Alors que le rapport du professeur Bernard-Pierre Roques préconise une nouvelle classification des drogues selon leur dangerosité (1) et que la mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) (2) devrait élargir son action à l'ensemble des comportements addictifs, la Cour des comptes vient de rendre public, le 7 juillet, un rapport particulier relatif au dispositif de lutte contre la toxicomanie (3). « Plus d'un quart de siècle après la loi du 31 décembre 1970 [...] qui constitue encore la clé de voûte du système français en la matière », elle a souhaité compléter l'approche des nombreuses études réalisées sur ce sujet, mais en abordant cette fois « ses aspects administratifs et financiers ». Un point de vue qui révèle, en fait, un état des lieux très complet (4) des politiques de lutte contre la toxicomanie, cette dernière restant « un phénomène souterrain » et « difficile à cerner ».
Force est de constater, tout d'abord, « la pluralité des acteurs publics », dans un domaine toujours de compétence exclusive de l'Etat. Ce dernier aurait ainsi dépensé au total 4,7 milliards de francs pour lutter contre la toxicomanie en 1995. Quant aux budgets interministériels spécifiques, ils ont connu, depuis 1995, « un quasi-doublement ». Mais face au développement de la toxicomanie, de « nouveaux acteurs publics » (collectivités territoriales, CAF, CNAM...) se sont impliqués. Les collectivités locales, en particulier, ont dû répondre à une sollicitation accrue des services spécialisés et l'Etat transfère de plus en plus de charges vers les caisses d'assurance maladie en matière de toxicomanie.
Qu'en est-il alors de la coordination centrale de cette politique ? « Fluctuant » et « peu opérationnel », c'est ainsi que le rapport qualifie le dispositif de pilotage composé d'un comité interministériel et de la MILDT. Cette dernière, qui a connu 13 présidents depuis 1982, n'a pu jouer son rôle de coordinatrice que sur certains dossiers. Or, « les ministères concernés conduisent leurs propres actions » sans grande concertation entre administrations. Ainsi, « les tensions entre la DAS et la direction générale de la santé [DGS] » ont longtemps retardé certains projets comme celui des centres d'hébergement d'urgence. C'est aujourd'hui la DGS qui regroupe les compétences des deux administrations en matière de toxicomanie. Quant à la volonté politique, elle a été « hésitante ». Des plans, comportant souvent « les mêmes propositions, restées lettre morte ou insuffisamment suivies d'effets », se sont en effet succédé. « L'insuffisance de connaissances » en matière de toxicomanie expliquerait largement, selon l'étude, cette hésitation de l'action publique. Résultat : ni politique d'ensemble, ni politique innovante, la pratique de reconduction budgétaire étant de mise. Quant à la coordination locale, notamment celle que devaient assurer les comités départementaux de lutte contre la toxicomanie (CDLT), elle est « limitée », quand elle n'est pas tout simplement « absente », constate la Cour des comptes.
Sur le terrain pourtant, plusieurs types de prise en charge se côtoient. Le dispositif spécialisé, qui s'est développé sur une base associative, assure en partie la prise en charge sanitaire et sociale des toxicomanes. Mais le réseau des centres de soins conventionnés spécialisés pour toxicomanes (CSST) - 184 en ambulatoire, 54 en hébergement collectif et 32 permanences d'accueil en 1996 - offre « une couverture sanitaire inégale » selon les départements. Il reste en effet ignoré des instruments de planification sanitaire. En outre, constate le rapport, « les besoins des jeunes usagers de drogue qui consomment des substances psycho-actives, associant alcool, cannabis, ecstasy et médicaments ne sont souvent couverts que par les services d'urgence à l'occasion d'épisodes aigus ». En revanche, l'ouverture de « boutiques » ou de « sleep-in » autour des traitements de substitution, a permis l'accueil de toxicomanes « très marginalisés ». Ces traitements de substitution ont également fait évoluer les pratiques du dispositif sanitaire de droit commun , même si les progrès restent inégaux : les généralistes de ville sont encore mal formés à ces problèmes, et les lits de sevrage réservés (de 3 à 5 par CHR obligatoires depuis 1993) trop souvent inexistants. En 1994, de 7 % à 8 % des toxicomanes auraient été sans couverture sociale. Les programmes de substitution eux-mêmes, n'existaient toujours pas dans 27 départements au 31 décembre 1996. Mais surtout, l'insertion sociale des toxicomanes demeure difficile. Les mesures spécifiques se développent peu par souci de ne pas les marginaliser davantage alors que les dispositifs de droit commun sont malheureusement toujours peu accessibles. Autre volet de la prise en charge : celle des toxicomanes sous mesure de justice. Si le nombre d' injonctions thérapeutiques a augmenté (4 935 en 1992 , 8 812 en 1996), l'application de cette mesure est encore limitée dans des départements pourtant particulièrement touchés : Bouches-du-Rhône, Nord, Var, Val-de-Marne. Quant au suivi des toxicomanes incarcérés et à la préparation de leur sortie, ils ont été améliorés mais ils doivent dépasser le stade expérimental ou pilote.
Enfin, la prévention est restée secondaire dans les plans gouvernementaux et l'intervention des ministères sociaux en la matière « limitée ». Et cela malgré l'action de Drogue info service et la mise en place du réseau de « points écoute » par la DAS. En outre, la Cour des comptes souligne « la dispersion des actions » ainsi que le « morcellement » et le « cloisonnement » des financements au plan local. D'autant que le contrôle de l'utilisation des crédits distribués « a été quasi inexistant ». Ce constat ne vaut pas que pour la prévention et a été confirmé par l'enquête menée par les rapporteurs dans trois associations (spécialisées respectivement dans l'information, la cure et l'aide sociale aux toxicomanes).
La Cour des comptes, à l'issue de ce bilan sévère pour les pouvoirs publics, formule une série de propositions visant à améliorer la connaissance du phénomène, à clarifier les rôles des différents acteurs et à confirmer le rôle de pilotage de la MILDT. Elle suggère notamment, au sein d'une liste de mesures précises, de « donner sa pleine mesure à l'injonction thérapeutique » et de « rattacher directement la MILDT au Premier ministre ». Celle-ci deviendrait « la tête » d'un véritable travail en réseau nécessaire à la lutte contre « ce fléau ».
(1) Voir ASH n° 2076 du 19-06-98.
(2) Voir ASH n° 2077 du 26-06-98.
(3) Le dispositif de lutte contre la toxicomanie - Cour des comptes - Rapport public particulier - Les éditions du Journal officiel - 72 F.
(4) Le rapport présente une synthèse des investigations de la Cour des comptes auprès des administrations centrales et interministérielles, de dix départements, de deux groupements d'intérêt public : Drogue info service et l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), de quatre associations (Toxibase, le SAJED, SOS Drogue international et l'association L. J. Ingelmajer anciennement Le Patriarche), ainsi que de rapports de chambres régionales des comptes, de l'IGAS, de services judiciaires et de l'éducation nationale.