« Apprendre à conduire, c'est apprendre à se conduire, c'est comprendre l'utilité des règles sociales qui s'imposent à vous et dont l'entorse est susceptible de mettre en jeu votre propre vie et celle de votre entourage », écrivait, en juillet dernier, Isabelle Massin, professeur d'université (devenue depuis déléguée interministérielle à la sécurité routière), dans un rapport remis à Jean-Claude Gayssot, ministre des Transports. A l'heure où nombre d'intervenants sociaux s'alarment de l'absence de règles et de limites chez certains jeunes, l'apprentissage du code de la route et de la conduite automobile apparaît ainsi comme une possible « école de civisme ». Une idée qui n'est pas nouvelle puisque, depuis plus de dix ans, des clubs de prévention, des CHRS et des structures d'insertion utilisent l'accès au permis de conduire comme un moyen éducatif privilégié. Plusieurs d'entre eux se sont d'ailleurs regroupés, en 1988, au sein de la Fédération des associations de la route pour l'éducation (FARE) (1).
Si l'apprentissage du code de la route et de la conduite se révèle être un outil pédagogique particulièrement précieux, c'est, d'abord, parce que la voiture - symbole de liberté mais aussi d'appartenance au monde des adultes - exerce un fort pouvoir d'attraction sur les jeunes. « Pour les plus marginalisés qui ne viennent plus aux rendez-vous avec les éducateurs, la possibilité de passer le permis de conduire constitue une accroche séduisante qui permet d'entamer une relation éducative », constate Dominique Brossier, directrice au bureau des études et des méthodes de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). De fait, précisait un éducateur spécialisé, lors de la journée d'étude de la FARE, « dans une vie où ils ne maîtrisent pas grand-chose, la voiture est le seul objet qu'ils ont l'impression de pouvoir dominer complètement ». Un point de vue partagé par Maryse Esterle-Hedibel, éducatrice devenue chercheuse au Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (2). « Pour certains jeunes en grande difficulté, constate-t-elle, la voiture reste le seul lieu de liberté et, surtout, de valorisation d'eux-mêmes par rapport à leur entourage. »
Pour les travailleurs sociaux, l'apprentissage de la conduite permet notamment d'aborder le problème de la prise de risque auquel ils sont souvent confrontés, parfois de façon brutale. « Récemment, raconte un éducateur de prévention , deux jeunes se sont tués en voiture. Ils n'avaient pas le permis et comme ils étaient poursuivis par la police, ils ont voulu prendre un sens interdit. Les choses auraient peut-être tourné autrement s'ils avaient appris le code de la route et réfléchi à la façon de se comporter au volant. » Sans atteindre de telles extrémités, combien de jeunes conduisent, sans permis, des voitures ou des motos, parfois volées ? Sans parler de ceux qui participent à des « rodéos » nocturnes sur des parkings d'hypermarchés. « Il y a chez eux une volonté de toute-puissance, le désir de repousser les limites, de frôler la mort tout en transgressant les interdits », s'effraie une éducatrice. Pourtant, nuance Maryse Esterle-Hedibel, « ils ne recherchent pas nécessairement la transgression. Dans certains quartiers, faire un rodéo en voiture participe plutôt d'une fonction identitaire, comme une sorte de rituel d'intégration ». Il s'agit alors de se mettre en valeur devant les copains, de montrer « qu'on en a » pour être reconnu. Reste que le comportement de ces jeunes s'apparente aussi, trop souvent, à une véritable conduite suicidaire. « Même avec une béquille et une jambe dans le plâtre, certains reprennent le volant ou remonte sur leur moto parce qu'ils n'ont ni projet, ni perspective d'avenir. Ils ne sont que dans l'instant présent et ne pensent pas aux conséquences de leurs actes », observe avec inquiétude une éducatrice, monitrice d'auto-école en Guadeloupe.
