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À PROPOS DU TRAVAIL DE RUE, LA NUIT

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Il faut prendre garde au glissement de sens apparaissant dans le champ de la prévention spécialisée, affirment les trois responsables de l'Association départementale pour le développement des actions de prévention (ADDAP) (1). Lesquels s'inquiètent du transfert progressif des compétences dans ce secteur.

« Le travail de rue est à la mode. Qui n'a pas son équipe d'éducateurs dans la rue ? Si l'on doit se féliciter de voir la pratique fondatrice de la prévention spécialisée s'instituer, on peut légitimement s'inquiéter du sens nouveau qui est donné à ces pratiques. »

« Dernier avatar du travail de rue “le travail de nuit“ en collaboration avec la police qui, si l'on en croit certains, serait de la “prévention spécialisée qui fait hurler les puristes“. Mais comme la carte n'est pas le territoire, le travail de rue n'est pas la prévention spécialisée. »

« Ah ! comme la nuit est vendeuse ! Dans ce lieu où toutes les fantasmagories prennent corps, on vend de la police préventive ou de la prévention de la délinquance sous l'emballage de la prévention spécialisée. Si les trois font œuvre utile, il convient de préciser de quoi on parle quand on dit “prévention”. Quand on parle de prévention générale, prévention de la délinquance, prévention policière et de prévention spécialisée on parle de choses très différentes. »

« La prévention générale englobe tout ce qui vise à éviter, à traiter et à réduire, l'anomie et la “dissocialité“. A faciliter la réinsertion dans un environnement, lui-même pris en compte et à éviter la reproduction des situations de désorganisation. »

« La prévention des déviances répressibles (délinquance, toxicomanie...) n'en est qu'un aspect particulier, dont la prévention policière assure la régulation répressive. »

« La prévention spécialisée commence là où toutes les opérations de la prévention générale ont échoué, ont été insuffisantes, n'ont pu s'exercer, ou sont inadéquates. »

« Prévention policière et prévention de la délinquance ne sont qu'une très petite partie de l'action de la police pour maintenir l'ordre et la sécurité des personnes et des biens. »

« L'absence de distinction entre prévention générale et répression, entre différence, marginalité ou délinquance favorise tous les abus et sert tous les prétextes. Seul l'usage commun du terme “prévention“ permet que s'opère un glissement de sens. On englobe dans le même concept plusieurs formes d'intervention sociale, niant la spécificité de chacune et son inscription dans un cadre juridique. »

« La prévention de la délinquance est de la compétence des villes. Elle est à la charge des municipalités et émarge pour une large part sur leur budget. La police préventive du ressort de l'Etat émarge sur le budget du ministère de l'Intérieur et est de la compétence de ses services. La prévention spécialisée, inscrite dans l'aide sociale à l'enfance, est à la charge du département. Ce premier glissement de sens est sans importance réelle, au bout du compte, le contribuable se trouvera à la source du financement. »

Le sens des pratiques

« La deuxième faute de sens porte sur les pratiques. »

« Le contenu de la mission de service public produisant chacune de ces formes d'intervention est pour les deux premières, centré sur le maintien de l'ordre et la protection des biens et des personnes, alors que la prévention spécialisée vise la prise en compte des personnes et des milieux dits en difficulté. »

« En matière de prévention spécialisée la définition autorisée est : une action sur un individu ou un milieu en rupture avec la société, exclu des structures existantes.  “L'objectif de la prévention spécialisée n'est pas de rechercher l'adaptation du jeune au monde environnant, mais de développer son adaptabilité, de l'aider à se forger une personnalité qui lui permette de dominer son inadaptation“, ainsi que le précise le Conseil économique et social. Les principes reconnus par l'ensemble des textes qui inscrivent la prévention spécialisée dans la loi méritent d'être rappelés. »

« La libre adhésion pose que les relations établies n'ont aucun caractère de contrainte, d'obligation ou de durée pour le jeune concerné. »

« L'absence de mandat individualisé est la conséquence de la liberté d'adhésion. La relation ne peut être la conséquence d'une mesure administrative. »

« Le respect de l'anonymat représente l'exigence de discrétion de l'éducateur à l'égard des pouvoirs administratifs ou politiques. Et qui interdit par le fait l'étiquetage. »

« La non-institutionnalisation des actions pose que la rencontre se fait dans les lieux fréquentés par les jeunes : bars, salles de jeux, terrains vagues ou cages d'escalier. Elle implique aussi le caractère provisoire de l'intervention et sa non-pérennisation. Elle implique la conception d'un travail sur “missions“. »

« Ces principes signifient que le lien éducatif s'établit en toute liberté. C'est de leur fait que des jeunes et des adultes peuvent encore avoir l'occasion de se rencontrer librement sans être des représentants d'une institution ou d'un pouvoir.

