Pendant la journée, le centre d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) du centre Henry-Dunant de Nîmes (1) est vide de ses 23 résidents. Dans ce bâtiment, d'architecture collective en béton des années 50, des chambres spartiates (un lit de fer, une table de nuit) alternent avec celles plus investies (posters, petit mobilier) par ceux qui « se posent » ici plus longtemps. Sachant que les personnes accueillies - des hommes et des femmes de moins de 35 ans pour 53 %, célibataires pour la plupart - sont peu à rester plus de six mois. Grâce au travail de réinsertion entrepris pendant leur séjour, 60 % de ces publics, qui étaient sans ressources pour se loger, trouvent une solution d'hébergement (logement, autre foyer, retour en famille). Néanmoins, environ 15 % retournent à la case départ, souvent dans la rue.
Ici, les salariés (éducateurs, assistante sociale, CES, veilleurs de nuit) exercent dans un CHRS classique... à ceci près que le centre Henry-Dunant est un établissement de la Croix-Rouge (2). Et même si cette dernière s'est engagée, il y a six mois, à s'investir davantage dans la lutte contre les exclusions (épiceries sociales, actions contre l'illettrisme, travail dans les prisons) (3), elle ne gère qu'une dizaine de centres de ce type. « En étant structure sociale dans la Croix-Rouge, explique son directeur, Joseph Laurenzio, éducateur de formation, on est dans une double fidélité : celle au travail social, qui correspond à nos agréments et nos financements, celle à l'association et à son potentiel dans le domaine sanitaire. »
De fait, considéré comme un site pilote par la maison mère, le centre Henry-Dunant est devenu, en dix ans, un lieu où s'observe une alliance culturelle intéressante entre urgence et insertion, entre santé et social, entre bénévolat et professionnalisme. Un lieu peut-être emblématique d'un type d'intervention sociale qui, face à la massification de la pauvreté et des situations d'urgence, s'attache à la réhabilitation du corps et à l'accès aux droits des plus exclus des exclus. Et qui illustre également le débat sur les apports et les limites de la culture de l'urgence dans l'action sociale. Il faut dire que depuis 1988, année de l'agrément CHRS de l'ancien asile de nuit, se sont greffés d'autres activités et services, « au point qu'en dix ans les moyens financiers et en personnel ont été multipliés par six », précise Joseph Laurenzio, en grande partie à l'origine de cette croissance.
Ainsi, aujourd'hui, outre le CHRS, le centre comprend, un service d'aide au logement temporaire (ALT), une antenne de premier accueil médicalisé (APAM), un service de suivi psychosocial pour les personnes séropositives ou malades du sida (Accueil +) et un dispositif de veille sanitaire (tournées médicales dans les structures d'urgence). Il gère également le plan départemental d'hébergement d'urgence d'hiver (coordination départementale) et le SAMU social. Un véritable « consortium » sanitaire et social.
Le premier pari du centre : allier urgence et insertion. Le choix a donc été fait, dès le départ, de conserver 5 places pour l'urgence absolue sur les 23 du CHRS. Cet accueil, de cinq ou sept jours au maximum, est inconditionnel. « En mixant une population en détresse totale avec ceux qui sont en train de s'en sortir, on pense qu'il peut y avoir un effet d'appel, une dynamique de groupe », explique le directeur. Et puis cet accueil temporaire n'est pas forcément exclusif d'une action de réinsertion, rappelle Amal Couvreur, assistante sociale au CHRS : « Récemment, pour un jeune homme de 27 ans très dépressif, reçu ici en urgence et bénéficiaire des Assedic, on a fait une recherche de logement avec le Fonds de solidarité logement, une inscription au BAFA et une orientation vers un spécialiste pour une thérapie. » Mais si pour Amal Couvreur, qui reçoit tous les jours et insiste sur l'importance d'une disponibilité immédiate, « l'urgence sociale existe », elle sait aussi qu'il faut du temps à ceux qui arrivent ici très détruits.
