Confiée en novembre 1997 aux inspections générales des finances et des affaires sociales par Martine Aubry, ministre de l'Emploi et de la Solidarité, Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'Economie et des Finances, et Christian Sautter, secrétaire d'Etat au budget, la mission avait pour objectif d'analyser les conditions d'attribution de l'allocation aux adultes handicapés (AAH) et de mieux connaître le profil de ses titulaires. Elle était également chargée de vérifier la cohérence de la gestion du dispositif entre les commissions techniques d'orientation et de reclassement professionnel (Cotorep) compétentes pour attribuer la prestation et les caisses d'allocations familiales chargées de son versement. Bouclé en juin dernier et réclamé depuis de nombreux mois par les associations du secteur, le rapport vient enfin d'être rendu public (1). Le gouvernement n'a pas attendu néanmoins pour reprendre à son compte, dans le cadre de la loi de finances pour 1999, l'une de ses propositions :la limitation à l'âge de 60 ans de l'attribution de l'AAH. Une mesure d'ailleurs fortement contestée par les associations, notamment par l'Unapei et la FNATH (2). Quant aux autres dispositions, elles devraient, selon le gouvernement, être débattues avec les associations afin d'apporter dans les prochains mois « diverses améliorations de la politique d'attribution et de gestion » de l'allocation.
Une certitude selon les rapporteurs : de par son montant (3 540,41 F mensuels) et les conditions de ressources mises à son attribution, l'AAH, qui représente 75 % du SMIC net (en incluant le complément), est « le plus avantageux des minima sociaux ». Néanmoins si la prestation peut paraître « attractive », les inspecteurs n'ont pas pu mettre en évidence « un phénomène de substitution entre AAH et RMI ». Il n'en demeure pas moins à leurs yeux que « l'existence d'un dispositif social minimal pour tous contribue logiquement à faire entrer dans le régime de l'AAH des personnes qui, par le passé, n'y seraient pas entrées », « l'écart considérable » entre les niveaux de cette prestation et du RMI ne faisant qu'accroître ce phénomène.
De l'avis des rapporteurs, cette allocation à « vocation hybride » - à la fois minimum social et prestation de compensation, selon le profil des titulaires - connaît une évolution générale « préoccupante » en raison de l'augmentation du nombre des allocataires (de + 2,5 à 3 % par an, depuis dix ans) soit 609 000 en 1996. La réforme du guide-barème d'évaluation des déficiences et des incapacités de 1993 n'ayant « pas eu d'effet tangible » sur ce phénomène. Quoi qu'il en soit, même si la pression de la demande incite les Cotorep à ouvrir plus largement les portes de l'AAH, les disparités régionales restent importantes, est-il relevé. Et l'AAH n'a probablement pas « fait le plein » des bénéficiaires potentiels dans certains départements, notamment ceux dont la population est importante. Cependant, cet accroissement du nombre de nouveaux allocataires ne vient pas d'un comportement plus « permissif » des Cotorep, précise la mission, mais tient plutôt à l'émergence de nouveaux facteurs. Outre le développement de certaines affections, comme le sida qui ouvre un droit automatique à l'AAH, le chômage, et en particulier le chômage de longue durée, participe au glissement vers cette prestation de personnes qui, faute d'avoir suffisamment cotisé, ne peuvent relever du régime d'invalidité. On ne saurait oublier non plus l'augmentation des pathologies psychiques chez les publics qui enchaînent perte d'emploi, échecs répétés à l'embauche et maintien dans des dispositifs d'assistance.
Mais au-delà de la forte poussée de la demande, c'est aussi la croissance des coûts que pointent les inspecteurs : si la dépense totale liée à l'AAH a progressé de 1 milliard de francs de 1995 à 1996, cette hausse est due pour les deux tiers à la revalorisation du montant de la prestation, expliquent-ils. Les majorations opérées de 1993 à 1997 ayant permis néanmoins de ramener le pouvoir d'achat de l'allocation à son niveau de 1983.