« Les méthodes produites par ces principes ne sont pas permanentes, mais adaptées aux époques, aux lieux et aux problématiques spécifiques des jeunes. Ce qui est invariant c'est l'exigence, d'aller à la rencontre des jeunes dans leur milieu naturel, hors de toute institution. Ce qui est invariant c'est la pratique d'une “posture de contact“ excluant les attitudes traditionnelles, car à l'évidence les jeunes les plus marginalisés et les plus difficiles les ont déjà subies.

« Ce privilège de liberté éducative, les professionnels de la prévention spécialisée le payent au prix fort, ils sont condamnés à être des mauvais objets ou des héros malchanceux. Mauvais objets quand ils réussissent là ou d'autres ont échoué, et malchanceux parce que “Ah ! madame, malgré leur courage et leur dévouement“ ils s'attaquent à l'impossible.

« “La prévention spécialisée donne juridiquement la possibilité aux professionnels de mettre en œuvre l'attitude de contact dont on dira seulement, pour la caractériser, qu'elle consiste à réaliser une présence à autrui où se vive une acceptation inconditionnelle de l'autre et de ses choix, où se vive la confiance dans l'autre, dans sa capacité à résoudre lui-même ses difficultés, en accompagnant son cheminement sans peser sur ses choix ni se dérober. Donc, sans exercer de pression et sans mettre l'autre à distance. Cette attitude implique de considérer l'autre comme sujet et non comme objet, de renoncer à exercer du ou des pouvoirs, réels ou non. Cette attitude centrée sur l'autre et le développement de sa liberté est une rupture avec les attitudes traditionnelles, et ce n'est pas la moindre des difficultés rencontrées.“  Luc Fauconnet, éducateur de rue.

« Entre ces formes de prévention, y a-t-il une confusion possible, et si oui, à qui profite-t-elle ?Si l'on revient à notre propos initial, au fond, les apôtres du travail de rue la nuit considèrent que la rue,  la nuit, sont des temps et des lieux légitimes d'éducation. Ce qui est un glissement de sens autrement plus grave et lourd de conséquences.

« Au lieu d'y poser les limites de la loi et la sanction des dépassements, on crée un nouveau lieu d'énonciation de la parole du père, dépossédant encore plus ce dernier de sa fonction. Souvenons-nous du tollé contre ce que l'on n'a pas hésité à baptiser “couvre-feu“ parce qu'un maire avait imaginé de faire reconduire dans leurs familles, les mineurs de sa commune surpris à divaguer par la police. Cette pratique aurait eu au moins le mérite de réintroduire le père comme détenteur de l'autorité et de l'énonciation de la loi.

« Or voici que l'on institue sans que personne s'en émeuve un nouveau substitut parental auprès de la police la nuit. La négation du rôle du père est ainsi consommée, et cet acte que l'on prétend éducatif introduit en fait une perversion identitaire. Si l'on admet avec Jean-Pierre Lebrun que “la société doit se trouver congruente avec celui qui soutient la place d'intervenir comme père réel par rapport à l'enfant aussi bien que par rapport à la mère”, en plaçant sur le même plan le délinquant et le jeune précarisé, la délinquance et la divagation, la sanction éducative et la sanction pénale, on institue de la confusion. Le couple éducateur/policier se transforme en horreur nocturne et bicéphale qui interdit l'énonciation et nie, au plan éthique et épistémologique, la place du père comme énonciateur de la loi.

« Et c'est précisément l'absence d'énonciation qui ouvre la porte d'un monde où tout est possible car rien n'est signifié. Et un monde ou plus rien n'est impossible n'est pas loin de la barbarie. »

Jack Elbaz, président de l'ADDAP Yves Grognou, directeur adjoint et Gérard Leca, directeur de service

Notes

(1)  L'ADDAP est une association de prévention spécialisée implantée dans 15 villes du département des Bouches-du-Rhône. Elle comporte 165 salariés et suit « régulièrement » 4 057 jeunes. ADDAP : Le Flamant - 2, boulevard Gustave-Ganay 13009 Marseille - Tél. 04 91 71 80 00.

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