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Des avocats décodent le droit par téléphone

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Depuis septembre 1998, un dispositif innovant, mis en place par l'ordre des avocats du barreau de la Seine-Saint-Denis, permet aux travailleurs sociaux d'obtenir par téléphone des réponses précises sur des questions de droit. L'occasion, au passage, de tisser des liens entre deux professions qui se méconnaissent.

C'est une première ! Depuis septembre 1998, une trentaine d'avocats du barreau de la Seine-Saint-Denis (1) se relaient pour assurer, deux jours par semaine, une permanence téléphonique gratuite, destinée aux travailleurs sociaux (2). « Dans un département qui, avec seulement 300 avocats, arrive juste derrière Paris (14 000 avocats) en matière de budget d'aide juridictionnelle, il nous fallait trouver les moyens de répondre aux demandes de droit de populations en très grande difficulté qui, la plupart du temps, se dirigent beaucoup plus facilement vers les assistantes sociales que vers les avocats », explique Patrick Gervais, ancien bâtonnier, qui a supervisé le démarrage de l'opération.

Intervenir en amont

L'idée était aussi de travailler davantage en amont des situations. Fréquemment appelés à intervenir en bout de chaîne, les avocats supportaient, en effet, de moins en moins bien de récupérer des dossiers à traiter dans l'urgence, qui plus est parfois mal engagés pour cause d'erreur de procédure. « En ne respectant pas certaines formes extrêmement rigoureuses, il arrive que l'on perde le bénéfice de la loi. Or les travailleurs sociaux sont souvent enclins à chercher des solutions de médiation qui peuvent, au final, se révéler contraires aux intérêts de la personne. Ecrire une lettre à l'huissier dans le cadre d'une résiliation de bail, par exemple, ne sert strictement à rien. De même, demander un délai de paiement pour un crédit que la personne n'a plus payé depuis un an et demi peut lui faire perdre le bénéfice de la forclusion... Il y a tout un ensemble de ficelles, de techniques que ne peuvent posséder des personnes qui n'ont eu qu'une formation théorique », constate Perrine Crosnier, avocate à l'origine de la conception et de la mise en place des permanences.

Correspondant totalement à l'esprit des dispositions de la loi du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique (3), le dispositif a, d'emblée, bénéficié du soutien financier du conseil départemental de l'aide juridique. Avec une subvention de 100 000 F pour 1998. Le conseil général de la Seine-Saint-Denis a, également, accepté d'être partenaire en termes de logistique : « Nous avions repéré le besoin depuis longtemps et la proposition de l'ordre des avocats est tombée à pic », indique Mathilde Sacuto, directrice de la prévention et de l'action sociale.

Sollicités pour animer la permanence contre une rémunération de 3 000 F par jour, 100 avocats sur les 300 que compte le département se sont portés volontaires. 30 ont finalement été retenus, en fonction de leur expérience et de leur connaissance des dossiers pour participer à la phase expérimentale. Elaboré dans la foulée, le cadre de travail, précisant les obligations des différents acteurs (ordre des avocats, conseil général, avocats, travailleurs sociaux), prévoit notamment que l'ordre des avocats organise la désignation des professionnels assurant les permanences et qu'il assure, si besoin est, leur formation. Que le conseil général est, lui, chargé de diffuser l'information auprès des travailleurs sociaux. Que l'avocat devra « en cas d'urgence » assurer « l'orientation des justiciables vers ses confrères acceptant expressément d'intervenir au titre de l'aide juridictionnelle » et qu'il pourra aussi se réserver, « si la complexité de la question l'impose », la possibilité de ne pas répondre avant d'avoir réalisé une recherche ou consulté l'un de ses confrères plus spécialisés et il s'engage dans ce cas « à transmettre la réponse sous 48 heures ». Enfin, le travailleur social est, lui, tenu « de ne pas divulguer le numéro d'appel à des particuliers » et de « formaliser les questions ».