Ainsi, quand une personne est admise pour plusieurs mois, « il y a 15 jours de pause pour se laver, bien manger, se soigner, après, pendant un mois, on s'occupe de la régularisation des droits avec la CAF, l'ANPE, la sécurité sociale. C'est ensuite seulement que l'on parle projet d'insertion. » L'objectif n'est pas de trouver un CES à tous, ce peut être tout simplement d'accéder à des revenus (allocation aux adultes handicapés, revenu minimum d'insertion), ou encore de repartir avec une couverture sociale et en sachant organiser son tiers payant. L'assistante sociale connaît aussi les limites de son action : « Les noyaux durs de souffrances, les traumatismes de l'enfance », mais également ceux pour lesquels on ne peut rien faire d'autre que de l'accueil de temps en temps comme ces réfugiés politiques non expulsables, assignés à résidence suite à des démêlés avec la justice, et qui n'ont ni le droit de travailler, ni celui de percevoir des minima sociaux. Consciente du regard critique que l'on peut poser sur ce type d'intervention- « on peut nous reprocher de faire de la charité, de renvoyer les gens, le ventre plein à leur condition » - elle est néanmoins convaincue que la réponse en temps réel à l'urgence (donner à manger, soigner, écouter) est un outil essentiel pour entamer la relation. D'autant que les objectifs de travail sont clairs : il s'agit toujours, dans la mesure du possible, d'aider les gens à accéder aux dispositifs de droit commun en matière de santé, d'aide sociale et de logement.
C'est un peu la même idée que défend Joseph Laurenzio quand il affirme qu'à la base, pour se réinsérer, « il faut être à peu près en forme somatiquement et plus clair au niveau psychologique et psychiatrique ». Utilisant les compétences et la culture de la Croix-Rouge dans le domaine sanitaire, le CHRS met donc spécialement l'accent sur la santé, définie ici au sens large : équilibre mental, prévention. Cette sensibilité particulière, ce positionnement quant à la santé a abouti à une sorte de spécialisation de fait de l'établissement. Il accueille en effet souvent des publics avec lesquels d'autres CHRS rencontraient de trop grandes difficultés : personnes sortant d'une hospitalisation, y compris psychiatrique, ou de cure de désintoxication (alcooliques, héroïnomanes), personnes dépressives, borderline. « L'image de la Croix-Rouge en la matière nous a donné une vraie légitimité locale auprès de la DDASS, de la FNARS et des autres institutions », estime Joseph Laurenzio. Celles-ci aiguillent donc volontiers les publics ayant des problèmes de santé sur le CHRS Henry-Dunant. Mais c'est bien souvent le centre lui-même qui entre en premier en contact avec ces populations, via, par exemple, le service « Accueil + sida », mis en place en 1994, où 250 personnes, malades ou proches, ont été écoutées, orientées, accompagnées sur le plan social et, depuis 1997, sur le plan infirmier (suivi des trithérapies). Avec un psychologue, un éducateur spécialisé et un cadre infirmier, le service tente de trouver des solutions pour assurer des conditions d'hébergement et d'alimentation compatibles avec un traitement très contraignant, ou pour régler des problèmes de dette de forfait hospitalier. Il gère également un appartement-relais pour les malades.
La présence, dans les locaux, de l'autre côté de la rue, de l'antenne de premier accueil médicalisé renforce encore ce double positionnement santé/social. Les liens entre l'antenne de premier accueil médicalisé et le CHRS étant quotidiens et à double sens. Dans un même lieu, des personnels médicaux (une infirmière à mi-temps, un cadre infirmier à quart de temps) et sociaux (un éducateur spécialisé, un emploi-jeune) encadrent une cinquantaine de médecins bénévoles et une vingtaine d'infirmières qui se relaient par demi-journée. Objectif : accueillir, écouter et donner les premiers soins, et dans le même temps traiter l'accès aux droits.
