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Un choc culturel inévitable ?

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Aides-ménagères, travailleuses familiales, auxiliaires familiales et auxiliaires de vie : plus de 150 000 personnes exercent aujourd'hui des professions d'aide à domicile. Dans des conditions souvent difficiles car entrer chez quelqu'un, c'est aussi rentrer dans sa vie.

Parce qu'elle s'effectue dans l'espace de l'intimité familiale, l'intervention au domicile confronte les professionnels à cette multitude de gestes et d'habitudes qui font la trame du quotidien de chacun. Or rencontrer le quotidien de l'autre, c'est découvrir qu'il n'est pas comme le sien et s'affronter à une série de petites ou plus grandes différences, parfois créatrices de chocs, voire de conflits. Oser en parler pour tenter de mieux préparer les travailleurs sociaux à les appréhender, tel était le but d'une journée de réflexion récemment organisée, à Paris, par l'Institut régional de formation et de recherche en aide à domicile  (IFRAD)   (1).

Domicile et identité

Entrer chez l'autre est toujours délicat du fait des fonctions que remplit son « chez-soi » pour tout individu, explique le psychosociologue Elian Djaoui. Fonction de protection, bien sûr, mais aussi fonction symbolique de maintien de l'identité, qui se manifeste à plusieurs niveaux. « Le domicile renvoie d'abord à la personnalité de l'habitant, qui l'investit plus ou moins en l'aménageant. Un investissement qui 'coûte" en temps, en argent, en énergie affective », souligne le psychosociologue. Goûts, manies, idéaux, contradictions, sont ainsi révélés par nos manières d'habiter. En tant que reflet de l'organisation familiale, des valeurs sur lesquelles elle se fonde et des rôles et places qu'elle attribue à chacun, le domicile est également le lieu de l'assise « interpersonnelle » de l'identité. Il participe enfin de la dimension sociale, car l'habitation et son environnement nous inscrivent dans des groupes socio-culturels d'appartenance larges. Plus globalement bien sûr, le domicile est aussi le creuset de l'éducation familiale où s'édifie l'identité des enfants.

« Intervenir à domicile, déclare Elian Djaoui, signifie donc, qu'on le veuille ou non, intervenir sur l'identité des personnes : travailler avec des familles sur les aspects apparemment les plus'matériels ",comme l'entretien du logis, l'hygiène, l'alimentation, peut donc entraîner des bouleversements sur l'identité psychologique et sociale des individus. Et ce, sans même parler d'actions dans des domaines comme l'éducation des enfants, les manières de s'habiller ou les modes de consommation. »

Faisant perdre à l'habitat son caractère de cocon protecteur, la venue d'un travailleur social -même demandée - peut, de ce fait, être vécue comme une insécurisante intrusion, ce qui explique certains comportements d'intolérance ou d'agressivité des familles suivies. « Autant de réactions qui peuvent sembler excessives ou insupportables, mais sont à comprendre comme des réactions de défense de l'identité » de populations déjà fragilisées, que l'origine de cette fragilité soit une pathologie physique, un handicap mental ou une inadaptation sociale. Tout le monde, en outre, ne supporte pas facilement d'être aidé et quand, en plus, cette aide est imposée à l'usager, celui-ci peut percevoir le travailleur social comme l'émanation d'un « pouvoir » susceptible de le juger, voire de le disqualifier. Or même dans les situations sociales les plus détériorées, souligne le psychosociologue, les familles ont trouvé des formes d'adaptation que le professionnel peut être amené, en toute bonne foi, à déséquilibrer.

En outre, affirme Elian Djaoui, quand des problèmes se posent, il faut éviter de tout interpréter en termes de différence culturelle : « c'est propre à leur culture », « c'est comme ça qu'ils vivent chez eux ». Les difficultés rencontrées par les usagers peuvent effectivement être dues à des facteurs sociaux (insalubrité ou exiguïté du logement par exemple). Néanmoins il est certain que, dans le cas où l'intervention à domicile met en contact des personnes de cultures différentes, cette rencontre peut entraîner malaise et frictions. Cela se vérifie aussi bien quand il s'agit de professionnelles françaises travaillant avec des personnes immigrées ou,  cas le plus fréquent selon Denise Crouzal, directrice de l'IFRAD, lorsque ce sont des travailleuses familiales d'origine étrangère qui sont amenées à intervenir dans des familles françaises. Les réactions plus ou moins « racistes » des deux partenaires (professionnel et usager), analyse Elian Djaoui, révèlent que l'identité de chacun d'eux est ébranlée. Une remise en question qui conduit les protagonistes, consciemment ou non, à développer un certain nombre de mécanismes psychologiques pour s'en protéger.

