Les différents partenaires engagés dans une relation à celui qui va mourir ne peuvent faire l'économie d'un travail de deuil. C'est à ces deuils des accompagnants que l'association Vivre son deuil a récemment consacré deux journées de réflexion (1). « Il y a bien sûr une différence entre le deuil des accompagnants naturels du malade - famille et proches -et nos deuils propres », souligne Chantal Bertheloot, coordinatrice au centre de soins palliatifs extra-hospitalier La Maison, à Gardanne (Bouches-du-Rhône). Néanmoins chercher à « éviter la confusion entre ce que vit l'entourage des personnes accueillies et notre rôle » ne signifie pas que les professionnels de Gardanne ne souffrent pas. Une souffrance peut-être encore accentuée par le fait d'être souvent mis en présence de malades du sida - et aussi, aujourd'hui, de cancéreux jeunes - « c'est-à-dire de gens de la même génération que nous, auxquels on s'identifie facilement », explique la coordinatrice.
Pour gérer cette permanente confrontation avec la mort, la clé du soutien est le travail en équipe et la qualité des relations entre ses membres. Lesquels ont tous fait le choix de venir travailler à Gardanne et sont partie prenante de projets définis en commun. Dans ce « creuset d'affects » qu'est La Maison, « on participe, on témoigne, on accueille, on vit des tas de choses jamais achevées » - qu'on réussit précisément à vivre grâce, notamment, à l'aide trouvée dans les réunions régulières d'un groupe de parole, animé par une psychologue. « Parole sur le vécu, parole sur les soins, la nécessité de la cohérence avec soi-même, avec les gestes que l'on pose, et de la cohésion avec l'équipe, afin que ces vécus cumulés n'entraînent pas de deuils destructeurs », selon la psychologue Janine Pillot, cofondatrice des associations Jalmav (2), ces groupes de parole sont essentiels pour ne pas vivre ses difficultés dans l'isolement et le silence, sans moyen ni temps d'élaboration.
Lieu de remise en cause où chacun se rend autant pour parler de soi que pour écouter les autres, cet espace d'échanges se tient une fois par semaine à La Maison. Néanmoins, on n'a pas besoin d'attendre la semaine suivante pour avoir un entretien avec la psychologue, ni bien sûr pour évoquer ses préoccupations avec d'autres membres de l'équipe. « Sans qu'il s'agisse d'un groupe de parole, poursuit Chantal Bertheloot, on peut aussi déposer ce qui a pu être difficile à vivre, lors des réunions de transmission quotidiennes, auxquelles tous les professionnels et bénévoles de La Maison participent ». Les uns et les autres ayant des groupes de parole distincts. Si chacun a, par ailleurs, à trouver ses propres modalités de ressourcement pour pouvoir poursuivre, « de façon légère », son compagnonnage avec la mort, l'ensemble des intervenants de Gardanne a mis au point des pratiques de deuil communes : un temps de partage est prévu chaque mois, pour évoquer une dernière fois ensemble, de manière chaleureuse et vivante, les personnes décédées au cours de la période précédente. Et clore ainsi, en quelque sorte, les relations nouées avec « ces humains qui nous ont quittés ».
