Recevoir la newsletter

Des thérapeutes présentes aux auditions policières

Article réservé aux abonnés

Si l'on croit désormais plus volontiers la parole des enfants, celle-ci reste néanmoins difficile à décoder. A Besançon la police coopère avec des professionnelles de l'enfance.

« Policier, je te dis merci. » C'est avec une fierté teintée d'émotion, que le commandant Gérard Erny sort de son tiroir le dessin dédicacé de Sophie. « On a en quelque sorte un contrat moral avec l'enfant abusé dont on a un jour croisé le regard », explique l'inspecteur divisionnaire, responsable de l'unité de prévention et de protection sociale (UPPS) de Besançon. Un contrat qui, pour le policier, se traduit par une « obligation de réussite »  : réussir à cerner la vérité, c'est-à-dire, pour commencer, réussir à entendre la parole de l'enfant. Or ni les policiers, ni les gendarmes (intervenant pour les faits ayant eu lieu en dehors de la ville et de sa proche périphérie), ne sont spécialement formés à décrypter le langage de la souffrance enfantine. D'où l'intérêt de s'adjoindre la collaboration de spécialistes expérimentés.

Fort de cette conviction, partagée avec le procureur de la République, le commandant Erny a croisé sur son chemin Dominique Frémy, pédopsychiatre, et Odile Maurice, assistante sociale formée à la thérapie familiale. Fortuites au début, leurs rencontres se sont rapidement organisées. Ainsi a démarré, en 1992-1993, une expérience pilote, institutionnalisée à l'automne dernier par une convention signée entre les autorités judiciaires, les services de police et de gendarmerie, le barreau de Besançon et l'hôpital psychiatrique (de Novillars)   (1). Celle-ci officialise un partenariat étroit, qui consiste à associer à l'audition des petites victimes - acte judiciaire déterminant pour l'enquête -, les professionnelles de l'enfance, appelées à intervenir sur réquisition du parquet ou du juge d'instruction.

Deux thérapeutes au commissariat

Dominique Frémy et Odile Maurice avaient mis en place, en 1991, une consultation de thérapie familiale systémique, au sein du premier intersecteur de pédopsychiatrie du Doubs (2). « Compte tenu du profil des familles qui nous étaient adressées, notre consultation s'est progressivement spécialisée dans l'accueil des familles maltraitantes ou concernées par ce phénomène, explique Dominique Frémy. C'est pourquoi, en complément des entretiens familiaux proprement dits, nous avions également des entretiens individuels avec les enfants, afin qu'ils puissent exprimer leur souffrance, leurs sentiments et leurs attentes en tant que victimes. » Or il est arrivé que cet accompagnement déborde le cadre habituel des séances de thérapie : les praticiennes ont ainsi été conduites à emmener les enfants déposer plainte - et à rester avec eux lors de leur audition par la police. Inédite pour elles, cette expérience leur a permis de se rendre compte que les conditions d'accueil des victimes, lors de ce moment crucial, étaient loin d'être idéales. Interrompus par des questions intempestives, voire maladroites, de l'enquêteur - ou tout simplement pour lui laisser le temps de taper leurs déclarations sur sa machine à écrire -, les enfants ont en effet tendance à se réfugier brutalement dans le silence. Les policiers, bien sûr, ont besoin de faits. Mais, note Dominique Frémy, ils sont démunis pour les obtenir, d'une part, parce que l'enfant raisonne avec ses repères, dans le temps et l'espace, qui sont fonction de son niveau de développement cognitif et psychomoteur  d'autre part, parce qu'il développe des stratégies de loyauté vis-à-vis de sa famille, même maltraitante, qui mettent en échec toute question directe relative à celle-ci  enfin, parce que même les moins fragiles des enfants entendus sont, la plupart du temps, sous l'emprise absolue de l'adulte abuseur et très fortement soumis à la loi du silence. « Il faut avoir participé au déroulement d'une audition, ajoute Odile Maurice, pour connaître la dynamique relationnelle qui se met en place entre l'enfant et les personnes présentes. »

« Moi, la psychologie des enfants, je ne connais pas, mais ce que je sais c'est qu'on ne pouvait pas continuer à mal travailler », estime Gérard Erny. Les campagnes de prévention avaient porté et nombreux étaient désormais les signalements d'enfants sexuellement abusés : il fallait pouvoir y répondre.