La régulation de tels comportements constitue, évidemment, un véritable enjeu en termes de sécurité routière. Les 18-25 ans ne représentent que 10 % de la population, mais 20 % des tués sur la route. C'est la raison pour laquelle, dès 1990, la direction de la sécurité et de la circulation routière a signé un protocole d'accord avec les délégations interministérielles à la ville, à l'insertion des jeunes, et à l'emploi et à la formation professionnelle. Puis, en 1991, un second protocole avec les ministères de la Justice et de l'Education nationale ainsi qu'avec l'Union des foyers de jeunes travailleurs. Objectif : rendre le permis de conduire accessible aux jeunes en difficulté, non seulement afin de prévenir les accidents mais, aussi, en vue de favoriser leur insertion. Grâce à un cofinancement du Fonds social européen, environ 100 millions de francs ont ainsi été affectés à ce programme de 1995 à 1999 (3). Et pour la seule année 1997, 3 060 jeunes et adultes ont bénéficié d'un apprentissage de la conduite sur 130 sites différents, « Concrètement, explique Eric El Moukaddem, président de la FARE et éducateur à l'association Jade, en banlieue parisienne, les jeunes de moins de 16 ans peuvent passer le brevet de sécurité routière. Puis, à partir de 16 ans, il existe la conduite accompagnée. Après, de 18 à 25 ans, c'est le permis B classique, généralement proposé en lien avec un accompagnement social. Enfin, au-delà de 25 ans, nous pouvons accueillir des stagiaires dans le cadre des plans départementaux d'insertion. » Certaines structures (associations, établissements, services PJJ) interviennent seulement au niveau du code de la route et confient l'apprentissage de la conduite à des organismes extérieurs, associatifs ou non. A l'inverse, d'autres ont fait le choix d'être agréées par le ministère des Transports afin de pouvoir gérer elles-mêmes l'apprentissage de la conduite, parfois jusqu'au permis poids lourd. « Toutefois, avant d'aborder le permis, précise le président de la FARE, il faut parfois régler, en amont, des problèmes urgents en termes de santé, de logement ou encore, dans certains cas, d'illettrisme. »
PIJE auto-école (4) a été créée, il y a cinq ans, à Combs-la-Ville (Seine-et-Marne), dans le cadre d'un club de prévention de la sauvegarde de Seine-et-Marne. Actuellement, elle reçoit une quinzaine de stagiaires : des jeunes en difficulté suivis par la protection judiciaire de la jeunesse, des titulaires du RMI dans le cadre d'une convention avec le conseil général et des jeunes majeurs participant à une opération baptisée « En route chauffeur » qui doit déboucher sur le certificat professionnel de chauffeur routier. Près de la moitié des stagiaires sont des jeunes femmes. « Pour elles, l'enjeu du permis de conduire n'est pas le même que pour les garçons. Elles cherchent d'abord à être indépendantes et améliorer leurs chances d'insertion professionnelle », constate Bernard Leschier, éducateur spécialisé et responsable de l'auto-école. Au total, la formation peut s'échelonner de quelques mois à deux, voire trois ans, selon l'assiduité des stagiaires. En effet, certains ont du mal à respecter les contraintes horaires ou doivent interrompre leur stage, par exemple lorsqu'ils ont trouvé un emploi. Comme dans une auto-école classique, on commence par apprendre le code de la route. « La différence avec ce qui se pratique habituellement est que j'explique toujours à quoi servent les règles », indique Bernard Leschier. Certains jeunes ont en effet du mal à admettre qu'il faut s'arrêter au stop, respecter la priorité à droite ou encore céder le passage sur un rond-point. D'où la nécessité d'un travail très concret autour de la norme et de la loi. Après le code, vient la conduite. « On met alors en pratique ce qui a été appris avec le code en essayant de montrer qu'on peut prendre autant de plaisir en conduisant bien qu'en faisant n'importe quoi », raconte l'éducateur. C'est d'ailleurs ce principe qui préside aux rallyes régionaux organisés régulièrement dans le cadre de la FARE, et auxquels participe PIJE auto-école. Une démarche défendue par Eric El Moukaddem : « Lors de ces rallyes, les jeunes conduisent en dehors de leur cadre habituel. Ils se trouvent alors dans un environnement nouveau. Ils doivent se repérer sur des cartes et côtoyer d'autres moniteurs. »
Mais le principal intérêt de la conduite comme outil éducatif vient surtout des possibilités relationnelles qu'il offre. « Il y a forcément un échange qui se crée pendant qu'on est ensemble dans le véhicule », observe Bernard Leschier. D'ailleurs, affirme-t-il, « faire passer le permis n'est pas une fin en soi. Ce qui compte, c'est le contact que l'on va pouvoir établir avec le stagiaire et les répercussions que cela pourra avoir sur son comportement. » « Grâce à la voiture, renchérit Maryse Esterle-Hedibel, on peut instaurer une véritable relation d'accompagnement, en dehors de l'habituel rapport de forces qui se joue avec ces jeunes. En même temps, ceux-ci peuvent faire des erreurs sans se sentir jugés. C'est essentiel car il y a souvent, chez eux, un important déficit de confiance. » Souvent pris dans une spirale d'échecs, l'examen du permis de conduire constitue d'ailleurs un moment déterminant. « Obtenir la petite carte rose est extrêmement valorisant. C'est réussir quelque chose en prouvant qu'on a de véritables compétences. En fin de compte, c'est être comme tout le monde », poursuit la sociologue. Certaines associations ont ainsi ritualisé la réussite au permis de conduire en organisant une petite fête à l'issue de l'examen. « C'est une reconnaissance de ce qui a été vécu. En ce sens, nous faisons un vrai travail de socialisation », se réjouit Eric El Moukaddem.
