Dans le champ de l'action sociale, il y a longtemps que l'on parle de créer des instances locales susceptibles d'être saisies par les professionnels sur des problèmes d'ordre déontologique ou éthique (voir encadré). Une idée qui a fait son chemin dans les services sociaux départementaux puisque plusieurs d'entre eux ont déjà élaboré leur propre charte éthique et/ou déontologique. Certains sont même en train de mettre en place des comités consultatifs locaux qui ont été évoqués, le 17 septembre, à Lyon, lors du colloque « Pouvoirs locaux, travail social, déontologie et éthique » (1).
Pour ceux qui se sont engagés dans l'aventure, il s'agit, d'abord, de redonner des repères aux professionnels. En effet, l'intensification de la crise sociale, liée aux effets de la décentralisation, a profondément bouleversé l'organisation des services sociaux. « Après la décentralisation, il y a eu des dérives et les lieux traditionnels de régulation ont cessé d'être efficaces », constate Michèle Nathan, secrétaire nationale de la CFDT Interco. Une situation qui, selon Jean-Louis Sanchez, délégué général de l'ODAS, a favorisé l'émergence de « risques de tensions entre pouvoirs locaux et travail social ». « Le premier est connu, explique-t-il, il s'agit de celui lié au partage d'informations inhérent à la mise en place d'une approche transversale du travail social et de son ouverture sur le développement social. » Ce qui justifie que certaines craintes concernant le secret professionnel se soient cristallisées autour du progiciel ANIS (approche nouvelle de l'information sociale) (2). Pour tenter d'apaiser ces inquiétudes, un comité interdépartemental d'éthique avait d'ailleurs été créé, en 1994, et un comité de veille mis en place dans chaque département utilisateur d'ANIS. Autre difficulté évoquée par Jean-Louis Sanchez : le risque de concurrence entre le pouvoir politique et le travail social dans la mesure où celui-ci est « appelé à intervenir activement dans la définition de la réponse publique et dans sa mise en œuvre collective ». Dans ce contexte, pour les services sociaux, l'élaboration d'un texte de référence et la création d'une instance consultative constituent un bon moyen de visibiliser leur action aux yeux des élus. Avec, en outre, la possibilité de servir de garde-fou au cas où des idées politiques, peu compatibles avec les principes du travail social, trouveraient un écho favorable au sein de certaines assemblées départementales. Enfin, de façon très pragmatique, après les différentes affaires judiciaires qui ont secoué le secteur, en particulier les procès d'Auch et du Mans, il n'était pas inutile de réfléchir au problème de la responsabilité professionnelle des travailleurs sociaux.
En Meurthe-et-Moselle, c'est à la faveur de la réorganisation des services sociaux que la réflexion sur une charte éthique a débuté, il y a environ un an et demi. « A l'époque, avec la territorialisation de l'action sociale, les professionnels craignaient de perdre leurs repères habituels », se souvient Gisèle Merotto, chargée des missions territorialisation et service social au sein du conseil général. Conçue par un comité de rédaction composé de huit professionnels, et fortement inspirée par les travaux de la mission Rosenczveig et de l'ANCE, la charte de Meurthe-et-Moselle propose aux travailleurs sociaux des « références communes » fondées sur les grands textes tels que la Déclaration universelle des droits de l'Homme, la Constitution et les différents codes de lois. Notions clés :l'usager est à la fois sujet et citoyen et doit être traité en tant que tel l' « acteur social » a une compétence reconnue et dispose d' « une indépendance et d'une liberté relative ». En effet, précise la charte, le professionnel « met en œuvre, d'une part, le projet institutionnel décidé par l'assemblée départementale et, d'autre part, le projet individuel ». Après plusieurs allers-retours, notamment avec le comité technique paritaire du département, celle-ci devrait être bientôt définitivement adoptée. Parallèlement, un groupe de travail permanent devrait voir le jour vers la mi-octobre afin d' « examiner a posteriori toute pratique où des questions globales relatives à l'éthique se poseraient ». Ainsi il pourrait être consulté lors de la mise en place de nouvelles procédures ou pour approfondir certaines questions : confidentialité, sécurité des dossiers, information des usagers... En revanche, il n'est pas prévu qu'il puisse réagir « à chaud ». « Lorsque des difficultés surviennent, c'est plutôt à l'encadrement de conseiller les professionnels », estime Gisèle Merotto. Ce groupe sera composé de volontaires représentant les différentes missions des services sociaux du département (ASE, PMI, action sociale départementale et prévention-insertion-développement). Il doit se réunir deux fois par an et adresser ses conclusions à la direction des services.
