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« Il faut relever l'allocation de façon significative »

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Dès l'origine, la façon dont les différents acteurs ont interprété le rapport entre l'allocation et l'insertion a donné lieu à un certain flottement dans la mise en œuvre du RMI, analyse Jean-Michel Belorgey, l'un des pères du dispositif (1).

Actualités sociales hebdomadaires  : Dix ans après, le RMI est-il toujours conforme à sa philosophie initiale ?

Jean-Michel Belorgey  : La grande victoire intellectuelle, qui a permis la création du RMI, et qui s'est trouvée consacrée au moment où la gauche était encore dans l'opposition par le dépôt d'une proposition de loi, a été de renoncer à la thématique de la contrepartie qui avait contribué, avec d'autres éléments, à sceller l'échec des compléments locaux de ressources. On admettait l'idée que, pour donner un viatique à des gens sans ressources, on n'exigeait pas qu'ils fournissent une prestation immédiatement, mais qu'on identifierait ultérieurement ce qu'ils pourraient fournir comme effort ou comme contribution productive à la société.

La philosophie initiale, c'est qu'il y a deux droits dans le RMI, un droit à un viatique et un droit à bénéficier d'actions d'insertion, qui s'additionnent. Et contrairement à ce que des analystes obsédés par l'idée d'incitation à la paresse ont souvent fait valoir, contrairement à la réintroduction d'un certain nombre d'exigences administratives sur certains sites, cela ne veut pas dire qu'on demande à l'allocataire de faire la preuve qu'il est de bonne volonté. Si l'insertion ne marche pas, il faut trouver autre chose, on ne lui « sucre » pas l'allocation. Malheureusement, il y a une très forte ambiguïté sur ce sujet dans un certain nombre de textes et de comportements administratifs. Et cette façon de tricoter, de manière parfois ambiguë, l'allocation et l'insertion a créé un flottement dès l'origine.

Y a-t-il eu d'autres changements par rapport à la philosophie initiale ?

- Les autres changements tiennent au fait qu'on pensait, à travers le dispositif, essayer de remettre en selle les gens durablement. En fait, il y a eu une grande dispersion des comportements selon les sites. Certains opérateurs ont été obsédés par l'idée de remettre très vite les gens au travail mais sans investir suffisamment sur eux pour qu'il y ait des itinéraires promotionnels, ce qui revient à transformer le RMI en système de substitut à l'allocation chômage. A l'inverse, ailleurs, on n'a pas demandé d'insertion, faute de réussir à identifier ce qu'on pouvait faire. Et là aussi, on a dévoyé le RMI, faute d'insertion. En fait, chacun a un peu interprété la loi suivant ses représentations du monde et ses capacités de dynamisme ou de volontarisme. Ce qui a conduit soit à faire perdre à la loi une partie de sa densité, soit à donner des clés de lecture différentes du rapport entre allocation et insertion.

Pensiez-vous, en 1988, que cet ultime filet de protection sociale qu'est le RMI atteindrait, dix ans plus tard, plus de un million d'allocataires ?

- Non, mais la plupart des gens qui avaient réfléchi à la question savaient que le RMI toucherait des populations d'autant plus nombreuses que la croissance ne redémarrerait pas vite et que les fortes tensions sur le système de couverture chômage, aussi bien assurance que solidarité, conduiraient à en durcir les critères d'accès. C'était donc un des scénarios plausibles.

De fait, le RMI n'est-il pas devenu « le déversoir » du système de protection sociale, risque que vous aviez pourtant évoqué en 1988 ?

- Oui, il ressort très clairement que ce qui n'est pas couvert par un mécanisme de droit tiré des contributions versées pendant une vie de travail ou au titre du handicap ou du minimum vieillesse va tomber dans le pot commun du RMI. Puisque c'est le système de couverture sociale, frugal, à un niveau bas, mais qui garantit à tout le monde de pouvoir satisfaire ses besoins élémentaires si les personnes n'ont pas de ressources tirées des revenus directs ou de remplacement. Or, dès le début, on savait que, le minimum vieillesse n'étant pas servi à 60 ans, sauf si les personnes sont inaptes au travail, mais à 65 ans, les gens qui avaient des carrières courtes iraient au RMI. On a eu en plus certains titulaires de l'AAH et, inévitablement, il y a un aller et retour entre le régime chômage et le régime RMI.