En effet, plus de 80 % des personnes qui se présentent sont sans emploi, près de 70 % sans domicile fixe et près de la moitié n'ont pas de droits ouverts à la sécurité sociale. Et plus récemment, relève le dernier bilan de la structure, « il semble que la précarité touche des catégories socio-professionnelles qui étaient épargnées. De plus en plus d'assurés sociaux éprouvent des difficultés pour avancer les frais médicaux ou ne bénéficient pas d'un remboursement suffisant », notamment pour les soins dentaires, les lunettes ou les pathologies lourdes qui n'ouvrent pas droit au remboursement à 100 %. Les publics qui se présentent à l'APAM (environ 800 patients en 1997) peuvent bénéficier d'une consultation gratuite par un médecin généraliste, un dentiste, un psychiatre ou même un kinésithérapeute. Ici les intervenants ont à leur disposition toute la logistique Croix-Rouge : convention avec la pharmacie mutualiste qui fournit les médicaments réseaux de laboratoires et de spécialistes (radiologues...) qui acceptent de recevoir gratuitement vestiaire point douche.
Mais en développant ce type de centres de soins « réservés aux exclus », ne risque-t-on pas de mettre en place une médecine de dispensaire, de seconde zone ? Une inquiétude qu'exprimait d'ailleurs un rapport de la direction de l'action sociale, en mai 1998, à propos de l'essor des permanences sanitaires dans les lieux d'accueil de jour (4). « A la frontière du social et du sanitaire, l'essentiel de mon travail consiste à rendre possible à nouveau cet accès aux soins dans le dispositif de droit commun », réplique Olivier Dupuy, éducateur spécialisé à l'APAM. C'est d'abord lui qui reçoit la personne. Avec elle, il établit un premier diagnostic des besoins, mais surtout une sorte de bilan de la situation sociale qui sert de base aux démarches à entreprendre pour un accès aux droits. Et il insiste sur l'aspect transitoire du service rendu. Il travaille en lien étroit avec la caisse d'assurance maladie, qui détache un agent pour venir récupérer et traiter les dossiers lacunaires et étudier les possibilités d'ouverture de droits.
Olivier Dupuy joue aussi un rôle de médiateur, d'interface entre les publics exclus et les personnels de l'hôpital, dans lequel il a un correspondant par service. Il assume ainsi une fonction d'accompagnement pour les publics endettés auprès de l'hôpital ou en situation irrégulière, et qui ont peur d'aller s'y faire soigner. Lui aussi insiste sur « le tremplin pour la réinsertion sociale que constitue la réponse immédiate à la souffrance », d'autant que « la santé permet de toucher ce qu'il y a de plus cher à la personne, notamment pour les jeunes qui ont conscience d'avoir à préserver un capital santé ». Ce qui ne l'empêche pas de s'interroger sur le rôle associatif en ce domaine « qui est aussi d'interpeller les pouvoirs publics sur leurs responsabilités ». En ce sens, la mise en place de la couverture maladie universelle va constituer une avancée importante. Mais, juge l'éducateur de l'APAM, « cela ne réglera pas les situations inextricables auxquelles nous sommes confrontés : personnes rentrées en France après un très long séjour à l'étranger, celles qui sont dans l'incapacité de prouver leur identité, irréguliers, celles arrivées trop récemment ou trop paumées pour faire valoir leurs droits ».
En matière médicale, comme dans le domaine social, ces cas les plus extrêmes - on pense aussi aux réfugiés non expulsables et sans droits -présentent le risque de rester « des permanents de l'urgence ». A moins que le droit commun ne fasse une nouvelle avancée.
Valérie Larmignat
(1) Centre Henry-Dunant : 9, rue du Mail - 30900 Nîmes - Tél. 04 66 67 08 61.
(2) Croix-Rouge française : 1, place Henry-Dunant - 75384 Paris cedex 08 - Tél. 01 44 43 11 00.
(3) Voir ASH n° 2071 du 15-05-98.
(4) Voir ASH n° 2071 du 15-05-98.