« La marginalisation économique des gens du voyage s'accroît et risque, à terme, de faire relever la plupart d'entre eux d'une thérapeutique sociale propre aux populations du quart monde. » Ce constat date de 1990, il figurait dans le rapport du préfet Arsène Delamon - consacré à la situation des 250 000 Tsiganes vivant en France - remis au Premier ministre de l'époque, Michel Rocard (1). L'analyse est-elle différente aujourd'hui ? Gitans, Manouches ou Roms - français à 90 % - ont-ils davantage les moyens, en 1998, de s'intégrer socialement et économiquement dans la société française ?
Difficile de répondre à ces questions avec précision, sauf à diligenter une nouvelle enquête sur l'ensemble du territoire. En attendant, les travailleurs sociaux n'ont jamais cessé de s'interroger sur le sens de leur intervention en direction des gens du voyage : droit commun ou traitements spécifiques ? Intégration, insertion ou assimilation ? Certains ont répondu en mettant en place des dispositifs particuliers, dans le but, à plus ou moins long terme, de rejoindre le droit commun (2). C'est par exemple le cas de l'association départementale Les Amis des voyageurs de la Gironde (3), un service socio-éducatif installé à Talence, dans la banlieue proche de Bordeaux, qui intervient auprès des Manouches depuis les années 60. Ceux-ci sont majoritaires parmi les 13 000 à 15 000 Tsiganes présents en Gironde. Ce sont les travaux saisonniers comme la cueillette des fruits, les vendanges, les marchés, ou encore des activités traditionnelles comme la ferraille qui les ont retenus là plutôt qu'ailleurs. Mais aujourd'hui, leur espace économique rétrécit, en raison notamment de la mécanisation de l'agriculture et de l'arrivée, sur le même « créneau », de nouvelles populations elles aussi paupérisées.
Autre particularité : les personnes suivies par l'association sont présentes, pour certaines, depuis plus de 40 ans dans la région, et résident soit en caravanes soit dans des maisons. Mais, précise Hélène Beaupère, directrice du service socio-éducatif, « les Tsiganes ne pensent pas en sédentaires, même s'ils le sont. Ils conservent les valeurs héritées du nomadisme, ce qui conditionne un mode de pensée très particulier concernant l'école, les enfants, le travail, l'argent... »
C'est l'instruction des premiers dossiers du RMI, en 1989, qui provoque une remise en question des pratiques professionnelles du service. Non pas que les neuf travailleurs sociaux (éducateurs et assistants sociaux) découvrent la spécificité du mode de vie tsigane à cette époque, mais le volet insertion du RMI repose cette question de façon encore plus aiguë. « Dès le début du revenu minimum, nous avons organisé des stages d'alphabétisation, qui nous semblaient indispensables avant de pouvoir parler d'insertion, explique Jean-Michel Viala, éducateur. Mais ça ne les intéressait pas du tout, ils ne voyaient pas l'intérêt d'apprendre à lire et à écrire. » Ces cours n'auront cependant pas servi à rien, ils deviennent un lieu d'échanges et de rencontres et au fil des conversations, les pères de famille manouches expliquent que leur savoir-faire à eux, c'est la ferraille, la vannerie, la fripe... Le salariat ne correspond pas à leur conception du travail, car celui-ci n'est pas une valeur en soi. C'est un simple moyen de gagner de l'argent. « Du coup, lorsqu'ils en ont suffisamment, ils s'arrêtent de travailler pour en profiter et faire des choses plus importantes pour eux : se consacrer à la famille, partir en visite chez un parent malade », précise Hélène Beaupère. Mais leur aspiration - reprendre la ferraille ou la vannerie - se heurte à deux difficultés : pratiquées au noir, ces activités risquent de disparaître très vite. Déclarées, elles ne sont plus rentables en raison de la lourdeur des charges, et elles font perdre le bénéfice du RMI et de l'accès aux soins, auquel les familles sont très attachées.
