L'apparition de médiateurs ne constitue pas une spécificité hexagonale, et elle ne présente pas non plus un caractère radicalement inédit :les curés, instituteurs, médecins de campagne... faisaient, depuis belle lurette, office d'intermédiaires pacificateurs dans leur milieu de vie. Néanmoins, qu'on la considère comme l'indice d'une faillite des dispositifs traditionnels de régulation sociale ou d'une volonté renouvelée des citoyens d'avoir une prise plus active sur leur vie, la multiplication des médiateurs ou, du moins, l'inflation de l'usage du mot « médiation » est, elle, récente. Mais qu'entend-on exactement par là ?Pour tenter d'y voir plus clair, une journée d'étude a réuni à Amiens des intervenants dont les pratiques hétérogènes illustrent différentes acceptions d'un concept aussi commode que fourre-tout (1).
Inscrites dans un contexte institutionnel ou privé, un certain nombre d'initiatives visent, autant que faire se peut, à enrayer - gracieusement et rapidement - les différends susceptibles de surgir entre les usagers et les services publics. Destinées à tous les citoyens, ces médiations sont notamment utiles aux plus démunis d'entre eux, qui peuvent se trouver en butte à des exigences qu'ils ne comprennent pas, ou à des décisions administratives au formalisme inéquitable. Ainsi est né en 1973 le médiateur de la République, chargé d'intervenir dans les litiges opposant les usagers à l'administration. Mais avant sa saisine, une démarche préalable de l'intéressé auprès du service en cause est nécessaire et elle ne peut être effectuée que par l'intermédiaire d'un parlementaire. D'où l'intérêt des délégués départementaux de la médiature, qui existent depuis 1986 et peuvent, eux, être directement interpellés par les administrés. A la préfecture de la Somme, Didier Belet fait partie de ces 120 intercesseurs de proximité, qui s'efforcent de régler directement- c'est-à-dire sans recourir à la voie juridictionnelle -, les problèmes des usagers des services publics locaux, ou aident les réclamants à constituer le dossier qu'ils chargeront un parlementaire de transmettre au médiateur, à Paris. « Je n'interviens pas, précise Didier Belet, quand les gens ont peut-être, effectivement, de bonnes raisons de se plaindre, mais que leur litige ne constitue pas un cas particulier. » En revanche, lorsque des décisions administratives, même parfaitement régulières, présentent des conséquences graves pour les administrés
- comme un redressement fiscal qui plongerait une famille dans d'importantes difficultés -, Didier Belet peut jouer les Monsieur bons offices, et ses recommandations sont majoritairement suivies d'effet.
Doublant en quelque sorte ces délégués départementaux du médiateur de la République et, comme eux, au contact direct de la population, mais avec un champ d'intervention plus restreint, des médiateurs communaux ont été, empiriquement, instaurés par un certain nombre de municipalités. C'est ainsi qu'à Amiens, en cas d'incompréhension ou de litige entre un habitant de la ville et les services municipaux entendus au sens large - quelques organismes privés assurant des missions de service public (comme les cantines scolaires ou les transports) -, André Beyneix essaie de trouver une issue équitable, évitant conflit et procédure judiciaire.
D'autres dispositifs, géographiquement et psychologiquement plus proches des habitants, ont été mis en place par l'Etat et les municipalités dans le cadre de la politique de la ville. A Amiens, cette volonté de mieux ajuster les réponses institutionnelles aux besoins des usagers les plus en difficulté s'est traduite par le renforcement de la présence des services publics dans trois quartiers « sensibles ». Respectivement implantées en 1992,1994 et 1995, ces antennes décentralisées sont chargées d'accueillir, d'informer et d'orienter les publics, mais aussi de les aider à résoudre les problèmes divers rencontrés dans leurs démarches auprès de services administratifs ou sociaux. Comme Jean-Claude Wallet, dans le quartier sud-est, les animateurs de ces structures se défendent de faire de l'assistanat. Il leur appartient, en revanche, d'écouter, de décoder et de traduire en un langage commun le discours du pot de terre et du pot de fer, voire de s'entremettre dans leurs contacts pour dissiper méprises et quiproquos de tous ordres.
Les médiatrices de l'association Femmes en mouvement assument également, dans différents quartiers de la ville, une fonction d'interprétariat, au sens large du terme, et dans les domaines les plus divers. Elles-mêmes d'origine étrangère, mais installées en France depuis plusieurs années et formées aux rouages de leur pays d'accueil, ces femmes-relais jouent un rôle d'agent double, dans la mesure où elles maîtrisent une double culture. Ainsi sont-elles à même d'expliciter à leurs compatriotes les exigences de la société française, et aux représentants de cette dernière, des valeurs et des comportements qui leur sont étrangers. « Il ne s'agit pas pour nous, explique Françoise Thuilliez, de nous substituer aux travailleurs sociaux, mais de prendre en compte l'environnement socio-culturel des différents protagonistes, pour lever ce qui peut faire obstacle à leur communication. »
L'établissement ou le rétablissement de la communication est, de fait, le maître mot de la médiation. Souvent définie comme un mode alternatif de règlement des conflits, celle-ci n'est pas, en effet, forcément liée à des situations conflictuelles- même si les « mal entendus » peuvent rapidement dégénérer. Tabler ainsi sur l'importance du dialogue suppose la reconnaissance de l'égale dignité de l'autre et de la possibilité d'aboutir, avec lui, à la découverte de valeurs communes que l'absence de discussion avait précisément enfouies, souligne Michèle Guillaume-Hofnung, juriste et spécialiste de la question (2). Le principe de la médiation familiale est à cet égard exemplaire : il s'agit de considérer (ou de considérer à nouveau) son ex-partenaire comme un interlocuteur valable, afin de construire avec lui les bases d'un accord durable et mutuellement acceptable, qui tienne compte des besoins de chacun des membres de la famille.