Dissiper les malentendus

Dans ce face-à-face, tout - c'est-à-dire aussi les plus petites choses - peut être source d'incompréhensions, explique le sociologue Gilles Verbunt. Par exemple les Africains tutoient d'emblée leur interlocuteur, sans que cela soit un signe de manque de respect, mais tout simplement parce que le « tu » signifie le singulier et le « vous » le pluriel. La façon de regarder ou de ne pas regarder en face la personne à qui l'on s'adresse, ainsi que la distance à laquelle on se tient les uns des autres dépend aussi beaucoup des cultures : au Maghreb et en Afrique, on se met plus près de vous qu'en France, en Asie plus loin. Le mot « oui » est aussi source de nombreuses équivoques car, très souvent,  il faut juste l'entendre comme une formule de politesse et pas comme le signe d'un acquiescement réfléchi. Les « bonnes » et les « mauvaises » odeurs sont aussi particulièrement connotées d'un point de vue culturel, et la conception même de la propreté est très variable : ainsi, fait observer Gilles Verbunt, certains peuvent insister beaucoup sur la propreté du corps, mais ne pas faire très attention à leur environnement, alors que « chez nous, aux Pays-Bas, on se lave beaucoup moins souvent mais la maison doit être nickel... ». Les questions de pudeur ne concernent pas non plus partout les mêmes parties de l'anatomie : ici on dévoilera ses jambes sans être indécent, ailleurs ce sont les seins. La gestion occidentale du temps est également l'occasion de fréquents malentendus avec les familles africaines qui ont un autre sens de l'heure. De même les relations hommes-femmes, parents-enfants, vieux-jeunes, sont éminemment variables et le statut même du travailleur social, profession inconnue dans de nombreux foyers d'origine étrangère, est souvent une question délicate. Soit il ne sera pas accepté, soit il sera considéré rapidement comme un grand frère ou une grande sœur pour les enfants, voire un papa ou une maman, précise Gilles Verbunt, car dans de nombreuses cultures, l'enfant est celui de tous les adultes de son environnement.

La confrontation de deux systèmes

« Nous avons tous beaucoup de préjugés : on ne peut pas faire autrement et ce n'est pas en soi condamnable », commente le sociologue. L'important est de nous les avouer à nous-mêmes au lieu de refuser de les mettre en question et de parler de ce qui nous différencie avec les intéressés, de leur demander pourquoi ils font comme ceci ou comme cela, pour tenter de trouver une solution pratique. Cela ne signifie évidemment pas que tout soit acceptable, c'est-à-dire respectable, dans toute culture, insiste Gilles Verbunt. Mais il ne faut pas non plus lier une simple question de fonctionnement, par exemple le respect de l'horaire, à une question de culture, sinon on en fait un problème d'identité qui suscite automatiquement des réactions de défense des individus.

