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Jeunes et violences : « Il faut relativiser »

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Attention à ne pas faire des jeunes nos ennemis intérieurs, prévient la sociologue Maryse Esterle-Hedibel (1). Et elle appelle les travailleurs sociaux à rester vigilants sur la montée des thèses sécuritaires.

Actualités sociales hebdomadaires  : La jeunesse est-elle devenue la nouvelle classe dangereuse ? Maryse Esterle-Hedibel : Dans les représentations collectives, les jeunes sont effectivement perçus comme une sorte d'ennemi intérieur. Néanmoins, ça ne touche pas toute la jeunesse. Il n'y a qu'à voir la façon dont on a présenté le récent mouvement lycéen : d'un côté les bons élèves qui veulent s'intégrer, de l'autre les « casseurs » semeurs de troubles. En fait, c'est la vieille représentation de l'ange et du démon. Or, sans doute la réalité se trouve-t-elle entre les deux. Ainsi, on se rend compte que certains jeunes arrêtés lors des manifestations étaient venus pour défiler et que, l'occasion se présentant, ils se sont laissés tenter par des marchandises à terre. Mais plus que les vols, il semble que ce sont surtout les incivilités qui génèrent un climat d'insécurité. - Je crois que chaque époque organise un discours autour de ses peurs. Aujourd'hui, nous avons les incivilités et les violences. Mais encore faudrait-il savoir ce que recouvrent ces termes. Lorsque l'on parle de violence, cela peut aller d'une simple bagarre entre collégiens jusqu'à des actes de terrorisme. C'est donc quelque chose de très relatif. Dans le domaine des incivilités, on est confronté aux us et coutumes des différents groupes sociaux, et si certains comportements sont condamnables, d'autres méritent discussion. Par exemple, lorsqu'un groupe de jeunes chahute dans un bus, certains passagers ont le sentiment d'être agressés alors que d'autres s'en amusent. Des attitudes vécues comme insupportables peuvent tout autant relever d'un code culturel différent que d'un véritable désir de provocation ou d'une méconnaissance des signes élémentaires de politesse. Faut-il imposer, pour autant, un code des bonnes manières à l'ensemble de la société ? Et l'exigence de la sécurité impliquerait-elle, pour certains, que l'on fasse disparaître les jeunes de l'espace public en bannissant toute expression de conflit ? On a quand même l'impression d'une certaine dégradation des mœurs. - C'est l'un des grands thèmes de cette fin de siècle mais, là aussi, il faut relativiser car il y a une tendance générale à la nostalgie du passé. Ainsi, j'ai quelquefois entendu des éducateurs se plaindre des délinquants d'aujourd'hui et regretter ceux d'hier ! Bien entendu, cela n'empêche pas l'augmentation des faits de délinquance d'être bien réelle. Mais, là encore, il serait intéressant d'analyser le phénomène et de ne pas tout mettre dans le même sac. Autrement, on risque de développer une vision apocalyptique qui ne peut que déboucher sur de l'impuissance. Pourtant, il y a davantage d'incivilités, notamment dans les transports en commun ? - Sur ce sujet, un haut responsable de la SNCF en Ile-de-France reconnaissait récemment que la mécanisation à outrance du réseau avait été une erreur car elle laissait l'espace public vide. Dans les lieux où il n'y a plus de présence humaine, certaines personnes, dont des jeunes, peuvent être beaucoup plus portées à l'agressivité que là où elles sont entourées. Par ailleurs, on dit souvent que les jeunes en difficulté n'ont pas de repères, qu'ils n'acceptent aucune règle. Je crois surtout que beaucoup d'entre eux ont expérimenté très tôt le fait que le contact avec les adultes peut être dangereux parce que synonyme de jugement et d'échec. Aussi essaient-ils de s'en protéger, soit en l'évitant et en n'en faisant qu'à leur tête, soit en exprimant une agressivité qui répond à celle supposée de l'adulte. La violence agie est souvent, au départ, une violence subie. Comment faire intégrer à des jeunes une loi qui est contredite par leur expérience vécue ? Enfin, je crois qu'avec toutes les campagnes martelées, depuis plusieurs années, sur le thème de l'insécurité et de la violence juvénile, beaucoup d'adultes ont peur, y compris face à des jeunes qui n'ont aucune intention belliqueuse. Le problème serait donc plutôt du côté des adultes ? - Je pense qu'il faut plutôt s'interroger sur les interactions jeunes-adultes. D'abord parce que notre société privilégie des valeurs