. Car, « si les services de protection de l'enfance ne changent pas », le risque est bien, alerte le sociologue Laurent Barbe, « qu'ils voient la réalité sociale leur échapper et qu'ils deviennent des villages d'Indiens. »
Valérie Larmignat
Comment définissez-vous la mesure de tutelle aux prestations sociales enfant (TPSE) ? - Il ne faut pas confondre la tutelle aux prestations sociales avec la tutelle au sens civil du terme. Ici, ce ne sont pas les personnes qui sont sous tutelle, mais les prestations familiales et sociales. Les familles conservent leurs capacités juridiques et personnelles, mais elles sont privées temporairement de la jouissance de leurs prestations familiales. C'est une mesure qui peut être ordonnée lorsqu'un enfant est élevé dans des conditions d'alimentation, de logement et d'hygiène manifestement défectueuses ou lorsque les prestations familiales ne sont pas utilisées dans l'intérêt de l'enfant. Donc, la TPSE est une mesure de protection de l'enfance à part entière. Pourtant, elle est souvent assimilée à une sanction ? - C'est une erreur car elle ne se situe pas dans le registre pénal, mais dans celui de la prévention. Si c'est le juge qui l'ordonne, c'est que les prestations familiales ont un caractère insaisissable et que lui seul peut estimer nécessaire de priver la famille de la jouissance directe de celles-ci et de les confier à un tiers que sont les services de tutelle. Il est également garant du débat contradictoire. Si la famille n'est pas d'accord, il doit en effet vérifier que les arguments de protection de l'enfance sont fondés. C'est pourquoi, entre autres, j'ai déploré, il y a quelques mois, que cette mesure soit brandie et utilisée sous un angle de sanction et uniquement dans ce sens-là, entretenant encore une fois la confusion. Or, ce qui prime, c'est le maintien de l'enfant dans la cellule familiale, l'aide et le soutien apportés à la fonction parentale. En quoi les TPSE sont-elles des outils de soutien à la famille ? - Les délégués à la tutelle sont de bons observateurs du fonctionnement de la famille. Ils prennent en compte globalement sa problématique, là où d'autres travailleurs sociaux sont dans des perceptions parcellaires, leur mandat portant sur tel ou tel membre de la famille. A partir de la gestion des prestations, ils entrent au cœur même du fonctionnement de la famille. La manière dont celle-ci gère la circulation de l'argent reflète en partie les relations affectives entre ses membres. A partir du moment où l'on touche à l'argent, on ouvre des portes qui restent fermées à d'autres services sociaux. Et puis, il est normal qu'une société ne laisse pas les enfants uniquement livrés à leurs parents et mette en place un dispositif de vérification de leur bon traitement. Il est clair que, pour exercer ce métier, il faut être convaincu que ce contrôle est légitime. Car il s'agit aussi, à travers lui, de dire aux gens : vous n'êtes pas des citoyens de seconde zone, vous avez les mêmes droits et devoirs que tout un chacun. C'est un outil de réintégration sociale. Propos recueillis par V. L. Rosie Longhi-Alberti est présidente du Carrefour d'échange technique « tutelles aux prestations familiales ».
(1) Voir ASH n° 2078 du 3-07-98.
(2) Voir ASH n° 2037 du 19-09-97.
(3) Voir ASH n° 2094 du 20-11-98.
(4) « Quelle politique de formation des services face aux enjeux actuels de la tutelle aux prestations sociales enfant ? » - Journées nationales d'étude et d'échange des 11 et 12 mars 1999 - CETT national : 39/41, rue de Moscou - 93000 Bobigny - Tél. 01 48 02 59 17.