Ils ont investi un bout de trottoir sur la Canebière, un morceau de bitume qui n'a d'autre particularité que d'être leur territoire, le lieu de rendez-vous de quelques supporters de l'Olympique de Marseille (OM) qui se sont baptisés « les jeunes de la rue » et qui se rencontrent là, à la nuit tombée, lorsque les derniers passants ont délaissé l'avenue.
Il est un peu plus de minuit. L'équipe de prévention de nuit de l'Association pour la réadaptation sociale (ARS) (1) sillonne le centre de Marseille, à la rencontre d'une population dont le seul dénominateur commun est d'occuper la chaussée lorsque tout le monde dort. « Les jeunes de la rue » ne nécessitent pas d'intervention particulière : ils souhaitent créer une association de foot et se tournent vers l'ARS afin qu'elle les aide dans leurs démarches administratives. Rendez-vous est pris dans les jours à venir. Mais tous ceux que l'association rencontre n'en sont pas là : pour les « Winners », un autre groupe de supporters de l'OM, très présent dans le quartier historique du Panier, éducateurs spécialisés, psychologues et animateurs sociaux en sont encore aux manœuvres d'approche. Se faire connaître, investir petit à petit ce dédale de rues, discuter « de tout et de rien » pour finalement faire émerger des situations de détresse au sein d'une famille ou d'une bande de jeunes qui ne feront jamais la démarche de s'adres-ser à un service social. « Ce qui caractérise cette population, c'est qu'elle ne nous demande rien. C'est en cela que nous avons dû changer notre pratique professionnelle, précise Jean-Pierre Baptiste, éducateur spécialisé à l'ARS. Auparavant, les gens en difficulté venaient nous voir, ils ne disaient rien mais leur silence même exprimait une demande. Ce n'est plus le cas. »
Pour l'équipe de prévention, chaque nuit varie en fonction des rencontres : il y a des jeunes désœuvrés, qui ne connaissent pas de rupture familiale à proprement parler, mais qui traînent leur ennui dans la rue, jouent au foot et qui jamais ne consentent à aller se coucher. « Notre mission consiste alors à maintenir une certaine paix sociale, à leur faire entendre raison, explique Didier Jaffiol, éducateur spécialisé. Car le simple fait de taper dans un ballon est perçu comme une agression par le voisinage. Nous essayons de limiter ce genre d'incivilité. » Pour ces jeunes en mal d'activités, l'association marseillaise a même ouvert une salle de sport la nuit, accessible de 21 heures à minuit... dans l'espoir qu'ils finiront par la fréquenter le jour. Il y a aussi les fugueurs pour lesquels il faut trouver un hébergement dans l'urgence, il y a les situations de maltraitance détectées au bout de plusieurs semaines de discussions, les cas de prostitution et de toxicomanie de mineurs, les conflits familiaux inextricables... Bien sûr, ces visites nocturnes n'auraient aucun sens si elles ne se doublaient pas d'un accompagnement social de jour. Ce qu'Alain Lerussi, directeur de l'ARS, nomme le coportage. « Nous restons auprès des gens jusqu'à ce qu'ils soient prêts à s'adresser à un service social classique. Il nous faut entreprendre un réel travail de médiation entre le jeune et la structure susceptible de l'accueillir. Cela peut durer parfois des semaines. Une fois l'admission du jeune effectuée, nous sommes, tant pour lui que pour le service, le recours qu'ils appelleront au moindre incident. » Aucun membre de l'équipe ne parle d'insertion, mais plutôt de redémarrage d'une activité, de « renarcissisation ». « C'est encore pour les jeunes que c'est le plus simple, estime Alain Lerussi. Par le biais des mineurs, nous avons souvent accès aux familles, à des problématiques plus complexes donc. On commence avec une personne, on lance une action mais parfois elle nous entraîne plus loin que ce que l'on aurait imaginé. » Du coup, l'association peut difficilement « trier » le public auquel elle s'adresse et ne s'intéresser qu'aux jeunes, comme cela devait être le cas au départ.
