« Vivre sans savoir qui l'on est, explique Thérèse Dallemagne, c'est flotter, être toujours entre deux eaux c'est attendre perpétuellement quelqu'un c'est s'inventer une famille, se faire réclamer un patronyme : quel est votre nom ? Thérèse Denise ? Mais Denise, c'est votre deuxième prénom. Quel est votre nom de famille ? C'est craindre pour l'enfant que l'on porte :quelle hérédité va-t-on lui transmettre ? » On ne peut guérir d'un manque d'origine : quoi que l'on vous apporte dans l'enfance, cela ne se compense pas, affirme la vieille dame, elle-même mère de quatre enfants et plusieurs fois grand-mère. « Comment se construire, se situer dans la société et devenir un individu à part entière ? Pour prendre place parmi les autres, il aurait fallu que je sache par qui et comment j'étais née, à qui je ressemblais et de qui je pouvais porter l'histoire. A n'être personne, il est impossible d'être comme les autres. Je n'étais jamais à ma place, mais paradoxalement, je ne pouvais être ailleurs. »
Placée chez une nourrice, Thérèse Dallemagne s'était très tôt sentie différente des autres, de ses « sœurs » comme de sa « mère ». « D'où me venaient ces cheveux fous et ces yeux clairs ? » Cherchant sans cesse des preuves, la fillette se voit alors révéler par une âme bien intentionnée « ce secret que tout le monde - mes copines de classe, mes voisins, les gens de mon village -, tout le monde connaissait, sauf moi la principale concernée ».
Mentir à l'enfant sur son origine, affirme Thérèse Dallemagne avec force, c'est l'abuser, car la filiation appartient aussi à l'enfant. Mais comment faire comprendre aux autres cette « souffrance bien particulière qu'il est si difficile d'exprimer ?Comment rendre palpable ce mal-être existentiel à des gens qui sont, eux, nantis d'une origine ? »
De cet « indicible manque », de nombreux abandonnés, qu'ils aient ou pas été adoptés, sont venus témoigner, lors du dernier colloque de l'association Droit des pupilles de l'Etat et des adoptés à leurs origines (DPEAO) (1). Revendiquant ce que Jean-Marie Delassus, chef de service de l'unité de maternologie de Saint-Cyr-l'Ecole, appelle le « droit d'origine », à inscrire comme tel en bonne place au fronton des droits de l'Homme (2). Ce « besoin humain spécifique », que rien ne peut pallier ni apaiser, sauf la connaissance de la vérité, est cependant, encore aujourd'hui, très largement méconnu. C'est pourquoi Claude Sageot, administrateur délégué de la DPEAO, propose que les ministères, et au premier chef le ministère chargé des affaires sociales, constituent les moyens d'engager une recherche pluridisciplinaire sur les manifestations et les fondements de la souffrance d'origine. « Que savons-nous en effet de la déchirure que représente la disparition brutale de la mère pour le nouveau-né ? », interroge le sociologue. « Que change à cela la prise en charge affectueuse des travailleurs sociaux et autres professionnels de la relation ? Que savons-nous des itinéraires des personnes ayant été abandonnées, de leur socialisation ? Qui dira la part de l'abandon dans l'usage des psychotropes, alcool compris, dans la reproduction de la misère psychologique et sociale, dans l'absence de domicile fixe et de l'ensemble des manifestations de l'exclusion ? »
Il n'y a pas encore très longtemps, l'adopté ne pouvait que se taire. Avec tout ce qu'on avait fait pour lui- « c'est comme s'il était le mien » -, l'ingrat allait-il, en plus, se rendre coupable de haute trahison à l'égard de ses parents adoptifs ? « Cet argument, explique Anne Gautier, déléguée de l'Association pour le droit aux origines des enfants nés sous X (ADONX), resurgit inévitablement quand la recherche des origines est évoquée. Il participe à mon sens d'une conception faussée des rapports adoptants-adoptés, estime la jeune femme, qui, évidence à rappeler, sont fondés sur l'amour réciproque de parents et d'enfants, et non sur une relation bienfaiteur-dépendant. »
Cette affection pourtant, et l'attachement des enfants à leur filiation adoptive - « nos seuls vrais parents » -, ne sauraient effacer le traumatisme de la dépossession identitaire. De cela les parents adoptifs conviennent désormais beaucoup plus volontiers que par le passé, et ils demandent aujourd'hui, par la voix de Mme Roanne, de l'association Enfance et familles d'adoption (EFA), à « être entendus sur les modalités de l'accès aux origines et le nécessaire accompagnement » de leurs enfants pour mettre en place cette quête.
