Profitant, comme le reste de la population, de l'allongement de la durée de la vie et des progrès de la médecine, les personnes handicapées vieillissent. Certaines prématurément, autour de 40 ans, d'autres beaucoup plus tard... Derrière ce simple constat, se cachent des situations individuelles parfois difficiles. En effet, que vont devenir ces adultes ayant passé une grande partie de leur vie dans des centres d'aide par le travail (CAT) ou des ateliers protégés, par exemple, lorsqu'ils ne seront plus en mesure de travailler ?Et que faire de ceux qui ont toujours vécu chez leurs parents lorsque ceux-ci vieillissent ou disparaissent ?Directeur du CREAI d'Ile-de-France, Jean-Yves Barreyre évalue à environ 50 000 le nombre de personnes handicapées vieillissantes dont l'accueil et la prise en charge pourraient être problématiques dans les dix ans à venir. Quelle est la meilleure solution ?Développer des structures spécifiques ?Accueillir ces personnes âgées dans des maisons de retraite ordinaires ? Des questions que souhaitait poser la Fondation de France - qui travaille depuis plusieurs années sur le vieillissement des personnes handicapées - lors de ses rencontres à Lille (1).
Une enquête - encore en cours de réalisation - menée par le CREAI d'Ile-de-France et le Réseau de consultants en gérontologie, s'est penchée sur l'accueil des hommes et des femmes handicapés vieillissants en milieu spécialisé. Les chercheurs ont étudié huit foyers de vie et trois maisons de retraite spécialisées. Avec une première constatation : « Les deux types de structures ont plusieurs points communs. La volonté d'éviter des ruptures de prise en charge et le souci d'anticiper les passages d'un lieu de vie à un autre la place prépondérante du projet éducatif avec, au centre, la personne handicapée enfin, le choix de diviser la structure, quelle que soit sa dimension, en'petites unités de vie" de 10 à 15 personnes sous la forme plus ou moins revendiquée du'cantou ". » (2) D'une manière générale, les établissements visités comportent un lieu de vie avec des chambres autour. L'espace commun comprend une télévision, des banquettes, des tables basses pour des jeux, auquel s'ajoute, non loin de là, un coin consacré à la préparation des repas. « On constate un fort respect du caractère intime des lieux personnels : les noms sont sur la porte, le personnel manifeste une certaine retenue pour y pénétrer. Dans la grande majorité des cas, les meubles sont la propriété des résidents qui se font un certain point d'honneur à s'en acheter. »
Au-delà de l'importance de la qualité de vie au sein de ces structures, les chercheurs du CREAI et du Réseau de consultants en gérontologie insistent sur la compétence spécifique des personnels : celle-ci s'appuie notamment sur le projet individuel, qui tient compte du degré de la dépendance, de l'état de santé, mais aussi du parcours de vie et du niveau de sociabilité de la personne. D'où la mise en place d'un projet éducatif qui évolue en fonction de celle-ci. Ainsi, la force des lieux d'hébergement spécialisés réside moins dans les équipements que dans le savoir-faire de l'équipe médico-sociale.
Médecin généraliste et gériatre, Catherine Bruchet s'est intéressée, quant à elle, à l'accueil des adultes handicapés vieillissants dans des structures d'hébergement pour personnes âgées, situées dans le Puy-de-Dôme. 74 établissements (longs séjours, maisons de retraite médicalisées ou non et foyers-logements) ont répondu au questionnaire, distribué en 1997. 43 % d'entre eux pratiquent la cohabitation, soit 170 personnes handicapées incluses dans l'enquête. Sachant que Catherine Bruchet n'a retenu que les résidents admis dans l'institution gériatrique avant l'âge de 65 ans et ayant moins de 75 ans. « Ces critères sont volontairement restrictifs, car nous nous intéressons aux handicapés mentaux vieillissants dont la cohabitation avec des personnes âgées pourrait poser problème, parce qu'ils sont plus jeunes que la plupart des autres résidents », souligne le médecin gériatre. En effet, la moyenne d'âge des adultes handicapés à l'arrivée dans l'institution est de 51 ans et de 62 ans au moment de l'enquête... alors que la population habituellement accueillie dans ces structures a 81 ans. Avant d'être reçues en maison de retraite, les personnes handicapées étaient majoritairement en hôpital psychiatrique ou au domicile de leurs parents. Elles n'ont pu rester où elles étaient, soit en raison de troubles du comportement, soit à cause du décès ou de l'âge de leurs parents (un tiers des cas). Leur venue en institution gériatrique ne procède cependant pas d'un choix véritable, puisque dans la majorité des cas, aucune autre solution d'hébergement ne semble se présenter. Catherine Bruchet ajoute : « Elles sont plutôt assez autonomes, en particulier pour l'alimentation, l'habillage et les déplacements. Elles sont globalement moins dépendantes que les personnes âgées, sauf si elles ont un handicap moteur ou visuel associé. »
Comment se passe la cohabitation ? Plutôt bien :l'établissement est considéré comme bien adapté pour 65 % des personnes handicapées, mais mal adapté pour 35 % d'entre elles. 57 % n'ont jamais eu à souffrir d'attitudes de rejet de la part des autres résidents, mais il s'agit là de l'avis des cadres et non pas des adultes handicapés eux-mêmes. Cependant, l'auteur de l'enquête s'interroge : « La crainte des attitudes de rejet de la part des personnes âgées a souvent été mise en avant par les cadres des établissements qui n'accueillent pas d'adultes handicapés mentaux. Alors, les personnes âgées seraient-elles plus tolérantes que nous le pensons ? »
Les établissements estiment être confrontés à deux types de difficultés : le manque de temps, mais aussi et surtout le manque de formation, en particulier pour les adultes dont le handicap provient d'une maladie mentale. « Ce sont les personnes venant de l'hôpital psychiatrique qui semblent poser le plus de problèmes. Car une sur deux n'est plus suivie par une équipe de secteur », précise Catherine Bruchet. A l'issue de son enquête, celle-ci note que l'accueil conjoint se développe et émet une crainte partagée par d'autres professionnels : que la concentration de personnes âgées et d'adultes handicapés vieillissants ne conduise à un retour de la promiscuité pratiquée dans les anciens hospices. En même temps, la séparation des deux populations n'est, selon elle, ni réaliste, ni souhaitable. Ne serait-ce que parce que certaines personnes handicapées mentales souhaitent entrer dans une maison de retraite ordinaire.