N'est-ce pas un échec ?

- Disons que le déversoir était effectivement l'un des risques évoqués en 1988. Néanmoins, un autre souci occupait mon esprit à l'époque, c'était qu'il ne fallait pas considérer que les besoins de restructuration de tous les régimes de protection sociale étaient totalement satisfaits par la création du RMI. Mais qu'il fallait, et il faut toujours, repenser le système de protection sociale. Il est clair ainsi que le régime de chômage, lorsqu'il manifeste, pour émarger à ses prestations, des exigences excessives par rapport à ce que sont les normes d'emploi sur un marché du travail en difficulté, d'une certaine manière, il botte en touche. Ses conditions correspondent aujourd'hui aux formes de présence à l'emploi d'une époque révolue, sachant que beaucoup de personnes travaillent dans des conditions précaires ou de façon discontinue.

Comment jugez-vous, la rotation plus rapide des allocataires qui alternent fréquemment des phases de chômage, de travail et de RMI ?

- La diversité des situations couvertes par le RMI devient de plus en plus évidente. Il y a des gens qui passent au RMI qui leur assure une transition, et c'est très bien d'une certaine manière. Il y en a d'autres qui, grâce au dispositif, sont mis sur une trajectoire promotionnelle, les mettant à l'abri, au moins pendant un certain temps.

Et puis, il y a tous ceux qui tournent effectivement : ils ont le RMI, puis un petit boulot, puis à nouveau le RMI. Cette situation est particulièrement préoccupante car on enferme ces gens dans une extrême pauvreté pour partie hors travail,  pour partie au travail. Et l'on crée une espèce de couche sociale complètement privée des bienfaits de toute dynamique économique. Ce qui pose le problème non seulement des revenus de transfert et d'un bon système de protection sociale, mais aussi d'une réflexion sur ce que peut être la distribution des revenus dans la société et même la division sociale du travail. Des questions, qui étaient à la mode il y a quelques années, mais sur lesquelles il faudrait peut-être réfléchir à nouveau. Sauf à accepter d'être assis sur un volcan. Car c'est quand même dans cette zone-là que l'extrême médiocrité du niveau de vie, les privations qui s'y attachent, l'impossibilité d'espoir de promotion sociale pour les enfants, a quelque chose de désespérant. Où est la citoyenneté ?

Le pari du RMI reposait aussi sur la capacité des acteurs à se mobiliser et à se coordonner pour développer l'offre d'insertion. Ceux-ci ont-ils joué le jeu ?

- Là encore, cela dépend où. Il y a des endroits où se déroulent, grâce au concours de départements intelligents, d'opérateurs -entreprises d'insertion, institutions de formation, groupements d'employeurs dynamiques - des choses remarquables. Je pense ainsi à certains stages de formation conçus à la fois en tenant compte des débouchés à l'emploi et des attentes des personnes et non pas selon une forme stéréotypée. Mais il y a eu aussi des lieux où l'on ne s'y est pas collé et où, en plus, on a voulu s'exonérer en culpabilisant les Rmistes. Si vous voulez, je crois que sur certains sites, on a monté de vraies horlogeries allant même au-delà du stade expérimental. Malheureusement, cette transformation des pratiques n'est pas encore à l'échelle des populations concernées. J'ajoute d'ailleurs que les mécanismes publics de financement ont souvent aussi été en deçà de l'échelle des populations à traiter. Et qu'ils n'ont pas toujours été mis en œuvre dans des conditions garantissant leur pertinence mieux que le compte rendu d'exécution.