juvéniles, comme le progrès et le changement. Ensuite, les jeunes sont beaucoup plus informés, débrouillards et matures, sur certains points, que ceux de la génération précédente. Dans l'ensemble, ils sont également davantage protégés des violences des adultes. Ils savent qu'ils ont des droits, même s'ils ne les connaissent pas précisément. Or, je pense que les méthodes d'éducation ont pris un certain retard par rapport à cette évolution. En fait, nous sommes toujours dans le désir de coercition et dans la volonté d'imposer des normes identiques à tout le monde. Ce qui est contradictoire avec le souci de donner aux jeunes un esprit critique et la conscience de leurs droits. Selon certains, la faute incomberait, en priorité, aux parents démissionnaires. - C'est une explication facile. Tout le monde est d'accord pour critiquer les parents... à condition, évidemment, de ne pas être concerné soi-même. En outre, je trouve que certains mots sont très durs. Par exemple, lorsque l'on parle de démission parentale, cela sous-entend que certains parents se retirent complètement du jeu familial. Or, c'est très rare et ces personnes ont des comptes à rendre devant les juges. Par contre, il est vrai qu'il existe, dans toutes les catégories sociales, des adultes qui ne savent pas négocier leur relation d'autorité avec leurs enfants. Ils ne savent plus trop à quel modèle éducatif se référer et cela ouvre des brèches dans lesquelles des déviances peuvent s'engouffrer. Et beaucoup de parents sont aux antipodes de réaliser ce que vivent leurs enfants. D'autant qu'ils sont concurrencés par d'autres agents d'éducation, non seulement l'école, mais aussi les médias et les groupes de pairs. A cela se rajoutent les situations de précarité, voire de grande pauvreté, et de mauvaises conditions de logement dont souffrent certaines familles pour lesquelles la question de l'éducation des enfants relève de l'équilibrisme. On est là dans un problème social grave qui ne se réglera pas par une répression accrue contre les familles, bien au contraire. Certains quartiers, qualifiés parfois de zones de « non droit », sont pourtant dans une situation extrêmement difficile. - A chaque fois que j'entends ce genre d'expression, je me demande ce qu'elle recouvre. Quelle est la source de ces difficultés, tout à fait réelles au demeurant, et de quel droit s'agit-il ? Car il est clair que ce ne sont pas des droits des habitants dont il est question - droit au travail, au logement ou à la santé - mais du droit de la République qui ne pourrait plus s'exercer. Et s'il existe des quartiers où les habitants les plus pauvres et les plus marginaux ont pris le pouvoir, qu'on nous les montre. On a trop vite fait de colporter des généralités ou de se faire l'écho de certains discours simplistes sur les violences urbaines. A ce compte-là, on ne fait que stigmatiser les populations concernées. Par ailleurs, je ne peux que constater que certaines catégories de la population sont, elles, tout à ait autorisées à être violentes. Je pense, par exemple, aux agriculteurs et aux chasseurs. Cette violence-là n'est pas considérée comme scandaleuse alors qu'il existe une focalisation extraordinaire sur les quartiers pauvres et ce qui serait censé s'y passer. Ne craignez-vous pas que l'on vous reproche de minimiser des problèmes réellement dramatiques ? - Je pense simplement qu'il faut relativiser et que le discours de l'Apocalypse dans les banlieues sera daté historiquement, comme l'est aujourd'hui celui sur les Apaches du début du siècle. Quand on lit la presse de l'époque, on a l'impression que c'était l'épouvante totale avec des voyous qui venaient de la périphérie vers le centre de Paris pour égorger les « gens honnêtes ». C'est un peu la même chose aujourd'hui avec une espèce de dramaturgie médiatique, dont les moyens sont amplifiés, qui ne fait qu'envenimer les choses. On annonce partout que les voitures vont brûler, comme l'an dernier à Strasbourg, et, forcément, cela participe à les faire brûler. La charge de représentations est telle que l'on oscille constamment entre une condamnation sans appel et sans analyse, conduisant à une demande de répression accrue, et la « réhabilitation » des populations concernées qui tourne quelquefois à « l'angélisme ». Ce qui est aussi peu crédible. Et pendant ce temps, on ne parle pas du travail des associations, des travailleurs sociaux et de certains fonctionnaires qui s'efforcent d'éviter, justement, que ne se produisent ce