Le même type d'approche participative, misant sur une responsabilisation accrue des individus, est également à l'œuvre dans la médiation pénale. Décidée par le procureur de la République à la suite d'un dépôt de plainte, cette pratique a pour but d'aider les parties à trouver entre elles une solution à leur différend, avant d'éventuelles poursuites judiciaires ou un classement sans suite. A l'instar des divers services destinés à rapprocher administrations et usagers, c'est le développement d'une justice de proximité, s'exerçant notamment dans le cadre des maisons de justice et du droit dont le gouvernement entend poursuivre la création (3).
Un tel processus de résolution amiable des litiges paraît souvent préférable au réflexe contentieux, notamment parce qu'il est plus rapide et moins coûteux, plus efficace aussi dans le temps et moins dommageable pour l'avenir, lorsque les parties doivent continuer à se côtoyer. Mais pour résoudre un conflit- comme pour prévenir celui que l'on sent venir -, la première condition est de ne pas le nier. C'est pourquoi l'on s'efforce, en médiation, de mettre à jour les tenants et aboutissants du désaccord, y compris les ressentiments anciens qui sont le plus souvent les causes du problème actuel, précise Jean-Pierre Vouche, psychologue clinicien. Pivot essentiel de ce travail de maïeutique, le médiateur doit, pour le réaliser, disposer de conditions d'exercice spécifiques, qui distinguent son activité d'autres modes d'intervention sociale.
Globalement, explique Michèle Guillaume-Hofnung, la médiation se définit avant tout comme « un mode de construction et de gestion de la vie sociale, grâce à l'entremise d'un tiers, neutre, indépendant, sans autre pouvoir que l'autorité que lui reconnaissent les médiés qui l'auront choisi ou reconnu librement ». C'est bien mettre l'accent sur la logique ternaire de la médiation, qui la différencie de pratiques comme la négociation ou la conciliation, pouvant faire l'économie du tiers. Cette caractéristique permet également de distinguer la médiation de la justice, qui est bien ternaire dans sa structure - avec un juge extérieur au conflit et indépendant des parties -, mais binaire dans son résultat, puisqu'il faut toujours finir par trancher.
Ni juge, ni arbitre, le tiers doit être véritablement extérieur aux médiés, souligne Michèle Guillaume-Hofnung. C'est pourquoi, même si elles se montrent impartiales, leur appellation même, qui les constituent comme défenseurs des victimes, disqualifie en tant que tiers les associations d' « aide aux victimes et de médiation ». Les « médiateurs-maison » des compagnies d'assurances remplissent évidemment encore moins bien cette exigence de neutralité, qui interroge également la position d'intervenants, directement ou indirectement rattachés à un pouvoir. C'est notamment le cas, note Michèle Guillaume-Hofnung, des médiateurs d'associations qui sont de « faux nez de l'administration » ou peuvent être totalement liées au judiciaire par des conventions rédigées par le parquet, et dont le respect conditionne la prise en charge financière de la médiation. Bailleurs de fonds ou de locaux, fournisseurs exclusifs de dossiers : un certain nombre de partenaires peuvent, de fait, s'avérer encombrants et peser sur l'indépendance de ce tiers dont, en outre, ils ne comprennent pas toujours qu'il soit tenu à une stricte confidentialité. Ces difficultés, dont attestent plusieurs participants à la journée d'Amiens, ne doivent pas être prises à la légère. D'autres, découlant des conditions d'exercice de l'activité de médiation, peuvent aussi placer concrètement le médiateur en situation d'autorité induite, par exemple par son mode de saisine ou le lieu où il travaille.
Forme plus subtile de la neutralité, la capacité du médiateur à prendre de la distance par rapport à la situation dans laquelle il intervient requiert aussi des qualités particulières. Comme les connaissances indispensables à la mise en œuvre d'un processus de médiation, ces compétences s'acquièrent dans une formation spécifique suffisamment longue, plaident les tenants de la professionnalisation de la fonction. Celle-ci est d'autant plus nécessaire, insiste Michèle Guillaume-Hofnung - vice-présidente de l'Institut de formation à la médiation - que de gros bataillons des services de médiation pénale sont constitués d'assistantes sociales ou d'enquêteurs sociaux, qui doivent alors savoir changer de casquette.
En fait, regrette la juriste, le « zèle vibrionnaire » de la médiation conduit à propulser dans la nature des gens qui ne sont absolument pas formés, comme les jeunes médiateurs scolaires. « Il est vrai, concède-t-elle, qu'il y a le feu un peu partout c'est pourquoi les pouvoirs publics, désireux de faire des réformes à coût zéro, envoient le pompier de service, autrement dit : le médiateur. » Mais à banaliser la notion, on risque de dénaturer la fonction, car « le seul fait d'être intermédiaire entre l'enclume et le marteau ne rend pas médiateur ».
Caroline Helfter
(1) Organisée le 4 février dernier par le médiateur communal, l'Association pour la promotion de la médiation familiale et l'ordre des avocats du barreau d'Amiens. Rens. : Maison de la Médiation - Marie-Agnès Fournier - 12, rue Frédéric-Petit - 80000 Amiens - Tél. 03 22 91 29 11.
(2) Professeur de droit à l'université Paris-XI, Michèle Guillaume-Hofnung est notamment l'auteur d'un Que sais-je ? sur La Médiation -Ed. PUF - 42 F.
(3) Voir ASH n° 2105 du 5-02-99.