Il fut un temps, pas si lointain - mais tout à fait révolu assurent certains - où la simple évocation du mot « évaluation » suffisait à faire dresser les cheveux sur la tête de tout travailleur social « politiquement correct ». L'idée la plus répandue était alors que le travail social n'est pas évaluable, car on ne peut quantifier ou mesurer le social, ni d'ailleurs enfermer le contenu, essentiellement relationnel, du métier dans la notion d'efficacité. Une position compréhensible et qui a largement nourri l'indifférence des professionnels, voire leurs réticences, à la production de jugements sur leurs pratiques et leurs résultats. L'histoire de l'évaluation du travail social commençait donc mal.
Il faut dire, rappelle l'économiste Henri Nogues, que contrairement aux Anglo-Saxons et notamment à nos cousins québécois qui s'y étaient intéressés depuis les années 60, « notre réflexion sur l'évaluation, en France, a commencé avec la crise. La notion est donc étroitement liée, dans les têtes, à celle de rationnement. » Et effectivement, les premières générations d'évaluations sont arrivées chez nous sous la forme de la rationalisation des choix budgétaires (RCB). Ce qui n'avait rien de séduisant.
De plus, l'exigence d'évaluation en matière d'action sociale a été clairement exprimée par le législateur à l'occasion des lois de décentralisation et du transfert de l'aide sociale aux départements, tendant ainsi à assimiler la démarche à celle d'un contrôle rapproché de la part du politique aux visées purement gestionnaires. Enfin, précipitation, maladresses et préoccupations électorales ont elles aussi, parfois, produit le pire : application directe de schémas venant du monde de l'entreprise privée, contrôles déguisés en évaluations, productions de rapports sans suite...
Aussi, est-il normal qu'encore aujourd'hui « l'absence de définition claire des objectifs de l'évaluation menée » et la confusion possible - et parfois entretenue - entre évaluation, contrôle, audit, démarche qualité ou bilan, alimentent les craintes de certains professionnels. Même s'ils sont prêts, en fait, à « rendre compte de leur action, démontrer leur légitimité, à interroger leurs objectifs et les pertinences de leurs moyens », estime la présidente de l'Association nationale des assistants de service social (ANAS), Christine Garcette. Car « c'est au cœur même de la notion de responsabilité ».
C'est donc sur ce sujet ambigu de l'évaluation, afin d'en clarifier le sens et les enjeux, que l'ANAS avait réuni son dernier congrès (1). D'autant que le message de Pierre Gauthier, directeur de l'action sociale, présent à ces journées, invite pour le moins à engager la réflexion sur ce thème. « La démarche sera sinon obligatoire, tout au moins très fortement conseillée. Et dans quelques années, un établissement qui n'aura pas mis en place son système d'évaluation sera, pour nous, un établissement suspect », affirme-t-il. Et tout l'enjeu, pour les travailleurs sociaux est bien de prendre part à une tendance qui semble s'imposer pour y introduire des logiques propres au champ social y compris en termes d'éthique et de déontologie, de coproduire des critères, des outils et des méthodes adaptés à leurs spécificités professionnelles et locales. Au risque sinon, de se les voir imposer de l'extérieur, comme c'est déjà parfois le cas.
De fait, pour certains, il y a bien là une occasion à saisir, « une opportunité de prise de distance avec les pratiques », mais aussi la possibilité de « plus de lisibilité de l'action menée, de plus de légitimité aussi pour ceux qui y contribuent », précise Christine Garcette. Et si potentiellement porteuse du pire, l'évaluation était également porteuse du meilleur ?
On peut ainsi frémir de l'exemple, cité par l'universitaire québécois Jean Beaudoin, de travailleurs sociaux impliqués dans une démarche d'évaluation de leur intervention et établissant, pour des adolescents en rupture scolaire, une courbe de présence scolaire. Est-ce là le seul étalon de leur travail ? N'y a-t-il pas un risque d'appauvrissement considérable du contenu du travail éducatif, voire d'une erreur fondamentale sur ses objectifs ? Si la démarche entreprise occulte ces questions et réduit le travail à la mesure d'un indicateur apparemment évident, on a le pire. En revanche, si elle soulève et pose vraiment la question des objectifs, du sens du travail entrepris et des moyens que l'on se donne pour en mesurer l'efficacité, l'évaluation devient un outil intéressant elle peut être « un événement démocratique perturbateur », selon les termes du sociologue Michel Chauvière. Elle libère en effet une parole et oblige, en présence d'un tiers (l'expert, l'évaluateur) à clarifier son discours. Anne Sontot, assistante sociale, engagée avec des collègues de la CRAM du Nord-Est dans une évaluation de l'allocation veuvage, insiste d'ailleurs sur l'importance de la présence d'un statisticien dans le groupe de travail : « On était obligé de rendre notre discours intelligible mais surtout on devait faire un effort de globalisation là où il y avait toujours l'une d'entre nous pour dire :'Je connais une situation où... " » S'étant saisie d'une technique à l'occasion d'une commande de l'institution, Anne Sontot estime être aujourd'hui en mesure de « susciter des évaluations sur des problèmes rencontrés au quotidien ».
Au risque réel d'instrumentalisation des professionnels, dont les évaluations viendraient légitimer telle ou telle orientation politique, les fervents défenseurs de la démarche opposent donc l'opportunité d'une réimplication des travailleurs sociaux dans des processus ou des dispositifs qui leur échappent. « Les économistes ou les administrateurs feront n'importe quoi si les techniciens du domaine ne prennent pas part au débat économique au sens large du terme et au débat sur la gestion, cette dimension étant souvent vécue comme une épée de Damoclès », martèle à cet égard Henri Nogues. Mais si l'évaluation peut servir à restaurer une fonction critique sur le terrain, elle ne doit pas devenir un outil de défense corporatiste au risque de perdre sa crédibilité, défendent certains.
Si la participation des professionnels apparaît donc garante de la qualité de la procédure, celle des usagers, plus difficile à mettre en œuvre, l'est tout autant, affirme la philosophe Monique Crinon qui refuse l'appellation « d'évaluatrice » pour préférer celle de « chargée d'évaluation » : « Ce n'est pas moi qui produit le changement », précise-t-elle. Et l'un des enjeux de la participation des usagers « est de leur permettre de produire à nouveau des valeurs, de prendre en compte non pas leur opinion mais leur participation à la construction du jugement » sur les mesures ou les programmes qui les concernent. « On se rend compte alors que des systèmes d'explication nouveaux apparaissent que les professionnels n'avaient pas repérés », souligne la philosophe. Cela veut dire qu'il faut compter avec les usagers et « leur reconnaître le fait d'avoir un vrai savoir sur ce qu'ils vivent ».
C'est d'ailleurs dans cet esprit que plusieurs établissements de la Fédération nationale des associations d'accueil et de réadaptation sociale (notamment des CHRS) ont très activement associé les personnes accueillies à l'évaluation des services proposés : groupes de parole, représentation des usagers dans les instances de l'établissement. Après avoir visionné un film retraçant ces expériences, des inspecteurs de la DDASS avouaient même en avoir plus appris « qu'en dix ans de rapports d'activité ». Dès lors l'évaluation devient une opportunité qui ouvre un espace de pratique sociale et de réflexion collective. A condition bien sûr que la parole recueillie pèse véritablement sur les changements envisagés et que l'on ne fasse pas, par exemple, rapidement passer aux usagers un questionnaire mal pensé dont on ne pourra rien faire. Pas question, en outre, ajoute-t-on à l'ANAS, de confondre cette participation avec un quelconque positionnement des professionnels comme « porte-parole » des exclus. Il s'agit plutôt de leur laisser un espace d'expression libre, le face-à-face traditionnel avec l'assistante sociale, rappelle Monique Crinon, « restant un lieu de rapport de force, de dépendance ».
« Très bien, répondent d'aucuns, mais sur quel temps met-on en place l'évaluation ? » Et quand on parle de réticences ou d'indifférence des professionnels, ne s'agit-il pas avant tout d'un manque de temps et de moyens ?Difficile, en effet, d'envisager des groupes de travail, des analyses de données, des rédactions de rapport... à moyens constants. Car si, à terme, on attend de l'évaluation une plus grande qualité ou encore une plus grande efficience du travail, « il faut accepter de se dire qu'elle est un ralentisseur de l'action », rappelle la philosophe.
Enfin, la démarche ne s'improvise pas. Si la présence d'un tiers, d'un spécialiste peut aider, elle n'élude pas la question d'une formation aux techniques de l'évaluation : maîtrise de la méthodologie mais aussi d'une culture sociologique sur les organisations et l'action sociale. Le problème de l'écriture du rapport n'étant pas le moindre. Il est clair dans ces conditions que la question des moyens que le travail social se donnera pour produire des connaissances sur ses pratiques, faire remonter l'information et faire voir ce qu'il sait faire, reste entière.
Valérie Larmignat
L'évaluation, telle que la direction de l'action sociale la conçoit, ne doit être ni « un outil de contrôle budgétaire », ni un outil « d'allocation des ressources ou de gestion du personnel, ni d'ailleurs, tel qu'on commence à l'utiliser dans le domaine sanitaire, un outil d'accréditation », a affirmé Pierre Gauthier, lors du colloque de l'ANAS. De quoi s'agit-il alors ?Pour le Conseil scientifique de l'évaluation (2), elle est « l'activité de rassemblement, d'analyse et d'interprétation de l'information concernant la mise en œuvre et l'impact de mesures visant à agir sur une situation sociale ainsi que la préparation de nouvelles mesures ». Plus simplement, le consensus se fait autour d'une définition de l'évaluation comme « une démarche visant à produire un jugement de valeur sur une situation ou une pratique en vue d'une régulation de celle-ci ». Autrement dit, une étude qui se contente d'observer etde décrire une situation, et qui n'a pas de conséquence sur les pratiques, n'est pas une évaluation, pas plus qu'un sondage rassemblant les opinions de chacun ou qu'un contrôle budgétaire. Toujours subjective, une évaluation ne dit jamais « la vérité », précisent Anne Jorro, chercheur en sciences de l'éducation, et Monique Crinon, philosophe et consultante. A ce titre, « elle est bien une pratique sociale et non une science exacte », souligne cette dernière. Et si elle implique rigueur et méthodologie, elle n'est pas nécessairement synonyme de quantification, de grilles de mesures et de procédures standardisées. Elle se distingue clairement de l'audit, qui porte sur le fonctionnement d'un service ou d'une structure, mais aussi de l'aide à la décision dont elle est proche, mais qui est davantage tournée vers la prospective.
(1) « L'évaluation du travail social et de l'action sociale », congrès tenu à Brest du 27 au 29 janvier 1999 - ANAS : 15, rue de Bruxelles - 75009 Paris - Tél. 01 45 26 33 79.
(2) Devenu, depuis le 26 janvier 1999, le Conseil national de l'évaluation, cet organisme est géré par le Commissariat général du Plan.