Réunir, il y a une dizaine d'années encore, des professionnels de l'action socio-éducative, autour du thème de la sécurité publique, aurait relevé de la gageure ou encore de la provocation. Tel n'est plus le cas, semble-t-il, au vu de l'un des sujets de réflexion proposé cette année par la Biennale de l'action éducative, sociale et culturelle (1). Il faut dire que, depuis les années 80, le constat qu'en matière de lutte contre la délinquance, l'action répressive n'était plus suffisante, a fait avancer l'idée de prévention chez les pouvoirs publics et au sein même de la police. Sur ce terrain, de fait, s'ouvrait un champ possible d'actions partagées entre travail social, forces de l'ordre et justice dont ont témoigné, plus ou moins timidement, les conseils communaux de prévention de la délinquance, mais aussi nombre d'expériences plus isolées. Reste qu'aujourd'hui les problématiques de sécurité et d'ordre ne sont toujours pas les entrées favorites des travailleurs sociaux confrontés aux problèmes de délinquance et de violences urbaines. Car le fossé culturel fondamental et quasi constitutif entre travail social (éducatif et curatif) et police (répressif), demeure une réalité bien ancrée dans les représentations professionnelles. Et ce ne sont pas les récents événements dramatiques de Toulouse, où un jeune a été tué par un policier lors d'une interpellation, qui risqueront de le combler.
A l'heure où les contrats locaux de sécurité se diffusent un peu partout en France (123 étaient signés au 12 octobre et 420 étaient en négociation) (2) et où se développent, sur fond de violences dans les transports, médiateurs et grands frères, le débat reste largement ouvert sur le rôle des travailleurs sociaux en matière de sécurité (3). D'autant qu'un vent souffle, insistant, en faveur de solutions toujours plus fermes, de condamnations plus systématiques et de lieux plus fermés. Pas question néanmoins pour les professionnels de céder à la panique sécuritaire. Souvent confrontés à la violence dans les centres sociaux, dans les maisons de quartier, mais également de plus en plus sollicités pour des actions proches du pénal - réparation, médiation, réinsertion des délinquants - ils cherchent les moyens de jouer leur rôle, avec les autres, sur le terrain de la « tranquillité publique ». Sans pour autant y perdre leur âme. « Un véritable défi », estime la sociologue Nicole Chambron. Car, explique-t-elle, dans le glissement qui s'opère des lieux de la responsabilité du maintien de l'ordre, l'Etat se dessaisissant de ces fonctions régaliennes, on demande notamment à ces professionnels de ne plus gérer des cas individuels mais le conflit urbain pour assurer l'ordre public. Car il semble bien que la réponse publique apportée à l'insécurité soit en crise.
En effet, si depuis le milieu des années 80, la croissance soutenue que connaissait la criminalité (tous délits confondus) depuis les années 60 a cessé, et si les vols et cambriolages ont baissé depuis cinq ans, les vols avec violences ainsi que les coups et blessures volontaires continuent d'augmenter. Mais bien plus que les faits eux-mêmes, explique Bruno Aubusson de Carvalay, chercheur au CNRS, « c'est la baisse constante du taux d'élucidation des affaires et notamment des vols qui est à l'origine du sentiment d'insécurité ». Or, paradoxalement, l'action de la police est davantage centrée sur le maintien de l'ordre dans les lieux publics, que sur la réponse aux plaintes des victimes. Bref, la réponse au sentiment d'insécurité se traduit davantage par un déploiement visible d'effectifs policiers que par un effort sur le travail d'enquête. De même, déplore ce spécialiste, « on répond souvent dans l'urgence à des questions de fond : quel doit être l'engagement de l'Etat et des autres partenaires pour assurer la sécurité dans les lieux mixtes comme les centres commerciaux, les parkings et les transports publics ? ». Et la solution la plus fréquente qui consiste à augmenter la présence policière s'avère, selon lui, « totalement inefficace ». La justice pénale semble également manquer sa cible en étant de plus en plus sévère : « Alors qu'on sait que ce qui est dissuasif, c'est la probabilité d'être arrêté et non la sévérité de la peine, on arrête relativement peu en France et les magistrats infligent, à délit égal, des peines de plus en plus longues », conclut le chercheur.
Cette évolution n'empêche pas cependant le développement de réponses alternatives au sein des deux institutions. La police, qui s'attache par exemple à améliorer l'aide aux victimes, encourage les permanences d'associations spécialisées dans ses commissariats, et laisse se développer en son sein, comme c'est le cas à Toulouse (4), des équipes spécialisées dans l'accueil des publics en difficulté travaillant en partenariat privilégié avec les services sociaux. Et selon Marie-France Debord, assistante sociale depuis sept ans au commissariat central de Limoges (5), assurant, sur un poste pilote, l'interface avec les services sociaux et les équipes de prévention, « il semble que la direction centrale du ministère de l'Intérieur envisage une éventuelle généralisation de ce type de poste ». Dans l'attente, se mettent en place, comme à la brigade de mineurs de Nantes, des procédures de transmission de la main courante aux services sociaux. Il s'agit « d'une ouverture de la police vers l'extérieur », qui, en tout état de cause, « ne peut rien seule », explique Luc Rudolph, contrôleur général et directeur départemental de la sécurité publique des Yvelines. Lequel regrette que les mains courantes ne soient pas davantage exploitées alors qu'elles « révèlent des dysfonctionnements sociaux très en amont ». Ces collaborations ne manquent pas toutefois de susciter les controverses chez les travailleurs sociaux. Car il est vrai qu'elles soulèvent de réelles questions : celle du partage des rôles, du secret professionnel, mais aussi de l'image voire de l'identité professionnelle. Marie-France Debord ne nie pas ces difficultés, et insiste sur l'importance de la mise en place « d'un cadre déontologique très précis », condition essentielle au sérieux de son travail. Gérard Coulon, directeur d'un centre socio-culturel à Toulouse, s'interroge néanmoins sur « les injonctions à tout mélanger » et sur la pertinence qu'il y a « à faire du polyvalent », plaidant pour que chacun donne des repères clairs sur la place qu'il tient.
Les nouveaux métiers de médiateurs dans les quartiers, de correspondants de nuit (6) ou encore de conciliateurs dans les transports publics (très souvent, des emplois-jeunes et parfois des bénévoles) ne manquent pas non plus de nourrir le débat sur la place du travail social dans les problématiques de sécurité.
Les villes en particulier ont, semble-t-il, trouvé là un moyen de maintien de la paix publique aux frontières du social et du sécuritaire, qui semble répondre plus directement que les professionnels « traditionnels » (policiers et travailleurs sociaux) au sentiment d'insécurité. Mais ils ne sont pas exempts de « dérives », alerte Luc Rudolph, lorsque « les recrutements sont aléatoires et la déontologie inexistante », rejoignant ici les craintes de nombreux professionnels. Raison de plus, estime Jean-Marie Bonneau, responsable d'un service de prévention spécialisée en Seine-et-Marne (7), « pour ne pas les prendre de haut et pour y aller ». Déjà formateur à l'école de gendarmerie de Fontainebleau auprès des futurs membres de la brigade de prévention de la délinquance juvénile, il souhaiterait que son association passe convention avec des municipalités pour aider à former les médiateurs et les correspondants de nuit, à mieux définir leurs fonctions et proposer une supervision. Cet ancien objecteur de conscience est en effet convaincu que « les travailleurs sociaux doivent aussi se positionner dans le cadre du sécuritaire », car les équipes de prévention sont ici directement interpellées sur leur terrain.
Face à la panne des politiques publiques, se développe donc peu à peu l'idée d'une « coproduction de la sécurité », explique Nicole Chambron, qui associe les villes, les bailleurs sociaux, les écoles, la police, les travailleurs sociaux et la justice. Et cette dernière, aujourd'hui clairement incitée à développer les alternatives aux poursuites et à l'incarcération (8), doit collaborer de manière plus systématique avec les associations et les services de prévention. Et si quelques-uns se sont déjà spécialisés dans la mise en place des mesures de médiation pénale, de classement sous condition (indemnisation de la victime) et de réparation, certains éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse et certains assistants sociaux craignent néanmoins d'être emmenés sur un terrain « glissant ».
Car cette nouvelle justice, « sortie du palais » et dite « de proximité », est aussi celle qui prône un traitement en temps réel, notamment pour la primo-délinquance. Que fait-on dès lors du temps nécessaire à la dimension éducative de l'acte de justice concernant les mineurs, chère à l'ordonnance de 1945 ? s'interrogent certains. D'autres s'inquiètent de la mise en place d'une justice parallèle, en amont de la procédure de délibération et du juge des enfants, et qui de fait est en train de séparer l'éducatif et le répressif, double visage qui faisait toute l'originalité du magistrat spécialisé. Dans le même esprit, beaucoup dénoncent le développement des délégués du procureur qui, au sein des maisons de justice, seront chargés de mettre en place ces mesures alternatives. Ils redoutent d'avoir affaire à des généralistes non formés et porteurs d'une vision uniquement « répressive et moralisante » de leur action. Marie-Claude Devois, elle-même déléguée du procureur du parquet du tribunal de grande instance de Pontoise, insiste sur la nécessaire formation de ses pairs et des magistrats et semble penser, au contraire, que l'éducatif peut-être respecté : « Chez nous, lors des audiences de médiations concernant un mineur, un éducateur de la PJJ est présent. Il a établi un bilan complet de la situation et il propose une mesure éducative si nécessaire », précise-t-elle.
Dernièrement, ce sont les contrat locaux de sécurité (CLS) qui mettent à jour les difficultés du partenariat en matière de sécurité. Patrick Couvidoux, secrétaire général adjoint de la ville d'Aurillac, se dit satisfait d'avoir obtenu que l'accord qui vient d'être signé et le diagnostic soient considérés comme amendables. « Cela permet d'intégrer un groupe de travailleurs sociaux issus du conseil communal de prévention de la délinquance qui a mené une réflexion sur le sujet et de mettre en place une recherche action afin d'approfondir le diagnostic premier. » Ailleurs, trop souvent, comme le souligne un bilan d'étape dressé récemment par la mission interministérielle d'évaluation, la volonté de signer vite a prévalu sur la nécessité d'associer les services du ministère de la Solidarité et les conseils généraux. Or, estime Bruno Aubusson de Carvalay, les phases diagnostic et évaluation de ce CLS représentent une approche intéressante, même si « confier la sécurité aux élus locaux, les plus directement soumis à la pression de l'opinion » n'est, selon lui, pas satisfaisant. La collaboration des différents partenaires dans le champ de la sécurité, si elle suscite des réticences, paraît en tout cas soumise à la mise en place de références communes très claires, et risque de ne jamais voir le jour si, par précipitation, cette dimension est chaque fois éludée.
Valérie Larmignat
(1) « Démocratie, sécurité et tranquillité publiques. Rôle du travail social », organisée du 20 au 22 octobre 1998 - Association les rencontres de Nantes : maison des associations - 10 bis, boulevard Stalingrad - 44000 Nantes - Tél. 02 40 29 47 90.
(2) Voir ASH n° 2089 du 16-10-98.
(3) Voir ASH n° 2095 du 27-11-98.
(4) Voir ASH n° 2095 du 27-11-98.
(5) Voir ASH n° 1789 du 12-06-92.
(6) Voir ASH n° 2090 du 23-10-98.
(7) Coordination équipes de préventions spécialisées - ADSEA : 681, avenue Foch - 77190 Dammarie-lès-Lys - Tél. 01 64 37 83 43.
(8) Notamment par le Conseil de sécurité intérieure, dans le cadre du plan gouvernemental de lutte contre la délinquance des mineurs - Voir ASH n° 2093 du 13-11-98.