Sur le profil des allocataires, le rapport vient lever certaines idées reçues : alors que l'on pensait que les demandes émanaient principalement de femmes de plus de 40 ans, bon nombre d'entre elles concernent aujourd'hui des jeunes ayant un taux d'incapacité entre 50 % et 80 %. En outre, « l'entrée dans l'AAH n'est pas aussi définitive qu'on pourrait le croire », la mission notant un raccourcissement des durées d'octroi de la prestation. De même, son renouvellement n'est pas systématique, puisque de 9 % à 11 % des demandes de ce type sont rejetées.
Concernant le fonctionnement des Cotorep, et particulièrement de la deuxième section chargée d'examiner les dossiers de demande d'attribution de l'AAH, le constat est beaucoup plus critique. Près de quatre ans après le rapport Carcenac et la note d'orientation qui en est résultée (3), « force est de constater que les objectifs ont été imparfaitement et inégalement atteints ». L'impression qui domine est celle « d'un système peu piloté ». En matière d'attribution de l'AAH, la deuxième section de la Cotorep a surtout un rôle de chambre d'enregistrement, l'avis du médecin étant prééminent, déplorent les inspecteurs. Ceux-ci stigmatisent également la gestion « empirique et souvent artisanale » de la commission, le partage des responsabilités entre la direction départementale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle et la DDASS ne facilitant guère un pilotage cohérent. A cela s'ajoute l'hétérogénéité des mécanismes de décision avec des pratiques médicales extrêmement variées, même si l'application du barème apparaît dans l'ensemble satisfaisante, note le rapport. Lequel constate que le motif principal de la demande d'AAH concerne, dans 42 % des cas, des déficiences intellectuelles ou des troubles du psychisme ou du comportement. Autres critiques : l'absence de coordination entre les Cotorep et les organismes de sécurité sociale et surtout le manque de jurisprudence claire. Le contentieux de l'AAH représente en effet la quasi-totalité des appels formulés contre les refus des commissions d'orientation. Et si le volume des recours s'est accru ces dernières années, le taux de réforme des décisions de rejet s'établit toujours à 15 %. Un chiffre « significatif » qui témoigne que le nombre de rétablissements d'AAH décidé par les tribunaux du contentieux de l'incapacité ne fléchit pas. Les rapporteurs regrettent, par ailleurs, que ce contentieux soit « sans aucuns frais ni risque financier » pour le demandeur et n'émane que des usagers et jamais de l'administration.
D'autres dysfonctionnements concernent la réglementation en matière d'attribution de l'allocation. En particulier, la condition exigée pour la personne, dont le taux d'incapacité est compris entre 50 % et 79 %, d'être, « compte tenu de son handicap, dans l'impossibilité (reconnue par la Cotorep) de se procurer un emploi ». Cette notion simple en apparence est pourtant mouvante et difficilement saisissable. S'agit-il d'un emploi tenant compte des éventuelles qualifications de l'intéressé ou de son passé professionnel ou d'un emploi théorique (c'est-à-dire de la capacité à travailler) ? Faute de textes clairs en la matière, le jugement des Cotorep est variable et soumis à interprétation, déplorent les inspecteurs. Et ceux-ci invitent les pouvoirs publics à « opérer un choix clair entre ces approches et les traduire dans une nouvelle circulaire » pour assurer une unité de doctrine.
Face à la nécessité de procéder à « d'importantes améliorations », les rapporteurs proposent une réforme en profondeur du dispositif existant. Néanmoins, dans l'immédiat, ils invitent les pouvoirs publics à décider de certains aménagements ponctuels, tendant à remédier aux dysfonctionnements constatés.
Au titre des propositions à mettre en œuvre d'urgence, le rapport évoque la nécessité de pallier le déficit de connaissance des profils de titulaires de l'AAH. Il suggère ainsi de mener une enquête statistique sur l'ensemble des Cotorep afin d'élaborer « un véritable tableau de bord » de cette prestation. Autres priorités : la rationalisation du travail des secrétariats et des commissions et le renforcement de la qualité médicale et professionnelle de l'appréciation du handicap. Sur ce point, l'étude prône l'existence d'un médecin coordinateur unique plutôt que le recours à des vacataires. Elle demande aussi la révision du guide-barème, en particulier du chapitre sur les déficiences de l'audition, actuellement évaluées sans appareillage, et la levée des ambiguïtés concernant l'appréciation du handicap des personnes séropositives. C'est également dans le cadre de ce rapport qu'est proposée la disposition controversée sur la limitation à l'âge de 60 ans du droit à l'AAH pour éviter le « cumul complexe et coûteux » de cette prestation avec un avantage vieillesse ou invalidité. Souhaitant de plus une meilleure diffusion des décisions juridictionnelles par ailleurs insuffisamment motivées, les inspecteurs appellent de leurs vœux la poursuite de la réforme du contentieux de l'incapacité engagée en 1994. En outre, ils recommandent un renforcement des contrôles des CAF et des caisses de mutualité sociale agricole et une harmonisation des conditions d'attribution des aides au logement pour les titulaires d'une AAH ou d'une pension d'invalidité. Enfin, il apparaît pertinent, selon eux, de faire entrer « très progressivement » l'AAH dans les bases de ressources des prestations sociales ou, mieux, de la rendre imposable sous réserve d'adaptations de la législation.