type d'événement. Certains sont également tentés d'établir un parallèle entre nos quartiers et ce qui se passe aux Etats-Unis avec une croissance exponentielle du nombre des détenus. Or, je ne crois pas que la comparaison soit pertinente. En France, nous n'en sommes pas là, même s'il y a effectivement un mouvement d'opinion assez favorable à un emprisonnement accru des délinquants, y compris des mineurs. Or, il me paraît nécessaire de rappeler que si une société sécuritaire peut étouffer la délinquance, du moins en apparence, cela ne règle en rien le problème de fond. Néanmoins, les travailleurs sociaux ne doivent-ils pas intervenir davantage sur les questions de sécurité, ne serait-ce que pour éviter les dérapages ? - Tout dépend de ce que cela implique. En effet, ce n'est pas d'hier que les travailleurs sociaux ont des contacts avec la police, que ce soit dans le cadre du travail de rue, des CCPD ou des internats éducatifs. En outre, il ne s'agit pas de verser dans une vision caricaturale de la police. Mais à force de marteler que les gens sont de plus en plus « violents », sans analyse nuancée, et les travailleurs sociaux de plus en plus « désemparés et impuissants », là aussi sans autre explication, on accréditerait l'idée qu'il n'y a rien d'autre à faire que de mettre en place des mesures répressives. Le risque serait alors que les professionnels se sentent davantage concernés par les thèmes sécuritaires que par l'accompagnement social des jeunes et des familles, alors que leur rôle est toujours d'être au côté des populations les plus en difficulté. Pour moi, travailler avec la police, ça peut aussi être d'aller voir un commissaire pour lui dire qu'il y a un problème lorsqu'un jeune ressort d'un contrôle d'identité avec trois dents en moins. Il y a en effet des communes où la police a des pratiques violentes et ça pose un véritable problème aux éducateurs qui ne peuvent pas, dans ces conditions, travailler avec les jeunes sur le rapport à la loi. Cette remise en cause peut d'ailleurs être interactive. La police a également le droit de dire ce qu'elle pense aux travailleurs sociaux. Mais il ne s'agit pas de travailler avec elle, ou avec la justice, à la contention des jeunes. Il est fondamental que chacun garde sa place. Ce qui n'empêche pas les professionnels de faire un véritable travail de prévention de la délinquance, sans cautionner les délits commis par certains jeunes. Pourtant, dans certains cas, les professionnels subissent, eux aussi, l'agressivité, voire la violence des jeunes. - Certaines situations de conflits sont effectivement très difficiles à vivre. Et, parfois, il n'y a rien d'autre à faire qu'à plier bagage ! J'ai connu des situations de ce genre où les jeunes ne faisaient plus confiance aux éducateurs, et pas forcément parce que ceux-ci dérangeaient leurs activités délinquantes. Il est alors essentiel de se demander ce qui s'est passé. Les travailleurs sociaux n'ont peut-être pas toujours pris la mesure du fait que les usagers revendiquent davantage, parfois dans une logique de rapports de force. Le problème c'est que l'on ne peut pas construire une culture professionnelle sur le constat que les usagers sont de plus en plus « durs ». A un moment donné, il faut sortir de la plainte pour continuer à travailler. Il y a d'ailleurs beaucoup d'expériences positives en ce sens. Maintenant, il faut aussi rappeler que ces jeunes, ceux qu'on appelle les « casseurs », ont une histoire qui n'est pas neutre, en particulier ceux issus de l'immigration. Ils arrivent au bout d'une chaîne d'oppressions et d'injustices dont ils héritent bien malgré eux et sans avoir les moyens de s'approprier cette histoire ni d'élaborer un discours politique. Alors, de temps en temps, un événement plus grave devient la goutte d'eau qui fait déborder le vase et c'est l'explosion dans un quartier. Mais, à mon sens, ces jeunes sont d'abord des boucs émissaires car, pendant que l'attention est focalisée sur leur agressivité, on ne parle pas du reste, c'est-à-dire du chômage et des inégalités dont ils souffrent, eux aussi. Propos recueillis par Jérôme Vachon

Notes

(1)  Longtemps éducatrice en prévention spécialisée, elle est aujourd'hui conseillère technique à l'association le Moulin Vert (Paris) et chercheuse associée au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CNRS). Contact : Immeuble Edison - 43, bd Vauban - 78280 Guyancourt - Tél. 01 34 52 17 21.

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