Placardé sur la porte d'entrée de l'IRTS de Montrouge, le dessin évoque un travailleur social, quadragénaire barbu, à l'allure quelque peu désabusée : « J'ai fait Educ pour changer le monde... Mais il résiste. » Le ton est donné. Pour son premier forum national, le groupement Education et société (1) a choisi de mettre en avant ces professionnels du social, militants dans l'âme, qui ne supportent plus de rester dans leur coin, isolés et impuissants. Educateurs, assistants sociaux, psychologues, formateurs et parfois même étudiants, ils sont aujourd'hui de plus en plus nombreux à se regrouper au sein de collectifs. Un phénomène qui, ces derniers temps, se développe un peu partout en France.
« L'éclosion de ces micromouvements relève d'une dynamique nouvelle. Il y a un début de remise en cause de la pression sociale, jusqu'ici fortement intériorisée, qui veut que les choses soient comme ça et que personne n'y puisse rien changer. Et cela, à mon avis, répond à une attente très forte des travailleurs sociaux », assure Patrick Reungoat, président du groupement Education et société. Créé le 14 mars 1998 (2), le mouvement compte aujourd'hui une centaine de membres (environ 15 organisations et 90 personnes physiques), tous persuadés de la nécessité de faire remonter leur expérience quotidienne de la violence sociale. Et de prendre part aux grands débats qui agitent la société. Bref, de ne plus se cantonner à une position de simples exécutants.
« Beaucoup de gens sont convaincus que s'ils ne parlent pas de politique, ils n'en font pas. C'est totalement faux. A partir du moment où ils mettent en application une politique, ils y participent aussi », observe Frédérique Pasquier, psychologue, membre du collectif Solidarité active usagers travailleurs sociaux (SAUTS) (3). C'est justement pour sortir de cette « pseudo-neutralité », pour cesser de « gérer cette banalisation de la misère » que le groupement auquel elle appartient et qui rassemble une quinzaine de membres, a vu le jour dans la foulée des mouvements sociaux de décembre 1995 : « Nous sommes partis du constat qu'un nombre de plus en plus important de personnes était contraint de passer par un travailleur social pour obtenir des droits élémentaires. Pour accéder aux Restos du cœur, par exemple, il faut désormais montrer'patte blanche" et avoir un dossier social. De même, on nous demande de juger si une personne est apte à être relogée ou pas, s'il est possible ou non, au vu de ses ressources, mais aussi de sa situation familiale, de son état mental, de lui attribuer une aide financière. Nous sommes dans le règne de l'arbitraire total et nous refusons, pour notre part, d'être les instruments de ces nouvelles formes de contrôle social », explique Frédérique Pasquier.
Egalement issu du mouvement de décembre 1995 et de la volonté de « ne pas être de vulgaires collaborateurs de l'exclusion », l'association bordelaise Citoyens, acteurs, professionnels du social (CAP Social) (4), réunit 17 adhérents, éducateurs spécialisés, assistants sociaux, étudiants, infirmiers, salariés ou non du secteur privé comme du secteur public. Ambition ? Tisser un lien interprofessionnel, interassociatif afin de permettre une plus grande circulation de parole, une meilleure connaissance des difficultés et des spécificités professionnelles de chacun. « En partant de situations de terrain, l'association a la volonté de recenser les caractères insuffisants, voire incohérents de certaines mesures et de proposer des directions différentes ou de soutenir des axes de réflexion élaborés par certains chercheurs », résume Olivier Frézet, président de CAP Social.
Plus récente, puisque créée en 1998, l'Association des formateurs du secteur social sanitaire et éducatif (AFORSSSE) (5) s'est, elle, donnée pour mission de faire évoluer les pratiques de formation en fonction des besoins du terrain et des évolutions pédagogiques. « On ne devrait plus travailler aujourd'hui comme il y a 15 ou 20 ans. Il faudrait, par exemple, davantage privilégier le travail en petits groupes. Ou encore introduire une réflexion approfondie sur la citoyenneté dans les programmes de formation des travailleurs sociaux », signale Pierre Leroy, président de l'association.
Tous l'affirment haut et fort : leur vocation n'est pas d'empiéter sur les plates-bandes des syndicats, ni sur celles des organisations professionnelles, mais plutôt de se situer autrement, de créer autre chose. « Les syndicats interviennent surtout sur l'organisation du travail mais on les entend très peu sur l'ensemble de la politique sociale : il y a une place qu'il faut occuper », insiste Olivier Frézet. « Nous ne sommes pas dans une démarche corporatiste ou de défense salariale », confirme Pierre Leroy. C'est également en grande partie parce qu'ils avaient le sentiment que leurs préoccupations n'étaient pas abordées au sein des syndicats, que les membres de SAUTS ont décidé de créer le collectif. « De plus, il nous paraissait important de sortir du cercle vicieux de la question des effectifs et des moyens : ce n'est pas en obtenant davantage d'aides et de centres d'hébergement que nous allons régler le problème de la précarité », ajoute Frédérique Pasquier.