Pour l'heure, cette dernière se heurte à une juxtaposition de textes confus, au mieux source d'interprétations contradictoires - et donc d'une inégalité de traitement des administrés -, au pire de pratiques parfaitement arbitraires. Les abus de pouvoir les plus flagrants, explique Pierre Verdier, président de la Coordination des actions pour le droit à la connaissance des origines (CADCO), sont le fait des organismes privés d'adoption qui détiennent des informations personnelles qu'ils refusent aux intéressés, à la faveur de positions idéologiques et du flou des textes qui n'indiquent pas clairement s'ils sont soumis aux dispositions de la loi du 17 juillet 1978 sur l'accès aux documents administratifs. Mais les œuvres privées ne sont pas seules en cause et les services publics de l'aide sociale à l'enfance ne respectent pas toujours la loi, quand ils ne réservent pas un accueil proprement scandaleux aux intéressés. « Mais qu'est-ce que vous voulez ? Le dossier ? Il n'y en a pas. Et vos mères de toute façon sont des putains ! » « On accepte tout, d'être nous-mêmes bafoués, d'entendre insulter nos mères, tout, parce qu'on pense aux autres derrière, à celles et ceux qui chercheront aussi à consulter leur dossier de pupille », commente, bouleversée, Jacqueline Druais, qui a fondé l'association Pour la recherche de l'authenticité du passé, dans le but d'aider ses compagnons d'infortune.
Tous les témoignages ne sont pas aussi accablants, mais ils sont très nombreux à faire état d'inacceptables dysfonctionnements qui sont ressentis comme autant de nouvelles violences. D'où l'intérêt, dans tous les cas de figure, à se faire accompagner par un huissier, un avocat, ou le représentant d'une des associations qui militent pour la reconnaissance du droit aux origines. Et la nécessité, aussi, de ne pas hésiter à introduire des recours - devant la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA) puis le tribunal administratif - en face de tout refus injustifié. En tout état de cause, pour contribuer à une mise à plat des difficultés, la DPEAO propose d'établir un livre blanc présentant l'ensemble des situations où s'exercent des abus avérés.
D'abus, les mères abandonnantes aussi sont bien souvent victimes, et à la détresse des enfants fait écho le désarroi de femmes ayant accouché sous X, qui se retrouvent prisonnières d'un droit au secret qu'elles n'ont pas toujours réellement choisi et/ou dont elles ne mesuraient pas l'ampleur ni l'irréversibilité des conséquences. Douloureusement meurtries, plusieurs d'entre elles ont décidé de rompre la loi du silence (3). Ainsi Marie-Noëlle Bardin, enceinte à 15 ans. Dans la bonne bourgeoisie catholique à laquelle elle appartient, cette grossesse est inacceptable et la jeune fille est emmenée dans une maternité loin de chez elle. Inscrite sous un nom d'emprunt et anesthésiée lors de l'accouchement, on lui explique, à son réveil, que le bébé est mort-né. Faux : bien vivant, l'enfant a en fait été remis par le père de Marie-Noëlle- qui a signé le procès-verbal d'abandon - à une œuvre d'adoption, mais cela, la jeune femme ne l'apprendra que 20 ans plus tard. Le doute s'étant, pour différentes raisons, insinué dans son esprit, Marie-Noëlle Bardin a fait des recherches et acquis, il y a un an, la certitude que son enfant a survécu. Elle a également retrouvé l'œuvre à qui il a été confié et sait qu'il a été adopté. Mais par qui ? Motus, enrage la mère empêchée, donnant à entendre le poids de ce mensonge sur sa vie. Eliane Chirol aussi, poussée par sa famille, a accouché sous X sans le savoir et « ça a été le secret pendant 32 ans » jusqu'à ce qu'elle retrouve Jean-Christophe en 1995, témoigne-t-elle entre rire et sanglots.
