Dans le cadre de votre groupe de travail, vous aviez mis en garde contre les risques de dérive de l'approche statistique des personnes sans abri. - Dès lors que l'on essaie de travailler sur la connaissance des sans-abri, on ne peut pas dissocier les préoccupations méthodologiques et éthiques. Et ce que nous dénoncions, dans le cadre de notre groupe de travail, c'était l'utopie de vouloir à tout prix dénombrer les sans-abri. Et le désir apparemment légitime de notre société, angoissée par le phénomène, de vouloir les compter une fois pour toutes pour savoir, par exemple, combien de lits d'hébergement prévoir l'hiver d'après, et les faire disparaître de notre vue. La connaissance des sans-abri, si elle se limite au simple comptage des personnes à la rue, ne peut avoir que des effets pervers : elle donne l'idée qu'il s'agit d'une population à part pour laquelle il faut des logements spécifiques et des places d'hébergement elle renforce, par la méthode même de dénombrement, le « statut » de non-personne, de gens privés d'identité et les enferme dans un ghetto statistique. Or les sans-abri sont la partie émergée de l'iceberg des précarités. Et sans cesse des personnes en situation de fragilité passent d'un habitat de fortune à la rue et vice versa. Peut-on sortir de la logique du chiffrage et concilier méthodologie et éthique ? - L`objectif n'est pas de compter pour trouver un nombre de lits, mais de comprendre pour répondre au problème, ce qui est différent. C'est d'abord, de la part des enquêteurs, avoir une approche qui respecte les gens et permette de comprendre par de longues interviews comment ils en sont arrivés là. Et comment on peut trouver des solutions avec eux. Les gens vivent des situations douloureuses, ils ont besoin de parler de leur vie, de se raconter et non pas de répondre à des questions sur leur situation familiale qui peuvent être une souffrance supplémentaire en leur rappelant une succession d'échecs. La reconnaissance des personnes doit primer sur les besoins de l'appareil administratif et politique d'avoir des chiffres. L'enquête que devrait mener en 2001 l'INSEE avec l'INED afin de mieux cerner les sans-abri vous paraît-elle aller dans ce sens ? - Tout à fait, c'était d'ailleurs l'une de nos propositions. Cette enquête qui devrait être réalisée auprès des personnes fréquentant les lieux d'hébergement ou de distribution de nourriture s'appuie sur une méthodologie expérimentée à Paris par l'INED dans le cadre de notre groupe de travail. Basée sur une véritable rencontre des personnes, cette approche qui concilie rigueur scientifique et démarche éthique est incontestable. Mais ce qui sera important, de mon point de vue, c'est son utilisation locale. Car nous avions beaucoup insisté à l'époque sur la nécessité de lier la connaissance des sans-abri à celle des mécanismes du marché du logement qui conduisent à ce qu'ils existent. Et c'est au niveau local que ces problèmes doivent être traités. L'intérêt d'une telle enquête doit être d'amener les responsables des grandes agglomérations à s'interroger sur les moyens de répondre autrement que par l'assistance aux besoins de logement d'une population qui ne peut pas faire face aux coûts du marché, y compris dans le logement social. La connaissance des sans-abri n'a de sens que si elle facilite réellement la réflexion du corps social sur les moyens de lutter contre les mécanismes de précarisation dans le logement. Propos recueillis par I.S.
(1) Lequel avait fait des propositions en 1996 pour mieux connaître les sans-abri - Voir ASH n° 1966 du 15-03-96 - Pierre Calame est directeur général de la Fondation Charles-Léopold-Mayer pour le progrès de l'homme : 38, rue Saint-Sabin - 75011 Paris - Tél. 01 43 14 75 75.