Il y a six ans, la mission menée par Jean-Pierre Rosenczveig sur la déontologie en travail social (3) proposait de créer, dans quelques régions, des instances chargées de conseiller les travailleurs sociaux. Elle souhaitait également que le Conseil supérieur du travail social (CSTS) puisse délivrer des avis aux pouvoirs publics. De son côté, l'Association nationale des assistants de service social, qui a réactualisé son code de déontologie en 1994 (4), possède sa propre commission déontologique. Plus récemment, en 1996, c'est l'Association nationale des communautés éducatives qui a adopté des « Références déontologiques pour l'action sociale » (5) et mis en place un comité des avis déontologiques. Enfin, dernière initiative en date, le CSTS a constitué, en décembre dernier, un groupe de travail sur le thème : « Ethique des pratiques sociales et déontologie des travailleurs sociaux » (6). Un premier rapport devait être rendu en décembre, mais le chantier a pris du retard. Toutefois, l'idée de créer un « comité des sages » pourrait être retenue par les rapporteurs.
Dans l'Isère, l'élaboration d'une charte éthique et déontologique de la polyvalence, destinée aux assistants de service social et aux conseillères en économie sociale et familiale, a débuté en 1993. A l'époque, il s'agissait de remettre à jour une charte du service social devenue obsolète. Rédigée avec l'aide de plus d'une cinquantaine de professionnels, le nouveau texte a été officialisé, en juin 1996, par l'ensemble des acteurs de la polyvalence : le conseil général, la préfecture, les caisses d'allocations familiales de Grenoble et de Vienne et la Mutualité sociale agricole (7). Très complet, il comporte un rappel des principaux textes de référence et, surtout, il aborde toute une série de questions concrètes. Quels rapports entretenir avec les usagers ? De quelle façon organiser la recherche et le recueil de l'information ? Quelles sont les obligations respectives des personnels et des employeurs dans le cadre du service public ? Car pour ses auteurs, cette charte doit être « un instrument au service des intervenants. Il doit servir de référence et être considéré comme une aide à la réflexion et à la décision. Il constitue aussi un engagement pour les travailleurs sociaux. » Suite logique de la charte, une commission départementale éthique et déontologique a été créée début 1997. Composée de cadres représentant les cinq organismes signataires, elle se réunit une fois par semestre et est chargée, d'une part, de rendre des avis sur des problèmes précis d'éthique ou de déontologie et, d'autre part, de poursuivre une réflexion de fond. Elle peut être saisie par l'ensemble du personnel des institutions partenaires, de façon individuelle ou collective. Précision importante : les dossiers sont toujours examinés de façon anonyme.