Ce n'est pas par ses parents que Lætitia Buron a, quant à elle, été abusée, mais par sa méconnaissance de l'engrenage dans lequel elle mettait le doigt. Quand Mélody est née le 10 novembre 1987, « j'étais effrayée car je n'avais rien- pas de famille, pas d'argent, pas de travail, pas de mari, pas d'ami - pour accueillir mon bébé ». La jeune femme s'est alors vu proposer d'accoucher sous X. Proposer ? « Extorquer, affirme-t-elle aujourd'hui ! Parce que j'avais peur d'être une vilaine maman et que l'assistante sociale qui s'occupe du service des adoptions m'a dit qu'effectivement, j'étais une incapable, sans famille, de la DDASS, sans métier, sans formation. Pourquoi ne m'a-t-on pas aidée ? Pourquoi, deux jours après la naissance- et alors que je n'étais pas en mesure de prendre quoi que ce soit comme décision -, m'a-t-on fait signer, de mon seul prénom, un PV d'abandon pour la vie et jusqu'à la mort ? Pourquoi ne nous a-t-on pas donné notre chance, à Mélody et à moi ? Pourquoi avons-nous rencontré ce'X" sur notre chemin ? » Un témoignage à vif qui montre bien, s'il en était besoin, toute la difficulté pour ces femmes d'assumer une décision forcément douloureuse et prise dans des conditions toujours difficiles. De fait, accepter ou pas une maternité est un « droit imprescriptible », déclare Jean-Marie Delassus. « Mais est-on réellement en mesure de l'exercer quand on est à ce point pris dans la souffrance et le désarroi ? » En outre, ajoute le médecin, « c'est une donnée extrêmement importante : la qualité et la nature de la maternité psychique ne sont pas prédictibles avant l'accouchement ».
Préconisant de passer de l'accouchement « assassiné » à l'accouchement « protégé, c'est-à-dire qui protège la liberté de la femme d'être ou de ne pas être mère », le docteur Delassus suggère d'abord de respecter le moment de l'enfantement qui ne se limite pas à une extraction, puis de ne pas séparer la mère et l'enfant, et de faire ensuite un diagnostic différentiel pour distinguer les différents ordres de difficultés auxquels celle-ci est confrontée (difficulté maternelle psychique, difficultés sociales, personnelles, etc.). « On réexaminera ensuite sa demande initiale : ou elle a pu mûrir sa maternité, ou elle ne peut pas, ou elle ne le veut pas : à nous alors d'assurer la transmission de la mère d'origine à la mère adoptante », insiste Jean-Marie Delassus, qui prône une adoption « en face à face ».
Il n'est pas évident, cependant, que les esprits soient mûrs pour entendre cet appel à une révolution de l'adoption. Une prise de conscience semble en revanche s'amorcer sur « les conséquences extrêmement graves de l'accouchement anonyme, celui-ci privant doublement l'enfant de sa filiation maternelle et paternelle », ainsi que l'écrit Irène Théry dans le rapport établi pour Elisabeth Guigou et Martine Aubry (4). Le caractère indu d'une demande de secret de leur état civil, par des parents confiant des enfants de moins de un an à l'aide sociale à l'enfance, est également dénoncé par Irène Théry. Aujourd'hui, fait observer Pierre Verdier, le souhaitable paraît possible. C'est pourquoi, pragmatique, le juriste tient à la disposition des élus qui voudront bien s'en saisir, une proposition de loi : sans modifier le dispositif légal relatif à l'adoption plénière, ce texte empêcherait d'amputer un enfant de la connaissance de sa filiation biologique.
Caroline Helfter
(1) « Droit d'origine. Abandon, adoption, filiation », organisé le 27 juin à l'Assemblée nationale - DPEAO : 2, rue de la Censive - 91310 Longpont-sur-Orge - Tél. 01 69 80 76 99.
(2) Voir « Le droit d'origine », Cahiers de maternologie n° 9 - ASH n° 2074 du 5-06-98.
(3) Marie-Noëlle Bardin, Lætitia Buron et Eliane Chirol ont annoncé, le 27 juin, la création d'une association de mères ayant accouché sous X.
(4) Voir ASH n° 2072 du 22-05-98. De son côté, la commission d'enquête parlementaire, présidée par Laurent Fabius, propose d'aménager l'accouchement sous X ; voir ASH n° 2071 du 15-05-98.