Recevoir la newsletter

Quand le système devient maltraitant

Article réservé aux abonnés

De plus en plus sollicité et mobilisé, le système de protection de l'enfance en danger produit, au-delà des pratiques individuelles, ses propres effets pervers. Au point, parfois, de devenir à son tour maltraitant.

Le réseau français de protection de l'enfance en danger, fort de sa dualité administrative et judiciaire, est souvent reconnu comme l'un des plus complets et des plus efficaces d'Europe. La multiplicité des acteurs ouvre en effet un large champ de repérage et offre une palette importante de dispositifs et de mesures, depuis la protection maternelle et infantile jusqu'au procureur, en passant par l'aide sociale à l'enfance, les services sociaux départementaux, la protection judiciaire de la jeunesse, l'action éducative en milieu ouvert et le juge des enfants, sans compter les nombreuses associations, les thérapeutes et soignants. Ce qui n'empêche pas le nombre d'enfants signalés « en danger »   (1) d'augmenter chaque année. L'Observatoire national de l'action sociale décentralisée (ODAS) en recensait 82 000 en 1997 contre 74 000 l'année précédente (2). La plus grande efficacité du système à repérer les situations pouvant elle-même partiellement expliquer cette hausse.

Toujours plus d'enfants en danger ?

Sommés d'exercer une vigilance accrue et de signaler « sans délai » toute situation de maltraitance au nom des droits de l'Enfant et, dans le même temps, de responsabiliser les parents, certains professionnels socio-éducatifs se demandent si les institutions au sein desquelles ils œuvrent ne font pas le grand écart ? La question a d'ailleurs émergé lors du colloque organisé à Dijon sur la fonction parentale (3). Dans quelle mesure notre système de protection de l'enfance n'est-il pas parfois devenu à son tour maltraitant ?s'interroge Marceline Gabel, chercheuse à l'ODAS. « Et ne porte-t-il pas en lui les germes d'une surviolence faite aux familles et aux enfants ? » Non pas, cette fois, à travers les dérapages violents de tel ou tel au sein d'un établissement, mais bien dans son fonctionnement collectif ordinaire.

Certes, ce type d'interrogation n'est pas vraiment neuf dans le champ de l'aide à l'enfance. L'hospitalisme, par exemple, a mis en avant les carences affectives liées aux placements précoces et Pierre Verdier, dénonçait déjà, il y a 20 ans, « L'enfant en miettes » que produisait l'aide sociale à l'enfance. En outre, l'idée que la bonne volonté ne peut suffire et qu'en voulant faire le bien, l'intervenant puisse « mal faire » n'est-elle pas à la base de la formation et de la professionnalisation des travailleurs socio-éducatifs ?

Mais si le thème de la maltraitance institutionnelle resurgit aujourd'hui d'une manière singulière, c'est que la question de l'enfance maltraitée a quitté, ces dernières années, le strict domaine des spécialistes, pour devenir l'affaire de tous, au fil des campagnes de sensibilisation et de situations fortement médiatisées. Et avant d'être proclamée grande cause nationale 1997, l'enfance maltraitée est aussi devenue un enjeu politique pour de nombreux départements, sûrs de recueillir autour de cette cause une adhésion et une légitimité que peu d'autres domaines de l'action sociale, dont ils avaient récemment reçu la charge, pouvaient leur apporter. Or cette prise de conscience générale, aussi souhaitable était-elle, a suscité un climat émotionnel, voire passionnel dont les services éducatifs, sociaux et médico-sociaux mesurent encore les conséquences en termes de « pression de l'opinion » et de multiplication des signalements. Celles-ci révélant à leur tour les ankyloses plus anciennes du système.

La répétition du conflit familial

Même si le secteur socio-éducatif chargé de l'accueil des enfants en danger a réalisé d'énormes progrès en matière, notamment, de qualité de vie dans les établissements et d'écoute de la famille, son mor- cellement et « la parcellisation des prises en charge restent néfastes », estime Marceline Gabel. Si la pluridisciplinarité est à juste titre recherchée, elle se traduit encore trop souvent par l'empilement de mesures simultanées et successives concernant un enfant et sa famille et par une confrontation des logiques judiciaire, thérapeutique et gestionnaire. Chacune d'entre elles déniant la position de l'autre, avec le risque « de répéter le conflit familial ». Que dire également des prises en charge très longues ou répétitives de familles dont le dossier est tellement connu qu'il n'est pas rouvert ?Il y a bien une peur, même si la situation familiale semble s'être améliorée, d'arrêter le travail et de laisser la famille. D'ailleurs, la pression sociale pour la protection de l'enfant s'allie ici avec la multiplication des prestations pour prolonger indéfiniment le suivi et donc le marquage de la famille. Pire, « n'y aurait-il pas aussi des enjeux politiques et financiers à maintenir artificiellement des familles dans les cohortes qui justifient subventions et emplois ? », s'interroge Marceline Gabel.

Au-delà de ces fonctionnements collectifs, la question de la maltraitance institutionnelle renvoie aux relations des intervenants avec la famille et plus particulièrement avec les parents. Et malgré les efforts effectués pour leur faire une place, celle-ci leur est parfois déniée. Huguette Gentil, juriste à l'université de Dijon, déplore en effet que certains professionnels (intervenants sociaux et enseignants) ignorent ou négligent certains droits des parents. Notamment, selon elle, le fait que depuis 1987, en cas d'attribution exclusive de l'autorité à l'un des deux parents, celui qui ne l'exerce pas conserve un droit à l'information sur les décisions graves concernant l'enfant. Et elle rappelle que les mesures éducatives, visant à pallier certaines carences éducatives, laissent intacte et entière l'autorité parentale tout comme elles ne constituent en aucune manière des sanctions. Or, « il y a ici une confusion fréquente entre le juridique et le judiciaire », souligne-t-elle.

Quelle place pour la famille ?

La famille défaillante est aussi, parfois, « exclue » de fait par des discours, des langages techniques incompréhensibles tenus à son propos ou à celui de l'enfant. Ainsi, « l'utilisation inconsidérée de grilles de risques grossièrement validées, la psychologisation systématique des actes et des propos, la non-explication des tenants et des aboutissants des décisions prises sont autant de méthodes professionnelles qui tiennent abusivement à distance parents et enfants », s'indigne le psychiatre Frédéric Jésu (4). Et si on est très loin aujourd'hui, dans la majorité des services et établissements spécialisés, du dénigrement systématique des familles maltraitantes avec lesquelles les professionnels tentent presque toujours de travailler, une certaine « mythologie familiale » continue de « déterminer les attitudes des travailleurs sociaux », juge néanmoins le sociologue Dominique Bondu. Ainsi, l'idée d'une réalité familiale presque biologique, naturelle, demeure, selon lui, très prégnante et induit directement le présupposé qu'il y aurait objectivement de bonnes mères à opposer aux mauvaises. « Or, l'image contre nature renvoyée à ces dernières est extrêmement stigmatisante », rappelle-t-il. Reste que le contexte actuel ne favorise pas toujours la collaboration avec les parents. « Pas facile », souligne Dominique Bondu, de se situer en tant que travailleur social « entre la nécessité affirmée par tous de soutien à la fonction parentale et la pression constante à protéger les droits de l'enfant ». Car il est délicat de bâtir un partenariat sur une suspicion trop systématique. Cette disqualification familiale, que tout le monde s'accorde actuellement à dénoncer en invoquant le soutien à la fonction parentale, continuera, selon lui, à faire violence, tant que certains intervenants eux-mêmes resteront malgré tout persuadés qu'il y a une catégorie bien distincte dans la société : celle des familles carencées. Or, « il existe en fait un continuum entre la difficulté de tous les parents et les parents en difficulté », défend-il. Et il plaide pour que la famille cesse d'être « l'objet monomaniaque » du travail social. Lequel est invité à se pencher davantage sur l'environnement et les changements de civilisation en cours, porteurs notamment d'isolement des familles.

Une judiciarisation inquiétante des réponses

Dans le même sens, certains s'interrogent sur la pertinence du traitement individuel, intrafamilial et relationnel des problèmes des familles à risques ou déjà maltraitantes à l'heure où la précarité impose de prendre en compte les dimensions socio-économiques. Que propose-t-on à la femme seule, devenue violente, élevant ses deux enfants dans une seule pièce ? Le placement de ces derniers est-il une réponse « bientraitante »  ? La plupart des travailleurs sociaux confrontés à ce type de situation de pauvreté se retrouvent en fait démunis. « Et ne faut-il pas voir dans cette absence de perspective des professionnels face à la précarité » l'une des raisons de la judiciarisation croissante des signalements, celle-ci devenant, par exemple, faute d'autres solutions, un moyen de protection par l'héber- gement ? s'interroge l'ODAS (5).

Il faut dire que la tendance très forte à l'augmentation des signalements judiciaires, qui représentaient, en 1997, 60 % des signalements contre 53 % en 1993, est inquiétante à bien des égards. D'autant que la hausse générale des signalements concerne, non pas les enfants maltraités, mais bien les enfants « en risque ». Car, outre « l'asphyxie des cabinets de magistrats, la disqualification de leurs décisions et des travailleurs sociaux ainsi que le déclin du travail préventif », note Marceline Gabel, cette augmentation est porteuse d'une stigmatisation inutile des familles concernées.

Les causes de cet appel à la justice sont difficiles à démêler : interprétation de la loi du 10 juillet 1989 dans sa seule dimension d'obligation à signaler, en faisant la confusion entre enfants maltraités et « en risque »  ? « Signalements parapluies » de travailleurs sociaux échaudés par certaines affaires ? Moyen d'action mieux repéré que les autres au sein d'un réseau complexe, parfois en pleine réorganisation ? On peut aussi évoquer la réduction des moyens de prévention des services des conseils généraux. De fait, surchargées par les tâches de gestion des dispositifs (RMI) et par l'aide matérielle d'urgence, les assistantes sociales ne peuvent plus assurer, dans certains départements, faute de moyens, mais aussi, parfois, faute de commande politique en ce sens, leur mission de prévention, dont celle de soutien à la fonction parentale.

Face aux solutions préconisées, dont les effets ne pourront être immédiats - plus et mieux de partenariat entre les acteurs, redonner la priorité au préventif et au temps qu'il nécessite mais aussi associer et respecter les familles, et évaluer les actions -, ceux qui sont confrontés à l'horreur de la violence familiale demeurent seuls parfois, et très souvent sans réponses, avec leurs interrogations : que signifie signaler « sans délai »  ? Ou encore, à partir de quand le doute sur une situation d'abus sexuel devient-il suffisamment fondé pour briser le secret professionnel ?

Valérie Larmignat

Notes

(1)  Terme qui regroupe les enfants maltraités et les enfants dits « en risque ».

(2)  Chiffres de l'enquête annuelle de l'ODAS : 37, boulevard Saint-Michel - 75009 Paris - Tél. 01 44 07 02 52 - Voir ASH n° 2088 du 9-10-98.

(3)  Les professionnels du conseil général de la Côte-d'Or étaient réunis pour une journée de colloque, le 8 octobre 1998, à Dijon, autour du thème « les professionnels médicaux et sociaux et la fonction parentale »  - Hôtel du département - BP 1601 - 21035 Dijon cedex - Tél. 03 80 63 66 00.

(4)  Dans Maltraitances institutionnelles. Accueillir et soigner les enfants sans les maltraiter - Ouvrage collectif - Ed. Fleuris - 129 F.

(5)  Voir La Lettre de l'ODAS n° 7 - Avril 1998.

LES ACTEURS

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur