Racket, violences, drogue : « Je vois beaucoup de choses dans la rue où se déroule une grande partie de mon travail, témoigne une éducatrice. Mais si mon rôle est bien de rappeler aux adolescents qu'ils se mettent en dehors de la loi, puis-je être interrogée et obligée, par la police ou la justice, de dénoncer des jeunes dont j'avais réussi à gagner la confiance, ruinant ainsi le lent travail d'écoute réalisé pour les amener, petit à petit, à sortir de tout ça ? » Effectivement, entre le secret professionnel, la confidentialité et le respect de principes d'intervention comme l'anonymat, il n'est pas toujours évident et facile de bien se repérer, quand se pose la question de la communication, estime Bernard Heckel, délégué général du Comité national de liaison des associations de prévention spécialisée (CNLAPS). D'où l'intérêt de la rencontre organisée dernièrement pour tenter d'apporter des éclairages pertinents sur ces différentes notions et aider les éducateurs à situer plus précisément leur marge de manœuvre (1).
Répondant à une enquête préparatoire à cette journée d'étude, les équipes et associations contactées sont nombreuses à considérer qu'il leur appartient de juger de la limite entre les faits qu'elles peuvent conserver secrets, et ceux qu'elles ne peuvent pas ne pas porter à la connaissance de tiers. De façon quasi unanime, les personnes interrogées estiment que le secret professionnel est « structurellement inhérent à la méthodologie de prévention spécialisée », l'anonymat, précise même une équipe, « impliquant la confrontation à des confidences qui renvoient au secret professionnel ».
Si le secret professionnel est effectivement un élément essentiel du travail social, il reste à savoir si - et dans quelle mesure - les éducateurs spécialisés y sont assujettis. Ce qui nécessite, déjà, de ne pas confondre la notion de secret avec celle, qui lui est antagoniste, d'anonymat. « Le secret est un savoir caché à autrui, alors que là où il y a anonymat - c'est-à-dire non-savoir -, le secret n'est absolument pas possible », précise Roland-Ramzi Geadah, psychologue et historien spécialisé dans la recherche juridique. On peut toujours discuter avec un jeune, mais tant qu'on ne connaît pas le minimum d'informations permettant de l'identifier (nom, prénom et adresse), il n'y a pas de secret, insiste le chercheur. A moins que l'éducateur ne veuille, justement, habiller en anonymat ce qui ne l'est pas, faisant éventuellement par là preuve de mauvaise foi.
Il faut également distinguer, souligne Roland-Ramzi Geadah, les éléments tirés de la vie privée d'un individu, qu'il convient, en tant que tels, de respecter (art. 9 du code civil et art. 8 de la Convention européenne des droits de l'Homme), de ce qui entre spécifiquement et d'une façon très méticuleuse dans l'idée de secret. Ainsi par exemple, il n'y a jamais secret dans ce qui vous parvient à l'oreille par des collègues. Une réunion de synthèse n'est pas non plus de l'ordre du secret, mais de la discrétion, ce qui est très différent : le secret existe dans l'intérêt du client ou du patient, la discrétion professionnelle, dans l'intérêt du service. Il est également abusif, en termes de langage comme de droit, d'affirmer : je suis travailleur social, « donc » tenu au secret, explique Roland-Ramzi Geadah. En effet, pour qu'il y ait secret, trois conditions doivent obligatoirement être réunies :il est nécessaire que son interlocuteur sache qu'il a affaire à quelqu'un tenu au secret il est également indispensable que l'intéressé se soit adressé au professionnel en raison, à cause ou à l'occasion