On se rencontre tous à travers des représentations qu'on a déjà, à l'avance, de la culture de l'autre, et c'est un réaménagement qui se joue alors, précise Rachid Bennegadi, psychiatre anthropologue. Cela peut d'ailleurs susciter des empathies extraordinaires et pas seulement des obstacles. Mais il est vrai qu'on est mal à l'aise quand on ne partage pas les mêmes schémas mentaux et lorsqu'on communique mal, on interprète à fond, au risque de faire complètement fausse route. D'où l'importance des outils et formations, car à l'évidence, la bonne volonté ne suffit pas. Ce qu'il faut bien savoir quand on intervient dans l'espace de l'autre avec une mission, c'est qu'on représente soi-même un système : qu'on le veuille ou non, souligne Rachid Bennegadi, on n'apporte pas que sa personnalité et son charisme, mais on transporte avec soi des valeurs et références - très complexes car sous-entendues et non explicitées - dans un autre système qui tourne pour lui-même dans un cadre prédéfini. « Cette confrontation n'a rien à voir avec ce qui se passe dans une relation en face-à-face, ajoute l'anthropologue, et les théories dans lesquelles on forme les travailleurs sociaux ne s'appliquent pas au groupe : ça se joue ailleurs et cet ailleurs, personne ne les y prépare. » Ce qui engendre des difficultés - et des impuissances - parfois terribles. Il faut donc, bien entendu, connaître la culture des autres. Sachant, renchérit Rachid Bennegadi, que « les gens à qui on a affaire sont, tout autant que nous, débordés par des quantités de stéréotypes sur leur propre culture »   mais il faut savoir aussi quelles sont les grandes valeurs que l'on colporte soi-même, qui avec des charités insupportables, qui avec un militantisme exacerbé, qui encore avec un universalisme étouffant...

La confrontation au domicile, entre des personnes qui ne se sont pas choisies, est effectivement très délicate, constate Dominique Picard, directrice d'Atmosphère, service parisien d'aide aux personnes âgées. Et ce, d'autant plus qu'il y a souvent une complète inadéquation entre ce que souhaite l'employeur - pour le dire vite :pas d'étrangère et surtout pas de femme de couleur -, et les gardes à domicile qui travaillent avec l'association. « Une formation pour ces femmes-là, oui, mais quelle peut-elle être ? », s'interroge Dominique Picard, alors que ce qui est attendu d'elles c'est de ne plus avoir d'accent, de ne pas « sentir », d'arriver à l'heure, etc. Cependant, note cette directrice, une fois passée l'épreuve de la négociation où l'on doit faire comprendre à la famille que la personne qu'elle va voir n'est pas celle qu'elle croit, il s'avère qu'au moment de la rencontre il y a relativement peu de rejets.

Apprendre à se connaître

Dans cette interaction qui se construit, au jour le jour, entre les protagonistes, chacun va développer des attentes par rapport à l'autre et par rapport à la relation, explique le sociologue Vincent Caradec, auteur d'une recherche sur les rapports entre personnes âgées et aides-ménagères, dans les deux cas toutes de culture française.

La cohabitation entre personnes âgées et aides-ménagères engendre deux types de difficultés, précise-t-il. Les premières sont liées à l'appropriation du territoire :l'aide-ménagère doit disposer de l'espace utile à son travail, tandis que la personne âgée revendique le droit de faire ce qu'elle veut chez elle. Il y a également des problèmes de contrôle des informations sur soi-même : du fait de sa présence au domicile, l'aide-ménagère voit et entend un certain nombre de choses  en outre, par la conversation, les deux partenaires peuvent apprendre mutuellement beaucoup l'une sur l'autre.

A cela s'ajoute l'ambivalence des missions de l'aide-ménagère : est-elle d'abord là pour faire le ménage ou apporter une aide, un soutien, un réconfort à la personne âgée ?Certaines personnes âgées font un « codage technique » du travail de l'aide-ménagère, alors que d'autres privilégient le pôle relationnel. On retrouve le même distinguo du côté des aides-ménagères : certaines se situent dans un registre avant tout professionnel - « il y a l'employeur et l'employée, chacun a sa vie, je suis là pour deux heures de travail et puis terminé »  - alors que d'autres insistent sur l'importance d'écouter la personne âgée et de parler avec elle. De fait, la relation se construira à partir de deux systèmes d'attentes qui vont plus ou moins facilement s'accorder. Et pourtant, en dépit des différences, « quelque chose de très fort se passe dans le huis clos du domicile, parce que des humains se rencontrent, fait observer Dominique Picard. Et, quelque part, ça marche, grâce à cela ».

Caroline Helfter

Notes

(1)   « A domicile, le choc des cultures », 11 juin 1998 - IFRAD : 4, rue Alfred-de-Musset - 92240 Malakoff - Tél. 01 46 55 61 08.

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