Jusqu'à présent, l'ARS a toujours entrepris au moins une démarche vis-à-vis des populations rencontrées. Mais la médiation n'est possible que parce que l'association a parié d'emblée sur la pluridisciplinarité : un éducateur spécialisé salarié de l'ARS, un autre relevant de la PJJ, un animateur social connaissant comme sa poche les quartiers du centre et leurs habitants, un policier, une psychologue... Tous travaillent ensemble et confrontent - le mot n'est pas trop fort - leurs points de vue. Comme ils le disent, leur projet est commun - faire de la prévention par le biais de la médiation - mais leur logique d'intervention est différente. « C'est parfois très difficile à gérer parce qu'ils sont en désaccord, admet Alain Lerussi. Certains proposent des solutions, les autres n'y croient pas. Mais une fois qu'un accord est trouvé, toute l'équipe soutient celui qui entreprend sa mise en œuvre. Et puis surtout, l'interdisciplinarité montre qu'il y a toujours quelque chose à faire : l'éduc spé va lancer une action à laquelle les autres n'avaient pas pensé, etc. » En outre, la collaboration avec les autres services sociaux de la ville s'en trouve facilitée. Le bilan après six mois seulement d'intervention ? « Nous traversons pour l'instant une étape d'accumulation d'expériences, de savoirs, d'implantation dans de nouveaux espaces de conquête, de reconnaissance », estime le directeur de l'ARS. Son objectif, à l'avenir : « établir un partenariat actif avec les services qui interviennent le jour, réaliser des actions communes, échanger, agir ensemble sur le quartier, sur un groupe de personnes... »
C'est également ce que tente de faire l'équipe d'Alain Caron, l'un des responsables du service de prévention spécialisée de l'association Acodège, à Dijon (2). En partant du même constat que ses collègues marseillais : il faut aller au-devant des jeunes en difficulté qui refusent tout contact avec les institutions. « Il s'agit d'aller vers, d'assurer une présence sociale dans les lieux informels afin d'en faire des espaces de médiation sociale », souligne-t-il. Autrement dit : les éducateurs de rue fréquentent les caves, les cages d'escalier des immeubles, là où les adultes ne mettent plus les pieds. Les éducateurs espèrent ainsi recréer des interactions positives avec « ces jeunes en difficulté ». Derrière cette expression fourre-tout : des 16 à 25 ans, habitant des quartiers disqualifiés - les Grésilles ou Fontaine d'Ouche à Dijon - qui ont un parcours chaotique fait de ruptures scolaires, économiques, sociales ou culturelles.
En allant au-devant d'eux, Alain Caron et son équipe nourrissent un projet ambitieux : lutter contre la stigmatisation dont ils sont victimes et qu'ils finissent eux-mêmes par entretenir. « Ils se construisent une identité en fonction de leur groupe d'appartenance, selon une logique d'enfermement spatial et mental. Ils n'ont plus aucun contact avec les autres : auparavant, les adolescents se construisaient par opposition aux adultes, en entrant en conflit avec eux. Désormais, il n'y a plus de confrontation : les adultes et les jeunes vivent dans deux mondes différents. » D'où l'importance pour les professionnels de rétablir le dialogue, même si cela ne suffit pas. « Les éducateurs de rue ont toujours dialogué avec ce public-là, poursuit Alain Caron. Mais nous nous placions dans un rapport et une logique individuels. Désormais, nous devons appréhender chaque personne dans un contexte global. »
C'est dire la nécessité, pour recréer véritablement du lien social, d'inscrire les jeunes dans des projets ne relevant pas de l'occupationnel mais de l'insertion dans un quartier, une ville. De manière à développer leur capacité d'autonomie et à leur renvoyer une image positive d'eux-mêmes. Ce qu'Emmanuel Galland, l'un des éducateurs, résume ainsi : « Faire avec et non à la place de. » Exemple : deux jeunes partiront au mois de juillet sur un chantier école en Afrique pendant trois semaines. L'objectif va bien au-delà du séjour proprement dit - au cours duquel ils seront amenés à échanger leurs savoir-faire, ce qui est déjà valorisant en soi. « L'un devra prendre des photos, l'autre tenir un journal de bord, pour ensuite raconter ce voyage aux gens du quartier et dans les écoles de Dijon, explique Alain Caron. Pour ce faire, avant de partir, ils ont dû s'inscrire au club photo du centre social et participer à un atelier d'écriture. Ce qui les a obligés à se réinsérer dans un territoire, mais cette fois-ci de façon non stigmatisante. » Ils ont également participé au montage du projet : demande de financement, rencontres avec les élus, démarches administratives, multiplication des rendez-vous téléphoniques, etc.