La proposition présentée par Pierre Jamet, directeur général des services du conseil général du Rhône - dont le président Michel Mercier est aussi président de la commission des affaires sociales de l'Assemblée des présidents de conseils généraux - lors du colloque de Lyon, est d'une tout autre nature. En effet, le comité départemental de déontologie qu'il souhaite créer d'ici début 1999, en s'inspirant de l'expérience du comité de veille ANIS, s'adresserait à l'ensemble des agents du conseil général et pas seulement aux travailleurs sociaux. Pour lui, il s'agit ainsi « d'éviter la dissociation entre les agents d'un même employeur. Tous méritent la même considération, obéissant aux mêmes règles et étant tenus par les mêmes devoirs. » En clair, les agents des services sociaux sont des fonctionnaires comme les autres et ne relèvent donc pas d'un traitement particulier. D'autant, ajoute le directeur général, que « le travail social n'est plus aujourd'hui la prérogative des travailleurs sociaux. Bien d'autres agents du département participent, à leur niveau, à l'intervention sociale. » Le souhait de Pierre Jamet est que, si elle aboutit, l'expérience se généralise. « C'est dans l'esprit de la décentralisation », affirme-t-il. Concrètement, ce comité pourrait être composé d'agents à la retraite du département. Son rôle ? « Il ne s'agit pas d'édicter de nouvelles normes mais il y a place pour une autorité indépendante de régulation qui pourrait être saisie par tout agent d'une collectivité sur des questions d'ordre déontologique », répond le directeur des services.
Reste que, quelle que soit la forme qu'elles peuvent prendre, ces instances départementales suscitent certaines réserves. Ne serait-ce que dans la mesure où elles sont impulsées par des institutions employeurs. « C'est plutôt une bonne chose que les départements s'intéressent à la déontologie des travailleurs sociaux, mais il ne faut pas que cela débouche sur une instrumentalisation de ces comités », prévient Michelle Nathan. Jean-Pierre Rosenczveig, pour sa part, se dit plutôt sceptique et même inquiet. « Il faut rappeler que seuls les professionnels sont légitimes à définir leurs propres règles. Les employeurs n'ont pas à s'immiscer. Le risque étant qu'ils cherchent à cadrer le travail social. » Une analyse que ne partage pas Chantal Cornier, directrice de l'institut de formation en travail social d'Echirolles (Isère). Pour elle, « c'est en construisant ensemble, avec les employeurs, les règles du jeu, qu'elles peuvent être reconnues par tout le monde ».
Autre difficulté : la multiplication des référentiels locaux ne risque-t-elle pas d'entraîner d'importantes disparités entre départements ? A tout le moins, observe Chantal Cornier, « en matière de déontologie, les règles ne doivent pas changer d'un bout à l'autre du territoire. C'est donc à l'Etat d'en être le garant. » Certes, juge pour sa part Gisèle Merotto, « il y a des particularités locales, mais, en réalité, tous ces textes s'inspirent des mêmes valeurs fondatrices, c'est-à-dire des droits de l'Homme et des grands principes humanistes ». Enfin, certains n'hésitent pas à pointer les limites de ces chartes et comités déontologiques. C'est notamment le cas de Jacques Ladsous, vice-président du Conseil supérieur du travail social : si elles sont nécessaires, « toutes ces instances n'empêcheront pas que l'exercice du travail social comporte une part d'incertitude et de risque à laquelle chaque travailleur social doit, un jour ou l'autre, se confronter ». Une conviction également défendue par les auteurs de la charte de Meurthe-et-Moselle. Pour eux, en effet, il n'est pas question de « dicter au professionnel sa conduite, la charte n'enlevant rien à sa responsabilité face à des situations toujours particulières ».
Jérôme Vachon
(1) Organisé par le conseil général du Rhône et par l'Observatoire de l'action sociale décentralisée - ODAS : 37, boulevard Saint-Michel - 75005 Paris - Tél. 01 44 07 02 52.
(2) Conçu pour assurer la gestion de l'aide sociale départementale, ANIS équipe actuellement près de 17 départements et 15 autres sont en passe de l'être - Voir ASH n° 2079 du 10-07-98.
(3) Voir ASH n° 1796 du 4-09-92.
(4) Voir ASH n° 1903 du 1-12-94.
(5) Voir ASH n° 1978 du 7-06-96 à 22.
(6) Voir ASH n° 2048 du 5-12-97.
(7) Voir ASH n° 2004 du 3-01-97.