Une montée en charge progressive

Assistant social à Romainville, Lahcene Ikene a appris l'existence de la permanence téléphonique lors d'une réunion de service : « J'ai tout de suite enregistré l'information et lorsque j'en ai eu besoin je l'ai utilisée. » Il a depuis appelé plusieurs fois pour obtenir, notamment, des précisions sur la prestation compensatoire ou pour connaître la position au regard de la loi d'une personne, condamnée il y a dix ans, mais qui n'avait pas effectué sa peine : « L'avocat m'a dit qu'il y avait prescription et, de fait, la situation de cette personne qui, auparavant, s'apparentait à un véritable sac de nœuds a pu se débloquer pour l'ensemble des droits. »

Selon le premier bilan dressé par l'ordre des avocats trois mois après le démarrage de l'opération, le recours au service proposé s'avère encore limité. Avec une moyenne de trois appels par permanence, le dispositif reste largement en dessous de ses capacités. « Un problème technique sur le renvoi de ligne a pu momentanément expliquer une baisse des appels sur le mois de décembre. Mais la tendance est aujourd'hui à la hausse puisque les permanences de janvier ont enregistré une moyenne de près de cinq appels », justifie Abdelkrim Mediene, chargé de mission Accès au droit et communication.

A l'heure actuelle, 80 % des demandes d'information proviennent de services sociaux municipaux. Les 20 % restants sont le fait à la fois des conseillers conjugaux, des assistantes sociales travaillant en milieu scolaire, dans les caisses d'allocations familiales, dans des services départementaux ou des services sociaux privés comme celui de la SNCF. Dans 55 % des cas, les questions posées sont du ressort du droit de la famille. Et parmi elles, près de la moitié portent sur le divorce (procédures, droits de garde, versement de la pension alimentaire...), le reste concernant les violences conjugales, la reconnaissance d'un enfant, les règles de l'adoption et l'exercice de l'autorité parentale, notamment en cas de délégation ou de séparation. Les problèmes de saisies, de recouvrement de créances par des organismes financiers et de surendettement reviennent dans 13 % des demandes : « Il s'agit dans la plupart des cas de situations d'urgence. Le travailleur social est sollicité suite à un commandement de payer, une mise en demeure, une première saisie sur salaire », note l'évaluation. Le droit des étrangers représente, lui, 10 % des sujets évoqués et porte essentiellement sur les problèmes d'obtention d'un titre de séjour. Exemple : que peut-on faire lorsqu'un mineur est venu en France avec une délégation d'autorité parentale et que, une fois majeur, on refuse de lui délivrer un titre de séjour ?

Les baux locatifs, abordés dans 10 % des cas, sont souvent liés au maintien du locataire dans le logement (le contrat de location est au nom du concubin décédé, le bail n'a pas fait l'objet d'un contrat écrit...). Enfin, 6,5 % des questions se rapportent aux problèmes de droit social (non-versement des salaires, contrat d'apprentissage, règlement des cotisations sociales pour un travailleur indépendant) et moins de 4,5 % d'entre elles portent sur les conditions d'obtention de l'aide juridictionnelle.

Des situations de plus en plus complexes

Isabelle, conseillère en économie sociale et familiale, reconnaît qu'avant la mise en place de cette permanence téléphonique, elle se débrouillait avec les moyens du bord : « Je piochais à droite, à gauche, j'appelais mes collègues pour savoir si elles avaient déjà été confrontées à un problème similaire... Maintenant au moins, je sais que l'information est sûre. C'est très important. » Elle juge le service d'autant plus utile qu'elle est amenée depuis quatre ou cinq ans à faire face à des modes de vie qui ne cessent de se compliquer : « Avant il y avait le mariage et le divorce. Aujourd'hui les gens vivent ensemble sans se marier, se séparent, les familles se recomposent... Mais la loi n'a pas évolué. D'où des situations souvent inextricables par rapport aux enfants ou au logement... »