Les jeunes attachent d'autant plus de prix à leur permis que celui-ci n'est pas gratuit. « Sur le plan pédagogique, martèle le président de la FARE, il n'est absolument pas sérieux de dire à un jeune qu'il va pouvoir passer le permis sans débourser un centime. Si on veut l'aider à gagner en autonomie, il faut qu'il prenne conscience du prix des choses. Même s'il ne paye pas tout et pas tout de suite. » Il n'existe évidemment pas de tarif officiel mais, au sein de la fédération, la plupart des structures demandent aux jeunes d'acquitter une partie du permis ou de respecter certaines obligations comme la participation à des ateliers. Ce qui n'empêche pas certains professionnels de s'interroger. « On voit des jeunes qui conduisent de toute façon, avec ou sans permis. Il est peut-être préférable qu'ils puissent le passer, même sans payer, afin de limiter les dégâts », avance cet éducateur. De son côté, Maryse Esterle-Hedibel pointe les limites du système. « Certes, reconnaît-elle, il est important que le permis ait un prix. C'est une question de respect des personnes. Mais encore faut-il leur donner la possibilité de le faire sans les obliger à recourir à de l'argent d'origine douteuse. Faute de quoi la démarche perdrait beaucoup de son intérêt éducatif. » Conscientes de cette difficulté, plusieurs associations proposent aux stagiaires des activités rémunérées afin de les aider à financer le stage.
Quel bilan tirer de ces initiatives ? Pour Bernard Leschier, « il est clair que l'on ne fera pas des stagiaires des super-conducteurs. Ce n'est d'ailleurs pas le but. Ils feront des erreurs et commettront des infractions dont ils devront assumer la responsabilité, comme tout le monde. L'essentiel, c'est qu'ils connaissent la règle et qu'ils puissent se situer par rapport à elle. » Reste que, chez certains, la réussite au permis s'accompagne effectivement d'une véritable évolution de leur comportement. « Il n'y a pas de miracle, prévient toutefois Maryse Esterle-Hedibel, les gens ne changent pas uniquement parce qu'ils ont le permis de conduire. Il faut aussi que celui-ci s'inscrive dans un parcours avec la perspective d'une solution durable en termes d'insertion sociale et professionnelle. »
Jérôme Vachon
(1) La FARE organisait sa journée nationale d'étude, le 16 octobre, à Clermont-Ferrand, sur le thème : « Apprentissage de la conduite : accompagnement social, permis pour l'emploi » - FARE : 18, rue de Bobigny - 93120 La Courneuve - Tél. 01 48 36 40 14.
(2) Auteur de La bande, le risque et l'accident, paru fin 1997 aux éditions l'Harmattan (voir ASH n° 2064 du 27-03-98). Elle prépare un nouvel ouvrage : Sur la route de l'insertion, à paraître fin décembre à La Documentation française.
(3) La poursuite de ce programme sur les années 2000-2006 est actuellement en cours d'examen.
(4) PIJE auto-école : 55, rue Sermonoise - 77380 Combs-la-Ville - Tél. 01 60 60 49 49.