Citant volontiers l'exemple d'Act Up qui, tout en réunissant un faible nombre de personnes, a, selon eux, fortement contribué à faire bouger les choses en matière de lutte contre le sida, les collectifs de travailleurs sociaux aimeraient réussir à se faire entendre. « Avant de se plaindre de ne pas être reconnus, il faut d'abord se faire connaître, dire qui nous sommes, ce que nous défendons et quels sont nos projets en matière de prise en charge des personnes qui souffrent dans cette société », soutient Olivier Frézet. « Notre pari sera gagné si nous arrivons à assurer une pérennité à nos travaux de réflexion et à les faire connaître », renchérit Patrick Reungoat. Toute la difficulté étant bien sûr de savoir comment avoir un impact réel sur les idées et l'organisation sociale tout en étant peu nombreux... « Pour l'heure, nous savons juste qu'il y a nécessité de peser sur le débat public, reconnaît Pierre Leroy. Est-ce qu'à partir de là, nous allons trouver les formes d'action nous permettant d'avoir une influence ? Nous ne le savons pas encore. Nous verrons bien. »
En attendant, chacun creuse son sillon. Avec ses propres méthodes. Et en fonction de l'actualité du moment. Le groupement Education et société entend rester vigilant sur la mise en œuvre des centres de placement immédiat strictement contrôlés (6). Il a fait savoir qu'il s'opposerait « par tout moyen qu'il jugera utile à toute dérive sécuritaire, à tout dispositif dont le caractère répressif et restrictif détourne les procédures démocratiques, juridiques et administratives de respect des libertés et des droits des individus ». De son côté, après avoir critiqué les emplois-jeunes en accusant le gouvernement de parachuter dans le secteur médico-social des personnes sans qualification, CAP Social avait réagi, en mars 1998, au projet de loi sur la lutte contre les exclusions. « Nous avions alerté les députés et les sénateurs sur les points qui nous inquiétaient et nous avions également défendu certaines propositions », précise Olivier Frézet en citant notamment l'alignement des minima sociaux, la création d'un RMI pour les moins de 25 ans et la réintroduction de services publics de proximité dans les quartiers. Un an après sa création, l'AFORSSSE a organisé, le 6 mars dernier, des états généraux des formateurs et a désormais en projet la mise en place, d'ici à deux ans, d'une commission de travail autour de la souffrance et de la violence (7).
Au sein du collectif SAUTS, l'accent est surtout mis sur la coopération avec les usagers. Des liens ont été noués avec d'autres collectifs et un « observatoire des droits des usagers » dans les institutions sociales est en train de voir le jour. Act Up a d'ores et déjà accepté d'y participer et AC ! doit donner sa réponse d'ici peu. Sa mission : dénoncer les situations d'abus de pouvoir des institutions et des administrations mais aussi promouvoir des formes de participation des usagers aux politiques sociales et au fonctionnement des institutions, légitimer auprès des travailleurs sociaux les organisations et les luttes des précaires, mal-logés, sans-papiers, usagers de drogue, malades du sida. Et enfin, donner une visibilité à des formes d'action sociale alternatives capables de rénover des pratiques devenues bureaucratiques et non participatives allant dans le sens d'une gestion de la précarité et de l'exclusion sociale.
Persuadés d'être en train de participer à des formes de contestation plus souples, plus réactives et peut-être aussi plus libres par rapport à certains discours dominants, les collectifs de travailleurs sociaux misent aujourd'hui sur la durée pour acquérir une véritable légitimité.
Dans cette logique, la multiplicité des points de vue et des prises de position leur apparaît davantage comme un signe de richesse que comme une source d'éparpillement. A condition toutefois de trouver les moyens de ne pas s'essouffler en cours de route, car leur survie dépend très souvent de l'énergie et du temps personnel de quelques-uns. « Pour diffuser l'information sur les états généraux, deux collègues ont passé leur week-end à timbrer des enveloppes », atteste Pierre Leroy. A condition aussi de savoir se réunir autour de projets communs et de créer des passerelles entre les uns et les autres : « L'idéal serait que tous ces collectifs connus localement puissent réagir sur un problème précis, qu'ils cosignent des tracts, des communiqués de presse. Et que cela permette petit à petit de faire avancer des idées tout en incitant d'autres travailleurs sociaux à se mobiliser », analyse Olivier Frézet.
Du côté des structures établies, on observe le phénomène d'un œil plus ou moins critique et profondément dubitatif : « Alors que l'on compte 500 000 travailleurs sociaux, ils sont aujourd'hui à peine 500 à être regroupés au sein de collectifs. A titre comparatif, nous enregistrons, nous, 6 000 adhérents supplémentaires chaque année, s'empresse de relativiser Gaby Thollet, secrétaire fédéral de la CFDT Santé-sociaux, ils peuvent peut-être servir d'aiguillon sur certains sujets, mais il me semble qu'ils auront de la peine à construire une véritable efficacité, dans la durée. » Un point de vue sensiblement proche de celui de Jean-Yves Bayon, secrétaire général de l'UFAS-CGT : « Même s'ils pointent certaines faiblesses de notre part, je crois qu'au bout du compte, ce type de mouvements nuit à la construction d'un syndicalisme solide en favorisant un éclatement et un émiettement des discours. »
Egalement vigilante, l'Uniopss rappelle que ces formes de mobilisation ne sont pas nouvelles mais qu'elles n'ont, jusqu'à présent, jamais réussi à se pérenniser. « Il ne s'agit pas pour nous de refuser cette parole venant de l'extérieur, précise Hugues Feltesse, le directeur général, mais plutôt de veiller à ce qu'elle n'usurpe pas des légitimités qui ne seraient pas fondées. Il faut savoir d'où l'on parle. »
Nathalie Mlekuz
(1) Organisé les 5 et 6 février 1999 - Groupement Education et société : siège social - 1166, rue de la Classerie - 44000 Rezé - Tél. 02 40 75 69 94.
(2) Voir ASH n° 2017 du 4-04-97 et n° 2063 du 20-03-98.
(3) SAUTS : 25, rue Saint-Maur - 75011 Paris - Tél. 01 48 07 06 68.
(4) CAP Social : 16, rue de la Chênaie - 33560 Bassens - Tél. 05 56 74 88 37.
(5) AFORSSSE : Athénée municipal - Place Saint-Christoly - 33000 Bordeaux - Tél. 05 56 49 07 64.
(6) Voir ASH n° 2110 du 12-03-99.
(7) Voir ASH n° 2109 du 5-03-99.