Ensemble, dans le respect des compétences de chacun

N'en déplaise, peut-être, à quelques policiers, et quoi qu'en pensent certains soignants, l'alliance de la plainte et du soin n'est pas nécessairement contre nature. « L'intervention de la justice auprès des victimes est d'ailleurs souvent l'étayage indispensable à toute démarche thérapeutique ultérieure, en particulier dans le domaine des agressions sexuelles sur mineurs », souligne la pédopsychiatre. Mais une telle collaboration suppose une reconnaissance de la fonction de chacun - expliquée à l'enfant entendu - et une confiance réciproque entre des intervenants appartenant à des cultures professionnelles différentes et amenés à travailler dans le cadre d'un secret partagé.

Innovation de taille, effectivement, en matière judiciaire : tous les éléments de l'enquête sont communiqués aux deux thérapeutes qui vont participer à l'audition, puis discutés avec les officiers de police judiciaire avant de recevoir l'enfant. Pour des questions de disponibilité néanmoins, cette assistance ne peut être prodiguée à toutes les victimes : en accord avec les magistrats, elle a été limitée aux plus jeunes d'entre elles et à celles qui sont le plus fragile (enfants ou adolescents présentant une déficience intellectuelle ou des troubles psychiatriques)   dans tous les cas, elle peut également être étendue à la fratrie lorsque à l'étude du dossier (ou à la suite de l'audition de la victime) les thérapeutes le jugent nécessaire.

Des locaux chaleureux

Autre élément important : ce n'est pas dans les locaux du commissariat ou de la gendarmerie qu'ont lieu les auditions, mais dans un appartement de Besançon, acquis par l'hôpital psychiatrique de Novillars pour que le centre de thérapie familiale puisse développer ses activités. Une petite salle confortable permet à l'accompagnateur de l'enfant, quand il en a un, de l'attendre  c'est aussi là que jouent, le cas échéant, les frères et sœurs de la victime, lorsqu'il est prévu de les entendre. Les seules personnes présentes à l'audition sont en effet les deux thérapeutes et un ou deux officiers de police judiciaire. L'entretien se déroule dans une salle lumineuse, ensoleillée de stores jaune paille et gaiement décorée. Les enfants y ont à leur disposition des poupons et peluches, de la pâte à modeler, une grande maison de poupée à aménager à leur gré. Ils peuvent également dessiner au feutre sur un large tableau blanc, que les thérapeutes utilisent pour inscrire le génogramme permettant de comprendre la structure de la famille. Sur ce dernier, préparé avec les éléments du dossier- désormais de plus en plus riche, car les enquêteurs ont progressivement pris conscience de l'importance d'élargir leur regard à l'ensemble de l'environnement de l'enfant -, les intervenants font figurer tout le réseau familial de la victime :parents et éventuellement beaux-parents

- avec tous leurs enfants -, grands-parents, oncles et tantes, cousins/cousines. « L'expérience prouve, en effet, que dans une famille où un enfant est victime d'agressions sexuelles, d'autres ont pu l'être également  d'autre part, pour une même victime, il peut exister plusieurs abuseurs, soit au sein de la même famille, soit parmi ses proches », précise Odile Maurice. Le commentaire que fait l'enfant de ce génogramme - avec la façon dont il appelle les différentes personnes qui le composent -, permet notamment de voir où il en est dans ses repères familiaux. De plus, les thérapeutes s'emploient à situer le niveau de développement de la victime, à lui permettre de s'exprimer sur son contexte de vie (familial, scolaire, de loisirs) et l'aident à révéler, à son rythme, les faits d'agression qu'elle a subis, en aménageant des pauses dans les moments douloureux. Propos, mais aussi silences et réticences : tout fait signe à qui sait entendre un enfant mis en confiance parce qu'il sait qu'on le croit. « Notre rapport d'audition, explique Dominique Frémy, est d'ailleurs particulièrement utile quand l'enfant n'a pas pu dire grand-chose, mais que l'entretien laisse apparaître son état d'angoisse, ou qu'il a des comportements évocateurs d'un abus sexuel. » Dans ce rapport - qui ne constitue pas une expertise judiciaire -, les thérapeutes présentent en outre les mesures de protection que pourrait préconiser le juge des enfants  et,  quand il y a urgence, l'officier de police judiciaire peut aussi directement appeler, depuis l'appartement, le substitut du procureur chargé des affaires de mineurs, pour qu'il prenne une ordonnance de placement provisoire afin que l'enfant n'ait pas à retourner dans sa famille.