La souffrance de l'équipe de Gardanne, également faite de cette lassitude éprouvée à côtoyer parfois des malades qui décèdent trois-quatre jours après leur entrée à La Maison, c'est-à-dire « sans qu'on ait l'impression d'avoir assez pu les aider », se double, chez les médecins, du deuil qu'ils ont à faire de leur rôle de guérisseur. « On apprend à ne pas diriger, à ne pas être dans le pouvoir, mais à côté de quelqu'un, avec une certaine humilité, en essayant de coller au mieux à sa demande », explique Jean-Marc Lapiana, directeur médical du centre de Gardanne. Sachant que la philosophie de La Maison, comme celle des autres centres de soins palliatifs, est d' « éviter les investigations et les traitements déraisonnables », mais aussi de « se refuser à provoquer intentionnellement la mort » (3). Cela signifie, commente le Dr Lapiana, qu'on ne pratiquera jamais d'euthanasie, mais quand demande il y a, elle est toujours accueillie et écoutée : on prend le temps de voir ce qu'il y a derrière, très souvent, une grande souffrance physique. Le fait que la douleur soit prise en compte et traitée autant que faire se peut explique sans doute que les demandes d'euthanasie soient exceptionnelles à Gardanne. On les compte sur les doigts d'une main, alors qu'en quatre ans, 400 personnes sont passées à La Maison. En outre, ajoute le Dr Renée Sebag-Lanoë, chef du service de gérontologie et de soins palliatifs à l'hôpital Paul-Brousse de Villejuif (Val-de-Marne), « pour tous, famille, soignants, bénévoles, la qualité des soins de fin de vie donnés aux malades améliore considérablement le vécu du deuil. »
Mais si la souffrance des médecins peut probablement être apaisée par le soulagement de leurs patients, voire par leur décès, on sait aussi, en revanche, que faute de pouvoir exprimer leurs émotions et questionnements sur leurs propres limites et les limites de la mort, certains vivent les profondes séquelles de deuils compliqués, qui peuvent les conduire à vouloir lutter jusqu'au bout contre la maladie ou, au contraire, accélérer la fin, explique Janine Pillot. Sont imbriquées là les questions de la compétence et de la culpabilité, des bornes du savoir médical et de la mort vécue comme un échec, souligne Geneviève Lemaignan, psychologue à la Maison médicale Jeanne-Garnier, à Paris.
Est-ce leur savoir qui leur vaut protection contre une trop grande implication dans la relation avec le malade ? Toujours est-il que « nous », infirmières, aides-soignantes et agents de service, « on ne ressent pas les mêmes choses que les médecins », témoignent des soignants du centre hospitalier Lyon-Sud, dans le prenant document vidéo réalisé par Estelle Génissel (4). Outil de formation destiné à améliorer les conditions de travail des équipes hospitalières confrontées aux fins de vie, ce film montre qu'avec l'aide d'une psychologue et l'aménagement de temps de mise en commun où chacun peut faire part de son ressenti, il est possible d'importer dans des services hospitaliers, des pratiques d'accompagnement du type de celles qui font la spécificité des unités de soins palliatifs. « Accompagner, c'est très difficile, parce que ça nous renvoie à nos propres émotions de mort et de deuil », analyse une infirmière. Tandis qu'une de ses collègues ajoute qu' « avant d'être aidant pour la famille, il faut déjà être aidant pour soi-même », sinon on risque de « se noyer avec le malade, ses angoisses et ses peurs ».
Parce que chaque soignant est sollicité dans son humanité et son affectivité, tous ont eux-mêmes besoin d'être aidés et soutenus. C'est bien le sens du travail en équipe pluridisciplinaire réalisé à Gardanne comme à Lyon-Sud, qui permet de ne pas avoir à faire face, seul, à l'intolérable. C'est aussi l'objectif des formations à l'accompagnement de la fin de vie et du deuil, que dispense Rosette Poletti, professeur à l'université Webster de Genève. « Bien sûr, précise la formatrice, chaque être humain étant unique, son cheminement et ses réactions sont aussi uniques : il n'y a donc pas de recettes, mais uniquement des principes de base à adapter aux situations diverses qui se présentent », et aux positions que l'on occupe, que l'on soit accompagnant professionnel ou bénévole. Ces principes consistent, pour l'essentiel, à travailler sur l'histoire de ses propres pertes (deuils comme autres moments de transition intervenus dans sa vie), mais aussi sur ses ressources, car mieux on se sent, dans sa tête et dans sa peau, plus on peut apporter aux autres. Autrement dit, il est indispensable de prendre soin de soi, pour avoir de l'énergie à partager, car les personnes en fin de vie ou endeuillées ont besoin d'être accompagnées « par des êtres humains complets, qui sont dans une sorte de croissance personnelle », affirme Rosette Poletti.
Ce travail personnel indispensable pour éviter dérapages et épuisement - et qui doit, dans le cours de la pratique, être toujours discuté et recadré à l'intérieur de groupes de parole ou de supervision - ne signifie pas, bien sûr, qu'on soit jamais « au clair avec sa propre mort », précise la psychanalyste Claude de la Génardière, citant ce fantasme très répandu qu'elle entend souvent chez des soignants en formation ou sur le terrain, comme chez des accompagnants bénévoles. Mettant l'accent sur l'illusion qu'un savoir théorique, plus ou moins issu de la psychanalyse, pourrait mettre fin à « notre méconnaissance de l'autre, dans sa radicale différence, qui est aussi l'inconnu radical de la mort, et nous éviterait ainsi d'accompagner'sans savoir" et de nous exposer au travail du deuil », l'intervenante insiste sur le cadre très strict, institutionnel ou associatif, dans lequel doit s'inscrire tout accompagnement. Jouant un rôle de médiation entre les personnes concernées, celui-ci permet de canaliser l'implication de l'accompagnant et lui évite de déraper dans une relation de caractère privé.
Faute de structures de ce type, faisant office de garde-fou entre soi-même et l'autre, les aides-ménagères vivent, au quotidien, ce genre de débordements. Très proches des personnes âgées à qui leur présence permet de rester chez elles, ces professionnelles sont aussi les confidentes des peines et des souvenirs qui affleurent particulièrement au grand âge, quand l'entourage est clairsemé. Au fil des mois et souvent des années, analyse Chantal Catant, vice-présidente des associations Jalmav et Vivre son deuil, une intimité forcément se crée et les aides-ménagères sont les dépositaires des préparatifs à cette mort que l'on prévoit. « L'enveloppe (le testament) est-elle à sa place ? », « Est-ce qu'on peut me trouver morte dans mon lit et ma maison en ordre ? Ça serait un réconfort pour moi. » A elles, on ose confier ses désirs ( « Est-ce que vous pourrez m'habiller, me maquiller ? » ), ses peurs, ou des prémonitions. Ainsi cette femme, délirante, qui demande à son aide-ménagère de préparer les chaussures et la veste de son mari décédé, car il va venir la chercher.
« Au cours de ce travail quotidien, commente Chantal Catant, les liens se tissent, ainsi qu'une étoffe naît et se déroule sur le métier du tisserand, et la lisière finale se coud au moment de la mort. » De cette mort (ou de l'hospitalisation de la personne âgée), l'aide-ménagère parfois n'est même pas informée. Les familles ne pensent pas à prévenir, « on l'apprend après, par hasard, ça fait un coup ». Et ensuite ? « On y pense toujours, on ne peut oublier. » Se rendre à l'enterrement est important, « on aimerait aller avec la famille, la voir, lui dire au revoir », « finir la phrase que l'on a commencée ». « Il faudrait un soutien collectif, un endroit où on dit », témoigne encore l'une des aides-ménagères rencontrées par Chantal Catant. Tandis qu'avec la même perspicacité, une collègue ajoute : « Si on veut être'bien" avant et se remettre'après ", il faut savoir terminer pour recommencer. » Tel est bien l'enjeu du soutien à apporter à ceux qui, quelle que soit leur position, ont à accompagner la mort : réussir à fermer les volets, pour pouvoir se réinvestir dans une autre relation. Caroline Helfter
(1) Les 9 et 10 octobre à Paris - Vivre son deuil : 7, rue Taylor - 75010 Paris - Tél. 01 42 38 07 08.
(2) Jalmav est le sigle de : Jusqu'à la mort accompagner la vie.
(3) Expressions inscrites dans le préambule des statuts de la Société française d'accompagnement et de soins palliatifs (SFAP).
(4) On a besoin de vie pour mourir, film vidéo de 26 minutes, coproduit par la Fondation de France et l'association Champs libres, disponible au centre de documentation de la Fondation de France : 40, av. Hoche - 75008 Paris - Tél. 01 44 21 31 00 - 300 F (port compris, quel que soit le nombre de cassettes).