« C'est cela pour moi la médiation :partir du désir du jeune pour l'inscrire dans du lien social. Auparavant, nous aurions lancé un chantier école et il se serait arrêté là. Désormais, nous recherchons toutes les ramifications que cela peut entraîner dans le quartier.» Une démarche vouée à l'échec si elle ne s'inscrit pas dans la transversalité, à savoir un même regard partagé par des partenaires différents. Ainsi à Dijon, une commission de sécurité, issue du conseil départemental de prévention de la délinquance, permet de lister les faits marquants de la semaine - en termes d'incivilité ou de violence plus grave - mais aussi et surtout d'échanger sur les pratiques professionnelles des uns et des autres, éducateurs spécialisés et policiers par exemple. Ce qui fait dire aujourd'hui à Alain Caron que tout le monde ou presque travaille dans le même sens - sociétés HLM, élus, CCAS, préfecture, etc.
A Marseille comme à Dijon, les éducateurs ont choisi de réinterroger leurs pratiques professionnelles en allant au-devant d'un public non homogène, exclu ou en risque de l'être, et dont il devient de plus en plus difficile de démêler les situations. Tous mettent d'ailleurs en avant la modestie de leur intervention :les solutions trouvées sont parfois fragiles, elles doivent être portées à bout de bras et ne débouchent pas nécessairement sur une insertion proprement dite. Alain Lerussi et Benoît Heitz, directeur d'Acodège, partagent la même analyse : la prévention relève du militantisme, ce qui en fait sa force et sa faiblesse. Que les personnes qui s'investissent aujourd'hui dans l'ARS ou dans l'association dijonnaise prennent une autre orientation professionnelle, et tout - ou presque - est à refaire. A Dijon, par exemple, nul doute qu'Alain Caron joue un rôle moteur : il a su remettre en question les modalités d'intervention de l'éducation spécialisée et conceptualiser de nouvelles pistes d'action. Il n'empêche que tout en étant d'accord sur le fond avec leur chef de service - « apportons du sens et pas seulement des activités » - les éducateurs spécialisés avouent le manque cruel de moyens, et la difficulté de parvenir à des solutions pérennes.
Enfin, et ce n'est pas propre à Dijon ou Marseille, les éducateurs spécialisés se doivent de découvrir la bonne distance avec les jeunes qu'ils rencontrent et qu'ils finissent par bien connaître. Afin de leur renvoyer une image d'adulte et non pas un simple miroir : « Et c'est d'autant plus difficile pour nous qui intervenons la nuit, souligne Nicole Versi, psychologue à l'ARS. C'est un moment où les comportements sont bien particuliers, et où nous risquons nous-mêmes de perdre nos repères. » Il n'est d'ailleurs pas étonnant que les professionnels marseillais aient derrière eux entre 15 et 20 ans de pratique.
Anne Ulpat
(1) ARS : 6, rue des Fabres - 13001 Marseille - Tél. 04 91 99 43 00.
(2) Acodège : 22, rue de la Petite-Fin - 21121 Fontaine-les-Dijon - Tél. 03 80 58 17 93.