Le service socio-éducatif décide de ne pas s'arrêter à ce constat. Aider les Tsiganes à reprendre ces activités traditionnelles revient finalement à les rendre autonomes et acteurs de leur insertion, ce sont eux les demandeurs et ils possèdent déjà les savoir-faire requis. L'association négocie alors avec la commission locale d'insertion (CLI) un processus en trois étapes :les bénéficiaires du RMI exerçant une activité traditionnelle au noir fournissent à la CLI un montant approximatif des bénéfices ainsi perçus. « La commission a accepté de prendre en compte un simple déclaratif. Certains nous ont reproché de cautionner ainsi le travail au noir, explique Hélène Beaupère. En fait, il s'agissait de reconnaître l'activité des Manouches en tant que telle, et de moraliser leur situation : oui, ils touchent le RMI, mais en même temps, ils'déclarent ", en quelque sorte, leurs petits boulots. » Tout cela pour arriver à la deuxième étape : légaliser en bonne et due forme leurs métiers, en passant par le « micro-BIC », un régime fiscal avantageux pour les entreprises dont le chiffre d'affaires ne dépasse pas 100 000 F par an : l'entrepreneur ne paie pas de TVA et les déclarations de revenus sont simplifiées. Parallèlement, le RMI est maintenu dans sa totalité durant la première année d'activité (pour pouvoir payer les charges), puis calculé en fonction des revenus les années suivantes. L'objectif final étant de sortir complètement du dispositif social.
« Au départ, deux personnes ont légalisé leur situation, raconte Jean-Michel Viala. Elles sont allées elles-mêmes à la chambre de commerce... qui ne connaissait pas le micro-BIC. Du coup celle-ci nous a appelé. Aujourd'hui, nous avons des contacts téléphoniques réguliers avec elle, mais aussi avec la chambre des métiers, la préfecture, les caisses de retraite... Tout le monde accepte cette façon de procéder. » En 1997, la CLI appuyait la création d'un emploi local d'insertion (ELI) au sein de l'association : l'arrivée de Fabienne Hetier, juriste de formation, a permis de mieux structurer le dispositif de « reprise d'activité commerciale », qui touche aujourd'hui 120 Tsiganes. Comme le souligne Jean-Michel Viala, qui dispose quasiment de dix ans de recul sur cette expérience, les personnes concernées en retirent un bien-être matériel mais aussi physique. Les pères de famille se sentent mieux dans leur peau, leurs enfants les voient travailler, et ils n'amènent plus leurs papiers en vrac aux éducateurs de l'association. « Nous leur expliquons ce qu'est l'Urssaf, la sécurité sociale, la retraite, à quoi servent les cotisations et où elles vont, précise Fabienne Hetier. Là, ils comprennent mieux la nécessité de savoir lire et écrire. On travaille ainsi sur la notion de citoyenneté et on les inclut dans un système qui les reconnaît... et qui les respecte car ils paient leurs cotisations ! » En 1996, ils ont dégagé 1 million de francs de chiffre d'affaires et payé 295 550 F de cotisations... soit 542 000 F de RMI qu'il n'a pas été nécessaire de verser. Une comptabilité peut-être un peu brutale, mais qui n'est pas inutile : « L'insertion sociale passe d'abord et avant tout par une existence économique, c'est la seule façon aujourd'hui de trouver une légitimité, souligne Jean-Michel Viala. De plus, les Manouches ne sont pas choqués par l'idée de contrat propre au RMI : au contraire, ils le considèrent comme un troc, qui permet à chacun de rester à sa place. » Aux gens du voyage d'apporter des idées, aux travailleurs sociaux d'être les facilitateurs, les médiateurs entre eux et les institutions de droit commun.