Utilement complétée par ce rapport, la pièce maîtresse de l'instruction reste néanmoins le procès-verbal où l'officier de police judiciaire retranscrit l'intégralité de l'audition (propos, pauses, etc.). Depuis 1996, celle-ci est enregistrée en vidéo, ce qui facilite la rédaction du procès-verbal, mais permet surtout d'éviter, autant que possible, la réitération de dépositions qui constituent autant de traumatismes pour l'enfant (3). Les thérapeutes expliquent donc à ce dernier le pourquoi de la présence de la caméra fixe, placée dans un coin du salon, et lui demandent l'autorisation de le filmer- ce que, pour l'heure, aucune victime n'a refusé. Ce témoignage du déroulement de l'audition

- remis au parquet -, est aussi un appréciable outil de travail pour nous, déclare Gérard Erny : « On voit les mauvaises questions qu'on pose, les moments où l'enfant souffre, se recroqueville, les attitudes que l'on induit. C'est cruel pour les enquêteurs, mais extrêmement formateur. »

Quel suivi des victimes ?

Evidemment précieuse pour épauler les victimes et aider à la manifestation de la vérité, l'assistance des thérapeutes reste néanmoins ponctuelle : elle est, pour l'instant, limitée au moment de l'audition. « Il faudrait pouvoir accompagner l'enfant à l'examen gynécologique, lui demander s'il veut bien qu'on dise au médecin ce qui lui est arrivé, et prendre le temps de lui expliquer ce qui va se passer, estime Dominique Frémy. Malheureusement, actuellement, cet examen est très souvent réalisé dans des conditions préjudiciables à la victime, avec, en particulier, une anesthésie qui constitue une nouvelle violence. » En outre, il n'existe pas à Besançon de structure d'internat spécialisée, susceptible d'accueillir et de prendre en charge les enfants maltraités - et leurs familles (4). Les spécialistes connaissent pourtant les phénomènes qui peuvent transformer les petites victimes en agresseurs, voire en très jeunes abuseurs : les derniers auteurs d'agressions sexuelles sur leurs pairs, auditionnés au commissariat par Gérard Erny et Odile Maurice, avaient 11 et 5 ans (5). C'est pourquoi l'inspecteur se bat maintenant pour casser l'éventuelle spirale de la réitération. Parce que le judiciaire n'est qu'une étape. Et de défendre avec fougue la création d'une structure permettant un suivi approprié des enfants abusés.

Caroline Helfter

Notes

(1)  Ce travail s'inscrit dans le droit fil des mesures adoptées par Elisabeth Guigou pour l'accueil des enfants abusés sexuellement - Voir ASH n° 2104 du 29-01-99.

(2)  Le Centre de thérapie familiale, où les a rejointes en septembre 1998 une troisième thérapeute (Isabelle Bazaud, éducatrice spécialisée de formation initiale), est situé 102 B, rue de Belfort - 25000 Besançon - Tél. 03 81 88 86 62.

(3)  La possibilité d'enregistrer l'audition d'un enfant victime d'une infraction sexuelle a été officialisée par la loi du 26 juin 1998 - Voir ASH n° 2077 du 26-06-98.

(4)  L'agression sexuelle est intra-familiale ou de proximité dans 85 % des cas, précise Dominique Frémy.

(5)  Selon une étude locale du parquet de Besançon, le nombre d'agresseurs mineurs a quadruplé entre 1996 et 1998 (passant de 3 à 12), et deux tiers des mineurs incarcérés à la maison d'arrêt de Besançon sont des auteurs d'agressions sexuelles.

LES ACTEURS

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur