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« Les travailleurs sociaux sont restés trop isolés »

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La création du RMI aurait pu permettre d'engager une mutation de fond du travail social. Mais on a laissé passer l'occasion, regrette Monique Sassier (1) qui participa à l'évaluation du dispositif, en 1992 (2).

Actualités sociales hebdomadaires  : Pour quelle raison avez-vous participé à l'évaluation du RMI ?

Monique Sassier  : Au moment de la promulgation de la loi, je dirigeais le comité de probation de Paris. Je n'étais donc pas concernée directement. Ce n'est qu'à partir de 1992 que je m'y suis intéressée, à la demande du commissaire au Plan de l'époque qui cherchait un professionnel en contact avec les publics en difficulté. Il se rendait compte, déjà, qu'il ne pouvait pas y avoir d'évaluation du RMI sans retour d'information provenant des publics bénéficiaires. C'est ainsi que j'ai été invitée à occuper la fonction de rapporteur adjoint du groupe d'évaluation.

Comment les travailleurs sociaux ont-ils réagi, en 1988, à la création du RMI ?

- Ils ont d'abord été intéressés par le complément de ressources que représentait l'allocation. En effet, avec la modification du système d'assurance chômage, en 1984, le nombre de familles ou de personnes seules dépendantes de l'aide sociale avait nettement augmenté. De ce point de vue, il y avait une attente forte chez les professionnels. En revanche, il y a eu un relatif rejet, en tout cas en Ile-de-France, de la méthode contractuelle. Ce n'était pas tellement l'idée du contrat qui gênait les travailleurs sociaux, car il y avait longtemps qu'ils l'avaient intégrée dans leurs pratiques. Le problème venait de l'irruption d'un tiers, en l'occurrence la commission locale d'insertion, qui allait avoir un droit de regard sur le travail accompli, s'interposant ainsi dans la relation directe avec l'usager. Avec cette nouvelle logique, le travail social était implicitement mis en demeure d'obtenir des résultats et il ne s'en est jamais totalement remis.

En créant le RMI, le législateur avait retenu le niveau départemental pour la mise en œuvre du volet insertion. Avec le recul, ce choix était-il pertinent ?

- En 1988, on ne pouvait pas faire autrement, dans la mesure où l'insertion devait prendre appui sur le travail social. Il fallait donc se caler sur la géographie décentralisée de l'action sociale. D'ailleurs, autant il a toujours été clair qu'il fallait gérer l'allocation au niveau national, pour qu'elle soit égale sur tout le territoire, autant il y a eu, dès le départ, une volonté d'organiser l'insertion au plan local. Certes, on prenait le risque de créer des inégalités de traitement entre les départements. Cette crainte s'est d'ailleurs révélée fondée. Mais, de toute façon, l'Etat n'avait plus les moyens de faire fonctionner le système. La structuration de ses services déconcentrés était déjà largement insuffisante en matière d'action sociale.

On attendait un public en grande difficulté et on a vu arriver une population souvent inconnue des services sociaux, en quête d'insertion professionnelle. Comment les travailleurs sociaux pouvaient-ils s'y retrouver ?

- Effectivement, ça a été une surprise dans la mesure où les projections de montée en charge du RMI avaient été faites sur les données fournies par la CNAF à partir des autres prestations. Il était donc difficile de percevoir l'existence des gens qui étaient au chômage mais ne relevaient pas de ces dispositifs. On disposait également de certaines informations provenant des grandes organisations caritatives, notamment d'ATD quart monde. Mais, elles non plus n'avaient pas connaissance de l'intégralité des publics laissés pour compte par la dégradation de l'emploi, en particulier chez les plus de 50 ans et les jeunes. De fait, le RMI est devenu le filet de sécurité de l'assurance chômage parce que c'est là que se sont retrouvés ceux qui ne bénéficiaient d'aucune prestation. Quant aux personnes sans domicile fixe, on les attendait dans le dispositif et on les y a trouvées. Toutefois, il est clair que ce mélange des publics au sein du RMI a été un véritable bouleversement pour les services sociaux car, en France, on a toujours distingué les personnes prises en charge par l'action sociale de celles relevant du traitement social du chômage. Or, tout à coup, l'attribution d'une prestation a fait verser ces dernières du côté du travail social, ce qui n'a pas été le moindre des effets pervers du RMI. En même temps, celui-ci a permis à beaucoup de gens de disposer du minimum de ressources nécessaires pour retrouver une certaine dignité, indispensable pour espérer accéder à l'emploi.

On a souvent reproché aux professionnels du social de ne pas s'impliquer suffisamment dans la mise en œuvre du RMI. A tort ou à raison ?

- Il est vrai que, tout au début, les travailleurs sociaux ont mal mesuré la chance que leur offrait le RMI de sortir de l'isolement avec le bénéficiaire, pour s'investir dans une démarche beaucoup plus large, basée sur la mobilisation des offres d'insertion. Malheureusement, ce genre de choses n'était pas enseigné dans les centres de formation et les professionnels ont été totalement tétanisés. Et puis le RMI, comme toutes les grandes lois, a été pris dans des enjeux idéologiques. On a ainsi vu des collectivités locales rechigner ou, au contraire, favoriser la mise en œuvre du RMI et intégrer, ou pas, les nouvelles problématiques d'insertion. En tout cas, je ne crois pas que les résistances des travailleurs sociaux peuvent s'expliquer par un manque de moyens. La preuve en est que les financements prévus dans les programmes départementaux d'insertion sont loin d'avoir été totalement dépensés. En réalité, il y a eu un véritable clivage idéologique sur l'insertion. Auparavant, on considérait que c'était une réalité transitoire. Or, avec le RMI, on s'est aperçu que c'était une situation durable. Ce qui a radicalement modifié la conception du travail social. Par ailleurs, les commissions locales d'insertion, qui avaient été conçues comme des lieux de mobilisation des professionnels et de rassemblement des offres, ont commencé très tôt à dériver. Et, au lieu d'aider les travailleurs sociaux, elles sont devenues des chambres d'enregistrement des contrats.

N'en demandait-on pas un peu trop aux professionnels, sans leur apporter de véritables solutions ?

- Je ne sais pas, mais il est vrai qu'on véhiculait alors une image de l'insertion débouchant forcément sur l'emploi. Et les travailleurs sociaux ont été pris dans ce schéma alors qu'ils rencontraient, au quotidien, des gens pour lesquels ils savaient pertinemment que le retour au travail était hypothétique, voire impossible. Il leur a fallu vivre avec ce paradoxe. Ainsi, il est arrivé que des commissions refusent de signer des contrats orientés sur des problèmes de santé, au motif que l'emploi était la seule voie royale de l'insertion.

Certains pensaient que le RMI provoquerait une mutation du travail social, passant d'une approche centrée sur la personne à une intervention intégrée dans une chaîne de l'insertion. A votre avis, cette prévision s'est-elle vérifiée ?

- Elle s'est plutôt mal vérifiée mais pas du fait des travailleurs sociaux. Plutôt parce que l'engagement des acteurs politiques pour fabriquer des offres nouvelles a été réduit, le plus souvent, à sa plus simple expression. Par exemple, les décideurs locaux ont souvent considéré qu'il revenait aux travailleurs sociaux de trouver des logements. Mais encore fallait-il qu'il existe des logements disponibles et qu'on les mobilise dans le champ d'action du social. Ce qui ne s'est pas fait. Au final, on a empêché la création de cette chaîne de l'insertion, sauf dans ce que l'on a appelé, de façon emblématique, les nouveaux métiers, qui étaient portés par des travailleurs sociaux donnant la priorité à l'offre d'insertion et non à l'accompagnement individuel. Mais, dans la majorité des cas, les professionnels et les décideurs de la polyvalence de secteur ont continué à défendre l'idée paradoxale d'un travail social réunissant l'accompagnement de la personne et la recherche d'offres d'insertion. Or, il me semble aujourd'hui que ces deux démarches ne peuvent pas être menées de front par une seule personne. Ce n'est pas le même métier.

Justement, en 1992, vous invitiez le travail social à se « décentrer de l'aide à la personne pour s'ouvrir à l'offre d'insertion ». Avez-vous été entendue ?