Denise Vantelou, formatrice à l'IRTS d'Aquitaine, juge l'initiative de l'association girondine intéressante, car des travailleurs sociaux ont investi le champ de l'économie, ce qui reste rare. De plus, « les éducateurs de l'association ont su poser un regard critique sur l'assimilation à la française, en prenant en compte ses forces et ses faiblesses. A partir de là, ils n'ont pas tranché, mais ils font avec : d'une part, ils ne surprotègent pas les Manouches et, d'autre part, ils ne sont pas là pour remplir les dispositifs sociaux à toute force. Ils deviennent des passeurs, de façon à ce que les membres d'une communauté bien particulière arrivent à négocier avec le reste de la société. »
Avec les difficultés que cela suppose, évidemment : « faire avec », « partir des gens », ne pas rester dans le spécifique qui marginalise mais conduire vers le droit commun... Cela prend du temps et demande un effort permanent :les institutions ne sont pas toujours prêtes à jouer le jeu, certaines, parmi les chambres consulaires notamment, s'étonnant que l'on puisse soutenir des activités économiques aussi peu rentables. L'initiative lancée par l'association comprend, en outre, ses propres limites : pour l'instant, seulement deux personnes sont sorties du dispositif RMI. « En fait, les Manouches craignent de perdre ce revenu car cela signifie ne plus être couverts à 100 % par la sécu, indique Jean-Michel Viala. Nous leur expliquons alors qu'ils pourront prendre une mutuelle. Mais cela veut dire se projeter dans l'avenir, ce dont ils n'ont pas l'habitude. Pour la même raison, nous avons du mal à leur faire comprendre l'intérêt de réaliser des économies pour payer leurs cotisations, six mois plus tard. » De plus, le choix des activités n'est pas extensible, même si les Manouches ont su se diversifier et ne pas se limiter à la seule vannerie. Enfin, depuis 1996, une loi oblige les personnes souhaitant exercer un métier dans le bâtiment ou l'artisanat à suivre une qualification de type BEP, ou à posséder une expérience salariée d'au moins trois ans : ce sont autant de possibilités en moins pour les gens du voyage.
L'association ne se décourage pas pour autant, cette reprise d'activité commerciale constitue un peu le noyau dur de son action, destinée à montrer, entre autres, que les Tsiganes peuvent travailler, sans que cela soit nécessairement au noir... Une démonstration qui n'est pas inutile pour nouer de nouveaux partenariats et continuer de tisser des liens entre les gens du voyage et les « gadjé ». En outre, ce dialogue est favorisé par les autres modes d'intervention du service socio-éducatif qui souhaite travailler sur la globalité des personnes. Agréée comme lieu de domiciliation, l'association est le point d'ancrage de 400 familles manouches et favorise ainsi leur accès aux droits. Une assistante sociale assure des permanences et effectue un travail social polyvalent de catégorie, notamment pour ceux et celles qui ne sont pas rattachés à une commune en particulier. Des éducateurs servent également de médiateurs entre les parents des enfants manouches scolarisés et les enseignants, ce qui permet de désamorcer des situations difficiles, souvent dues à une incompréhension mutuelle.
Enfin, la structure girondine travaille sur la question de l'habitat, au moyen de baux glissants, mais pas seulement : « Nous aidons les collectivités locales à évaluer le problème - très complexe - du logement, précise Hélène Beaupère. Nous connaissons les besoins de la population tsigane, en termes de caravanes ou de logements. Et nous faisons valoir aux maires que l'accueil des gens du voyage ne se limite pas aux aires de stationnement : le logement, l'accès aux droits, la scolarisation des plus jeunes... tout cela est bien sûr intimement lié et peut même conditionner la réussite d'une reprise d'activité commerciale ! »
Anne Ulpat
(1) Voir ASH n° 1704 du 21-09-90.
(2) Voir ASH n° 2016 du 23-03-97.
(3) Service socio-éducatif de l'association des Amis des voyageurs de la Gironde : 91, rue de la République - 33400 Talence - Tél. 05 56 04 13 75 et 05 56 37 77 26.