de sa profession et, bien entendu, il faut être membre d'une profession ou remplir une fonction ou une mission auxquelles la loi a conféré le caractère de confidence nécessaire et directe. C'est bien là où le bât blesse, car à suivre les démonstrations de Michel Warmé, avocat au barreau de Paris - lui-même ancien éducateur et responsable d'un club de prévention spécialisée -, il apparaît que les éducateurs ne sont pas tenus au secret professionnel - ou du moins, pas de manière précise et automa tique : « Tout dépend, déclare l'avocat, de la situation objective à laquelle on est confronté, de l'âge du ou des jeunes concernés, de la qualité de son employeur (public ou privé), du caractère contraventionnel, correctionnel ou criminel des faits incriminés. »
Le devoir de se taire est prévu, dans certaines situations, pour un nombre restreint de citoyens, précisément déterminés par le législateur ou par la jurispru- dence. Or, même ancien - et antérieur à l'entrée en vigueur du nouveau code pénal (mars 1994) -, le seul arrêt de la Cour de cassation (en date du 4 novembre 1971) qui concerne explicitement les éducateurs en prévention spécialisée, les exclut, tout aussi explicitement, du champ des professionnels considérés comme dépositaires d'informations à caractère secret - et comme tels, tenus à les garder par devers eux, « sauf quand la loi en dispose autrement ». Or la Cour de cassation reconnaît bien que les éducateurs spécialisés sont « incontestablement tenus à une grande discrétion », mais c'est, dans le même temps, pour leur dénier la qualité de « confidents nécessaires » qui pourraient opposer le secret à la justice. En d'autres termes, si les praticiens de la prévention spécialisée « peuvent estimer, en conscience et pour des raisons d'efficacité professionnelle, ne pas devoir prendre l'initiative de révéler certains faits parvenus à leur connaissance », ils n'en sont pas moins, comme tout citoyen, soumis à la loi et obligés de répondre aux questions que leur pose le juge - étant entendu que cette obligation « l'emporte sur le souci de ne pas perdre la confiance des jeunes dont ils ont la charge ». Bien sûr, en 30 ans, le contexte a forcément changé cependant la jurisprudence de 1971, la dernière en date, est la seule qui puisse être invoquée.
Introduite dans le nouveau code pénal (art. 226-13) - et traduite dans l'article 80 du code de la famille et de l'aide sociale -, la notion inédite de « mission temporaire » pourrait, en revanche, sembler appropriée au cas des éducateurs en prévention spécialisée, souligne Michel Warmé : c'est en effet non seulement à l'état, la profession ou la fonction, mais aussi à l'action momentanée auprès d'un tiers, que la loi a prévu d'attacher le secret. Désormais, « toute personne participant aux missions du service de l'aide sociale à l'enfance est tenue au secret professionnel ». Or la prévention spécialisée est bien financée par l'aide sociale à l'enfance, mais elle ne participe pas de ses missions et ne constitue pas une obligation pour les conseils généraux. Doit-on néanmoins considérer que les éducateurs sont concernés par le devoir de secret ? Le problème est posé, mais aucune jurisprudence n'a encore tranché en ce sens. En outre, il n'est pas inutile de rappeler que, même les travailleurs sociaux expressément soumis au secret doivent obligatoirement transmettre sans délai au président du conseil général toutes les infor- mations nécessaires pour déterminer les mesures dont les mineurs et leurs familles peuvent bénéficier, en particulier s'agissant des mauvais traitements à enfants (2).
En tout état de cause et contrairement à ce que d'aucuns affirment, Michel Warmé est très clair : les éducateurs en prévention spécialisée ne sont pas assujettis au secret -et ils ne peuvent pas non plus invoquer cette notion, en se référant à la convention collective qui régit leur profession (3), car, dans l'ordre juridique, le droit pénal est supérieur au droit social. Cela ne signifie évidemment pas qu'ils puissent révéler, dans n'importe quelle condition, tout et n'importe quoi. « Mais il me paraît dangereux, les prévient l'avocat, de croire qu'il vous est possible de vous retrancher derrière le secret, par exemple si vous êtes convoqués par le juge d'instruction, ne serait-ce que pour être entendus comme témoins. » A chaque fois, quel que soit le cadre de la procédure pénale (commission rogatoire, enquête préliminaire, type de juridiction de jugement), des problèmes spécifiques se posent qui nécessitent des approches différentes. « Il est donc indispensable d'y avoir réfléchi avant, affirme Michel Warmé, en équipe et par rapport à son association employeur. Il faut en effet savoir que si les éducateurs salariés peuvent être poursuivis sur le plan pénal, c'est également le cas des administrateurs et même, désormais aussi, de l'association en tant que telle. »
Nul n'est censé ignorer la loi - ce qui signifie : la loi pénale. Dont acte. Autrement dit, quand, en fonction d'une situation donnée et au terme d'une réflexion et d'une décision collectives, on envisage quand même de se prévaloir du secret professionnel, il convient non seulement de ne jamais le faire de façon abrupte, mais aussi d'avoir clairement conscience du fait que, juridiquement parlant, cela revient à accepter de prendre un risque, souligne Michel Warmé. Cependant, obligation de secret ou pas, le problème, d'évidence, n'est pas exclusivement d'ordre juridique, il est également éthique, ajoute Roland-Ramzi Geadah : c'est un problème de conscience. Dans quelle situation et en fonction de quel texte, suis-je absolument tenu de répondre ?Puis-je éventuellement le faire - quitte à négocier cette divulgation avec le jeune ? Ou dois-je me taire ? Ces questions se posent, aujourd'hui, de manière d'autant plus cruciale aux équipes de prévention spécialisée, qu'elles sont amenées à participer à des instances partenariales (comme les contrats locaux de sécurité), où les différents acteurs peuvent travailler en fonction de logiques divergentes.
Caroline Helfter
Confrontés à une banalisation des actes de violence, les éducateurs doivent trouver les moyens les plus adéquats d'y répondre. Comment ? Des équipes d'Ile-de-France ont travaillé cette question (4) et abordé, notamment, le problème de l'éventuel dépôt de plainte- nominative ou non, avec ou sans constitution de partie civile - contre l'auteur ou les auteurs d'une agression (violences physiques contre les personnes et les biens du service de prévention spécialisée). Celui-ci est apparu comme une réponse au (x) jeune (s) à la recherche de limites à travers l'acte posé, étant entendu que le dépôt de plainte n'est pas la seule manière de rappeler la loi, et ne doit intervenir que lorsqu'on a épuisé toutes les autres. La plainte semble alors être le moyen de « faire un break », de prendre de la distance par rapport à la situation vécue. Est-ce un aveu d'échec ? Les avis sont partagés. Pour les uns, la plainte nominative pose effectivement un problème de conscience aux acteurs de la prévention spécialisée : est-elle compatible avec l'anonymat ? La libre adhésion ? Ne risque-t-elle pas de « griller » l'éducateur, voire l'équipe, aux yeux des jeunes ? Et n'est-ce pas, aussi, utiliser les mêmes procédés que les autres institutions, jugées trop rigides dans l'application de la norme par rapport aux « loubards de banlieue » ? Pour d'autres, au contraire, rappeler ainsi la loi ne peut pas être en soi un échec, parce que ni l'éducateur ni le « client » n'échappent au droit commun. S'interdire de le faire reviendrait, en quelque sorte, à cautionner les « espaces de non-droit » souvent dénoncés. En tout état de cause, lorsque plainte il y a, un consensus s'est dégagé sur la méthode à suivre : tout dépôt de plainte doit faire l'objet d'un débat institutionnel et d'une décision commune, la cohésion entre éducateurs et entre équipe et association apparaissant essentielle, à la fois pour donner du sens à ce qui constitue un acte « professionnel » et non pas individuel, et pour éviter d'éventuelles dérives ou récupérations.
(1) « Déontologie professionnelle dans l'exercice d'une mission de prévention spécialisée : qu'en est-il aujourd'hui ? », journée d'étude du 29 janvier 1999 à Paris - CNLAPS : 562, avenue du Grand-Ariétaz - 73000 Chambéry - Tél. 04 79 96 27 30.
(2) Voir ASH n° 1876 du 21-04-94 à 14.
(3) Dans son article 31, alinéa 4 (avenant du 25-09-85), la convention nationale de l'enfance inadaptée (de 1966) traite du secret professionnel.
(4) Lire Violences au quotidien : analyses et réponses de la prévention spécialisée - Disponible au CNLAPS - 50 F.