Si les sujets évoqués avaient, dans leur ensemble, été bien cernés lors de la préparation du dispositif, Perrine Crosnier reconnaît, toutefois, avoir effectivement été surprise par la complexité des questions posées. Notamment en matière de reconnaissance des enfants dans le cadre de familles recomposées : « J'ai plusieurs fois été confrontée à des demandes où j'étais incapable de fournir une réponse immédiate et où il m'a fallu faire des recherches. » De même, les permanences téléphoniques ont permis de pointer que certains travailleurs sociaux avaient aussi tendance à prendre en charge des problèmes ne relevant pourtant pas de leur fonction : « On m'a, par exemple, soumis le cas d'une personne ayant commis un crime à l'étranger et résidant en France qui voulait savoir si elle pouvait être poursuivie ! J'ai aussi eu au bout du fil une éducatrice, qui était en train de préparer le dossier de divorce d'une personne qu'elle suivait, et qui d'ailleurs se trompait... », raconte Perrine Crosnier.

En ce sens, le dispositif ouvre un chantier plus vaste et pose la question de savoir où commencent et s'arrêtent la profession de travailleur social et celle d'avocat. Et comment peuvent-elles se conjuguer, se relayer ? Si les seconds maîtrisent les techniques et la jurisprudence, les premiers sont souvent les seuls à avoir une vision globale de la situation sociale et familiale des justiciables. D'où l'intérêt de renforcer le dialogue et d'instaurer une véritable collaboration entre les uns et les autres. « Le but serait de parvenir à un partenariat réel et multiple qui nous permette de travailler avec eux, mais aussi de réfléchir ensemble aux questions de société et de droit », résume Patrick Gervais.

Si les permanences téléphoniques marquent une première étape, les contacts se révèlent toutefois encore limités. « On reste dans l'urgence, confirme Catherine Givord, avocate qui a déjà assuré plusieurs tours de garde, on essaie de répondre au mieux à la question posée mais on ne va jamais plus loin. » Lahcene Ikene partage la même impression et perçoit le service avant tout comme une roue de secours ponctuelle. Et non comme un cadre d'échanges approfondis. Fort de ce constat, l'ordre des avocats réfléchit aujourd'hui à la possibilité de mettre en place d'autres types d'actions. Des formations en droit de la famille, droit de la consommation ou en droit des étrangers sont actuellement à l'étude. Tout comme une journée de débat sur la profession d'avocat et le travail social.

Inventer d'autres modes de financement

L'autre piste défrichée par les permanences téléphoniques concerne la solvabilisation de services actuellement non rentables. « Si nous pouvions vivre de consultations gratuites, ce serait, bien sûr, l'idéal pour tout le monde. Mais nous sommes une profession libérale », rappelle Perrine Crosnier. D'où la volonté d'inventer d'autres modes de financement, en faisant notamment appel aux acteurs locaux. « Certaines mairies ont d'ores et déjà compris que ce service permettait à la fois aux travailleurs sociaux de gagner du temps mais aussi de mieux servir les usagers, observe Abdelkrim Mediene. Il serait donc normal qu'en retour, elles participent au pot commun. Il ne s'agit pas de facturer chaque appel mais plutôt de collectiviser les fonds de façon à financer des interventions sur le long terme. »

Un enjeu d'autant plus important que le faible potentiel de clients solvables dans le département ne va pas sans poser problème à l'ensemble de la profession.

Nathalie Mlekuz

Notes

(1)  Ordre des avocats du barreau de la Seine-Saint-Denis : Palais de justice - 173, avenue Paul-Vaillant-Couturier - 93000 Bobigny cedex - Tél. 01 48 96 20 96.

(2)  Les lundis et jeudis de 9 h à 12 h 30 et de 14 h à 18 h.

(3)  Complétée par le décret du 19 décembre 1991 et par la loi du 18 décembre 1998 relative à l'accès au droit et à la résolution amiable des conflits - Voir ASH n° 1747 du 19-07-91 ; n° 1765 du 27-12-91 et n° 2099 du 25-12-98.

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