« Il est usuel de rappeler que, dans leur ensemble, les professionnels sont confrontés à des situations de plus en plus nombreuses, et surtout de plus en plus complexes, sinon inextricables. Difficulté des diagnostics, pénurie des moyens, instabilité des résultats. L'intervention sociale ne va pas, ne va plus de soi. Constat également valable pour “les nouveaux métiers” du social, leur nouveauté réelle et/ou imaginaire ne les dispensant pas de se confronter à des questionnements semblables. Car c'est bien de questionnement dont il s'agit : quid du sens de l'intervention sociale, de sa logique, de sa puissance et de ses limites ?
« A la différence des années 70, ce n'est pas la légitimité du travail social qui est aujourd'hui en cause, ni à proprement parler son utilité. Il ne s'agit pas de savoir si le travail social sert à quelque chose, mais d'identifier à quoi il sert, très précisément, selon quels vecteurs, pour quels enjeux, avec quels effets. Quels bienfaits, quels dégâts concrets produit-il ?
« Interroger le sens de l'intervention sociale n'est pas, en soi, original. Cette interrogation fait corps avec le travail social, qui depuis sa naissance questionne sa place et ses rôles. C'est à l'honneur des travailleurs sociaux de s'inquiéter, parfois de façon extrêmement douloureuse, de la portée de leurs activités professionnelles et de l'engagement personnel qu'elles comportent. Le regain d'éthique ne tient donc pas à sa nouveauté, mais à sa prégnance contemporaine, au rôle stratégique qu'elle joue : aujourd'hui, il est de plus en plus difficile de faire l'économie d'un certain questionnement, ou de le reléguer dans le seul espace de la formation permanente. Interroger la logique, la puissance et les limites de l'intervention sociale constitue une condition sine qua non de sa pratique. Interrogation vitale, à la fois professionnelle et subjective. Elle conditionne ce que chacun peut faire, ose faire, craint de faire ou de ne pas faire. S'y joue, en effet, un des traits constitutifs du travail social : il ne peut esquiver la question du sens parce que c'est justement là-dessus qu'il intervient. Il ne peut encourager l'insertion professionnelle de ses populations cibles sans interroger la valeur du travail, ni accompagner des personnes dites exclues sans questionner la structure sociale qui est à la source des exclusions, ni s'occuper de maltraitance à enfant ou à personne âgée sans se référer à des modèles précis d'enfance et de vieillesse. Si, à la différence du psychologue et du médecin, le travailleur social ne soigne pas, en revanche il contribue à renforcer chez les gens ou au contraire à les délivrer de certaines représentations, de certains affects qui les aident à rester en vie ou qui, parfois, les font mourir.
« Or, ce n'est pas là une question de droit, je ne parle pas de ce que le travail social pourrait ou devrait faire. C'est bien une question de fait, une réalité incontournable des pratiques sociales au quotidien. La question du sens, loin de se surajouter aux pratiques concrètes, en constitue la matière même, la substantifique moelle. Les pratiques sociales n'interviennent pas sur le sens et, en outre, sur les problèmes matériels : elles interviennent toujours, de fait, sur le sens matérialisé , c'est-à-dire, à la fois, sur le sens des problèmes matériels et sur la matérialité sonnante et trébuchante du sens. C'est pourquoi elles s'avèrent d'autant plus ardues, insoutenables et finalement décourageantes que ce questionnement est esquivé, ou tenu pour purement intellectuel. Si on est trop fâché avec la philosophie, on ne comprend pas grand-chose du travail social. Egalement si on tient les malheurs des gens pour de simples péripéties passagères.
« C'est dans ces conditions que l'éthique revient sur le devant de la scène. Mais cela ne suffit pas à en expliquer le regain d'intérêt. Deux autres paramètres - décisifs - se font également jour.
« Il s'agit, tout d'abord, du rôle joué par les destinataires des interventions sociales. On sait que, depuis une quinzaine d'années, le nombre de personnes qui ont recours à l'action sociale a considérablement augmenté, avec des problématiques de plus en plus complexes. Complexité réelle, certes, mais évitons d'imaginer que, jadis, les problématiques des usagers étaient particulièrement simples à diagnostiquer et aisées à résoudre... N'empêche qu'au fil des années, une tendance se manifeste avec plus ou moins de véhémence : tout en demandant de l'aide, les clientèles font la sourde oreille à ce qui pourrait ressembler au moralisme, à la compassion plus ou moins misérabiliste, à la pitié laïque. Les publics du travail social ne semblent guère croire au salut, ni aux solutions miracles. D'accord pour l'accompagnement, pour le faire avec, ils deviennent soupçonneux et rétifs devant les prises en charge par trop musclées, celles qui entendent faire pour eux, c'est-à-dire à leur place et pour leur bien supposé. D'où, entre autres, une recrudescence de revendications et d'exigences, y compris en termes de résultats que le travail social ne peut guère fournir. Dans tous les cas, on admettra qu'une telle situation impose la révision plus ou moins déchirante d'un certain nombre de procédures, méthodologies et modalités d'intervention, l'actualisation de maints idéaux et objectifs.