Face à la situation de chômage de masse, pensez-vous qu'il faille relever le niveau de RMI ?

- Je suis convaincu qu'il faut relever de façon significative, de l'ordre de 40 % environ, le RMI pour les personnes isolées, car il est totalement frustratoire, quitte à remajorer un peu l'abattement pour hébergement chez un tiers. Je préférerais également que l'on augmente, dans une proportion, qui à mon avis ne pourrait pas être la même que celle des isolés, la garantie pour les couples et les familles avec enfants à charge. Car je ne suis pas favorable au bricolage récent qui,  en ajoutant des prestations familiales à des prestations qui n'étaient pas prises en compte dans les bases de calcul du RMI, est facteur de distorsions.

Pensez-vous qu'il faut admettre, au moins pour les plus éloignés de l'emploi, l'idée d'une allocation universelle ?

- Si vous voulez, pour moi, avec le RMI,  on a affaire à une insertion droit-obligation dont la connotation de droit est plus forte que celle d'obligation. A la limite, il ne faut pas brutaliser les gens qui n'ont pas très envie de s'insérer, et qui sont d'ailleurs peu nombreux. Toutes les études montrent que la plupart d'entre eux veulent se réinsérer dans la vie active même pour avoir 200 F ou 300 F de plus. En même temps, il faut que les gens qui le désirent puissent requérir des actions d'insertion. En clair, je ne suis pas favorable à l'allocation universelle conçue comme une usine à gaz. Mais je suis favorable éventuellement à une allocation universelle au sens où l'on clarifierait encore plus la thématique de l'insertion droit-obligation en disant : il n'y a plus d'obligation mais cela reste un droit.

Certains réclament un RMI-jeunes, qu'en pensez-vous ?

- Je crois que, maintenant, on peut difficilement l'éviter, même si on a eu toutes les bonnes raisons de ne pas le faire au début. Aujourd'hui l'absence de RMI-jeunes met dans des situations désespérantes des cohortes importantes de jeunes frappés par la décohabitation et pour qui ne joue plus l'aide familiale ou ne joue pas vraiment - car les départements sont avares là-dessus - l'aide aux jeunes majeurs. On n'est pas forcé de fixer le RMI-jeunes à un niveau identique aux autres, mais on pourrait essayer de reconnaître à ces publics un vrai droit. Car ce n'est pas possible de vivre sans droit entre 18 et 25 ans sauf à devenir rancunier à l'égard de la société. A mon avis, si l'on ne veut pas trouver les voies d'un minimum de garantie permettant aux jeunes de faire quelque chose, il y aura des règlements de comptes entre générations. Et la formule du RMI-jeunes n'est pas pire que d'autres. Mais dans ce cas, contrairement à ce que j'ai dit auparavant, je ne suis pas défavorable à la thématique de la contrepartie renforcée. Là, la participation à des travaux d'intérêt collectif, qui n'aient bien évidemment pas un air trop militaire ou pénitentiaire, pourrait être de bon aloi.

Vous avez pris la présidence au Plan du groupe « mécanismes de protection sociale des couches les plus défavorisées et régulation du marché du travail ». De quoi s'agit-il ?

- Il s'agit à la fois de passer au crible, une fois de plus, les grandes thèses sur l'allocation universelle, le crédit d'impôt, soit l'ensemble des formules miracles en débat ou en application dans plusieurs pays, et de vérifier l'adéquation des systèmes de couverture des besoins généraux et spécifiques à la diversité des situations et des trajectoires des individus. Mais aussi de voir comment articuler ces systèmes avec des mécanismes de mise au travail et de régulation du marché de l'emploi. L'idée étant de mettre en cohérence des démarches entre des niveaux généralement non articulés pour aboutir à des propositions en septembre 1999.

Propos recueillis par Isabelle Sarazin

Notes

(1)  Jean-Michel Belorgey était rapporteur du projet de loi en 1988 à l'Assemblée nationale. L'ancien président de la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale est actuellement conseiller d'Etat.

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