Quoi qu'il en soit, c'est une réforme « plus fondamentale » du dispositif que défend la mission pour remédier à la difficulté d'une gestion éclatée entre de multiples partenaires. Et elle invite le gouvernement à mettre en place à cette fin un groupe de travail. Cette réforme supposerait, selon les inspections, le transfert de l'instruction médicale des Cotorep vers le contrôle médical de la sécurité sociale, assortie d'une étroite articulation avec la réinsertion professionnelle quand c'est possible. Ce qui aurait l'avantage de faire bénéficier le dispositif du « niveau de compétence éprouvé » en matière de handicap des médecins-conseils des CPAM et d'harmoniser les modes d'appréciation du handicap entre l'assurance invalidité et l'AAH. Sur ce point, les inspecteurs suggèrent la mise en place d'un groupe de travail chargé de réfléchir à une harmonisation des critères et à la mise en œuvre d'un barème commun pour l'évaluation du handicap dans les deux régimes. Mais de façon plus radicale, ils réclament un transfert de la décision, de la gestion administrative et du paiement de l'AAH vers les caisses de sécurité sociale. Cette « unité de gestion ne pourrait qu'accélérer l'efficacité de l'instruction et la rapidité du paiement », défendent les rapporteurs tout en reconnaissant que ce transfert poserait néanmoins la question de la participation des usagers.
Dénonçant par ailleurs « une certaine injustice et une réelle complexité », le rapport plaide pour une unification du Fonds spécial d'invalidité et de l'AAH sur les règles de cette dernière. La conviction des inspecteurs est claire : il faut « un projet ambitieux de régime universel de prestations d'incapacité uniformisant des régimes très disparates et lacunaires d'assurance invalidité et l'AAH en un régime unique ». Celui-ci couvrirait les chômeurs et pourrait être financé par la CSG. Enfin, soulignent-ils, « sous réserve d'études, l'assurance-invalidité pourrait, à compter de 60 ans, se transformer en une assurance grande dépendance ».
Sophie Courault et Isabelle Sarazin
« Pour bénéficier de l'AAH, il faut disposer de ressources inférieures à un plafond, fixé à 42 193 F par an pour une personne seule et 84 386 F pour un couple, plus 21 096,50 F par enfant à charge. » « La rigueur de ce plafond est largement atténuée, d'une part par la non-prise en compte, pour son application, des prestations familiales, allocation logement, allocation compensatrice pour tierce personne, et rentes viagères constituées dans le cadre de contrats “épargne handicap” dans la limite de 12 000 F, d'autre part par la pratique des abattements fiscaux sur les revenus professionnels salariaux (les 10 et 20 %) et abattements spécifiques pour personnes invalides (10 040 F). » « Enfin, dans le cas de handicapés travaillant en centre d'aide par le travail, l'AAH est cumulable avec la garantie de ressources offerte par l'Etat. Le plafond de ressources (AAH comprise) est alors porté à 1,1 fois le SMIC. » « Ce mode de calcul avantageux en comparaison des autres minima sociaux explique le nombre significatif de personnes de plus de 60 ans percevant l'AAH plutôt que le minimum vieillesse (42 485 F annuels), prestation dont les critères d'attribution sont plus stricts. »
(1) Rapport d'enquête IGAS/IGF sur l'allocation aux adultes handicapés - Juin 1998.
(2) Voir ce numéro.
(3) Voir ASH n° 1890 du 1-09-94.