« Une dernière raison, enfin, explique que les questions éthiques redeviennent cruciales :l'implication, plus explicite que par le passé, des commanditaires de l'intervention sociale. Des tutelles administratives, des élus de divers bords, des conseils généraux sont franchement intéressés dans l'élaboration de chartes (2). Manipulation, récupération, contrôle, participation sans arrière-pensée ? Les cas de figure diffèrent selon les lieux, les situations. Mais, justement parce que cet intérêt n'est nullement désintéressé, il atteste que les questions éthiques ne relèvent pas d'un registre exclusivement professionnel, ni uniquement personnel. La présence explicite des instances politiques souligne que les questions éthiques ont partie liée avec le politique, elle comportent une dimension politique, elles énoncent des positionnements vis-à-vis de la politique en place ou de la politique souhaitable. La “lutte pour les valeurs” n'a rien d'un différend autour de mots. La mairie de Vitrolles congédiant des travailleurs sociaux, non seulement témoigne de l'hommage du vice à la vertu, elle rappelle brutalement que le travail social n'est ni idéologiquement ni politiquement neutre. Des mises en examen mettant en cause la responsabilité civile et pénale de présidents d'association, de directeurs de services mais également de travailleurs sociaux, soulignent que l'intervention sociale ne se trouve pas en état de lévitation sociale. A leur manière, les clientèles interpellent les travailleurs sociaux sur un registre comparable : à quels droits facilitent-ils ou au contraire perturbent-ils l'accès, quelle citoyenneté effective contribuent-ils à forger, quel genre de société aident-ils à dessiner ?
« Le travail social n'a probablement jamais été aussi massivement sollicité, demandé, attendu qu'aujourd'hui, mais également aussi surveillé et encadré, y compris dans ses moyens matériels, aussi clivé par toutes sortes de questionnements techniques, professionnels, personnels, politiques : l'éthique revient sur le devant de la scène. Mais il y a éthique et éthique.
« Dans le numéro déjà cité des ASH, une assistante sociale avoue : “Lorsqu'on visite une famille, j'ai toujours peur de ne pas sentir un problème énorme [...] pression constante, qui me mine jour après jour. Celle du loupé absolu.” En fait, comment pourrait-on tout voir, tout comprendre, tout savoir ? Cette peur du loupé (absolu !) ne constitue-t-elle pas un idéal féroce qui freine toute rencontre et rend la pratique professionnelle insoutenable ?
« Nous apercevons là les deux grands recours qu'on fait aujourd'hui à l'éthique. Souvent, on appelle éthique un ensemble de principes, de critères, voire de réponses plus ou moins codifiées, pour parer à tout imprévu, pour dégager toute responsabilité. Ethique-parapluie, vouée à confirmer à tout prix l'idéal de maîtrise. Ce bouclier sans doute rassurant ne dispense pourtant pas le praticien dans les actes qu'il pose ou qu'il évite de poser d'engager sa responsabilité personnelle, professionnelle, politique, même à son insu. C'est là le deuxième recours à l'éthique : tenter d'assumer les risques multiples sans lesquels les pratiques sociales deviennent plus ou moins répétitives, ritualisées, bureaucratisées. Une éthique du risque suppose que les praticiens ne s'ennuient pas trop (même s'ils ont l'air d'être efficaces), et donc qu'ils n'ennuient pas trop leurs publics (même si, apparemment, ceux-ci trouvent ce qu'ils sont venus chercher). Risque de la rencontre, risque de l'interrogation, risque d'avoir raison trop tôt, ou tout seul, risque de ne pas avoir raison du tout. Cependant, qu'il soit impossible d'éviter la gaffe ne saurait justifier n'importe quel acte, ni excuser n'importe quelle démarche. Si on n'est pas nécessairement coupable des erreurs qu'on commet, on en reste toujours responsable. L'indispensable professionnalisme des intervenants, leur technicité, leurs savoir-faire, leur savoir tout court, n'autorisent aucune insouciance quant aux tenants et aux aboutissants affectifs, idéologiques et politiques de leurs pratiques. C'est ce refoulé-là qu'une éthique des temps présents fait venir sur le devant de la scène.
« Bien sûr, il ne suffit pas de se poser des questions, fussent-elles risquées, pour qu'automatiquement les choses aillent mieux mais, si on ne se les pose pas, elles ne vont pas du tout. C'est pourquoi on ne saurait se lamenter des difficultés de la pratique sans analyser ce que les praticiens font pour qu'il en soit ainsi. »
Saül Karsz Philosophe, maître de conférences en sociologie (université Paris-V - Sorbonne), dirige le séminaire « Déconstruire le social ».
(1) Voir récemment ASH n° 2089 du 16-10-98.
(2) L'association Pratiques sociales mène actuellement le chantier de la polyvalence pour le compte du département de la Seine-Saint-Denis, qui doit aboutir à une charte et à une réorganisation des services. Un des éléments de ce chantier est le Journal de bord, financé par le département mais édité sous la seule responsabilité graphique et rédactionnelle de Pratiques sociales. Disponible sur simple demande au 01 48 36 83 94 - 23, rue Albert-Legrand - 94110 Arcueil.