- Je pense que ce renversement n'a pas eu lieu. C'est-à-dire que l'on n'a pas accordé la priorité à la recherche d'offres d'insertion nouvelles et que l'on a continué d'essayer d'adapter les publics au peu d'offres existantes. Pourtant, si l'on prend encore l'exemple du logement, on pourrait imaginer que l'observation des bénéficiaires du RMI montre qu'il existe un véritable besoin de logements peu chers. Et on aurait pu en conclure que la première mission d'une collectivité locale, c'est de fabriquer du logement. Or, on ne l'a pas fait et on a continué à augmenter le nombre des places d'urgence. On a donc maintenu les travailleurs sociaux dans l'accompagnement individuel de personnes en difficulté avec des solutions précaires. Les professionnels du social portent d'ailleurs une part de responsabilité, car ils n'ont pas su, ou pas pu, faire remonter l'exigence d'une offre nouvelle. Dans les endroits où il y a eu une mobilisation importante des travailleurs sociaux en direction des décideurs politiques, notamment en Ille-et-Vilaine, il y a eu production d'offres, non seulement en matière de logement mais aussi dans les domaines des chantiers d'insertion, de l'apprentissage ou encore de la création de compléments financiers au RMI, liés à un système d'intéressement.

Quel peut être, actuellement, le rôle des travailleurs sociaux concernant le RMI ?

- Pour moi, le travailleur social occupe une place importante dans la mesure où il doit être efficace dans l'adaptation des offres aux publics tels qu'ils sont. Le problème, c'est que les solutions proposées sont de plus en plus précaires. Or, aujourd'hui, les titulaires du RMI rechignent à signer des contrats parce qu'ils refusent cette précarité. Ils cherchent une certaine sécurité et ils ont absolument raison. Et beaucoup de travailleurs sociaux restent encore très en retrait sur cette question. Les professionnels du social sont, aujourd'hui, les derniers soldats aux avant-postes de l'observation des publics en difficulté. Et, quitte à me répéter, je crois que leur premier travail est de faire remonter les besoins. Malheureusement, faute d'encadrement et de volonté politique, ce travail de réflexion et d'évaluation n'existe pas et on se retrouve dans des situations d'aide individuelle de plus en plus précaires, qui ne relèvent d'ailleurs pas totalement du travail social. On est revenu à un système fourre-tout, sauf chez les nouveaux opérateurs, comme les entreprises d'insertion, qui se sont délibérément reconvertis.

Finalement, peut-on dire que le RMI a transformé l'action sociale ?

- Il y a eu, avec le RMI, un sursaut pour faire évoluer le secteur social. Mais pour réussir cette mutation, il aurait fallu que celui-ci soit davantage soutenu, que l'on fasse plus de place à l'initiative et que l'on continue à développer des outils statistiques et d'analyse. Malheureusement, après 1992, il n'y a plus eu de véritable évaluation du RMI alors que l'effet miroir produit par ces travaux était, certes, douloureux pour les professionnels mais, également, porteur d'espoir. A l'époque, l'existence conjointe de la délégation interministérielle au RMI et du groupe d'évaluation avait un effet de mobilisation incontestable. Il aurait fallu entretenir cette dynamique, car le temps n'est plus où l'on peut tenir le travail social dans l'ombre. De fait, il l'est, mais c'est une erreur.

Le RMI représente-t-il toujours un enjeu fort pour le travail social ?

- Du point de vue des ressources, le RMI est aujourd'hui complètement intégré au système des prestations. En ce qui concerne la démarche contractuelle et la mobilisation des acteurs, il reste un dispositif « poil à gratter » tout à fait intéressant et que l'on devrait amplifier. L'effort de solidarité qu'il représente est en effet largement approuvé par la nation et il est regrettable de ne pas en profiter pour apporter des solutions à une échelle plus vaste qu'on ne le fait actuellement. Et on a tort de laisser cette responsabilité aux seules mains des travailleurs sociaux qui ne peuvent évidemment pas l'assumer entièrement.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Notes

(1)  Monique Sassier est, aujourd'hui, responsable des études et des actions politiques à l'UNAF.

(2)  Voir ASH n° 1776 du 13-03-92 et n° 1977 du 20-03-92.

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