Une seule chose est sûre : la solution idéale n'existe pas. Certains directeurs d'établissement constatent que l'accueil des personnes handicapées vieillissantes en structure ordinaire représente une véritable régression en raison de l'absence de projet éducatif. D'autres s'interrogent sur la pertinence de celui-ci, lorsqu'il concerne des personnes âgées de plus de 60 ans qui ont le droit, elles aussi, de se reposer ! D'aucuns, enfin, signalent les relations affectueuses très fortes qui s'établissent parfois entre les pensionnaires âgés et les handicapés vieillissants. Mais pour Patrick Rothkegel, directeur de l'Adapei des Pyrénées-Atlantiques, le problème n'est pas là : « Je ne sais pas s'il est préférable de développer les structures spécifiques ou les maisons de retraite ordinaires. Ce que je sais, c'est qu'il faut du personnel spécialisé : les équipes de gérontologie doivent déteindre sur celles du médico-social et vice versa. Les premières ont une très bonne compétence dans l'accompagnement en fin de vie, et les secondes sont très fortes sur le projet individuel : à elles d'échanger leurs savoir-faire. »
Mais qu'en pensent finalement les principaux intéressés ? S'est-on jamais préoccupé de demander aux personnes handicapées où elles souhaitaient vieillir ?Solidel, l'association nationale de travail protégé de la Mutualité sociale agricole, a demandé au Centre d'échanges et de ressources en ingénierie sociale (CERIS) d'interroger les travailleurs en CAT et en ateliers protégés. 1 170 ont répondu, 12,6 % ayant plus de 45 ans. En fait, 65 % des personnes consultées souhaitent rester dans leur logement actuel (foyer collectif, foyer autonome avec ou sans accompagnement, domicile des parents, accueil familial...). Seulement 7 % désirent changer de commune et de département. Quasiment aucun des travailleurs handicapés, bénéficiant à l'heure actuelle d'un logement autonome avec accompagnement, n'aspire à un hébergement en résidence pour personnes âgées ou pour handicapés. Ce qui fait dire à Marie-Madeleine Soigneux, chef de projet au CERIS : « La dispersion des réponses enregistrées quant aux solutions d'hébergement souhaitables et souhaitées reflète bien la disparité des besoins et des aspirations des travailleurs handicapés vieillissants. » Elle rejoint en cela Patrick Rothkegel, mais aussi les chercheurs du CREAI et du Réseau de consultants en gérontologie, qui tous estiment qu'il s'agit moins de mettre en place « la » structure idéale que d'offrir une palette de possibilités en fonction des situations individuelles et des ressources locales.
Un autre résultat de l'enquête du CERIS :l'ensemble des travailleurs handicapés interrogés a pleinement conscience qu'à un moment le temps de la retraite interviendra, et qu'il existe un temps de vie après le travail en CAT. Marie-Madeleine Soigneux ajoute : « Nous n'avons pas rencontré de personnes qui imaginaient retourner vivre chez leurs parents lors de la retraite. Le cycle des générations et de la vie est bien appréhendé. » Comme le souligne le chercheur du CERIS, ces personnes expriment finalement le même souhait que tout un chacun : elles ne veulent pas de rupture dans leur trajectoire, que ce soit pour leur lieu de vie, leurs relations de voisinage et leur réseau relationnel, leur environnement, leur indépendance, leur autonomie ou encore leurs loisirs. Cela dit, ces mêmes adultes handicapés vieillissants envisagent de recourir progressivement aux services pour personnes âgées quand le besoin s'en fera sentir. Et évoquent même la maison de retraite, mais pas « avant l'âge », pas avant d'être vieux. « Ils expriment le désir de mourir à domicile, avant d'être obligés d'aller en maisons de retraite, indique l'enquête. Ils voient celles-ci comme des lieux où l'on va quand on ne peut plus faire autrement, correspondant à des images de grande dépendance. »
Ainsi, privilégier une multiplicité de solutions d'hébergement et faire en sorte que les équipes médico-sociales et gérontologiques collaborent -deux principes qui ne sont déjà pas faciles à mettre en œuvre - ne suffit pas : il faut y ajouter la prise en compte de la parole et des désirs des personnes concernées, qui sont les mieux à même de dire où elles souhaitent vieillir et mourir.
Anne Ulpat
(1) « L'hébergement des personnes handicapées vieillissantes. Quelles options choisir ? » - Les 18 et 19 juin 1998 - Fondation de France : 40, avenue Hoche - 75008 Paris - Tél. 01 44 21 31 00 et l'Uriopss : 34, rue Patou- 59800 Lille - Tél. 03 20 12 83 50.
(2) Voir ASH n° 2067 du 17-04-98.