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Parents déchirés, enfants écartelés

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Souvent enjeu et otage dans le conflit de couples qui se déchirent, l'enfant est écartelé parce qu'il aime en même temps deux « ennemis ». Comment l'aider ? Les professionnels qui entourent la famille confrontent leurs approches.

« Il est difficile de savoir ce que peut vivre un enfant pris dans la tourmente de la séparation parentale, mais on peut le déduire de ce qu'il dit et, plus encore, de ce qu'il fait pour tenter de résoudre cette situation d'écartèlement », explique Gérard Poussin, professeur de psychologie à l'université Mendès-France de Grenoble et président de l'association La Passerelle, créée il y a dix ans pour tenter d'apporter des réponses concrètes aux problèmes du divorce conflictuel. Certains enfants n'ont en fait pas d'autre choix que de tenter de maintenir la balance égale entre leurs parents, ou de prendre parti pour l'un des deux. C'est ce qu'ont rappelé les professionnels de l'enfance et de l'adolescence, lors de la dernière journée d'étude de la revue Enfance  & Psy   (1).

Une position intenable

Dans le premier cas, c'est un combat de tous les jours pour ne pas trop en dire ni trop en faire, le plus dur étant les week-ends de visite chez l'autre parent. « La lutte commence avant même le début du week-end, la veille ou quelques heures avant : il faut prendre l'air de ne pas avoir envie d'y aller, sans toutefois marquer trop fortement son opposition, faute de quoi le parent hébergeant en profite pour faire venir le médecin qui constatera un soi-disant malaise de l'enfant, assorti d'un certificat médical permettant de se soustraire à l'obligation de visite », analyse Gérard Poussin. L'arrivée chez l'autre parent est, elle aussi, pleine de risques : l'enfant doit réussir à ne pas répondre aux questions sur ce qui se passe à la maison, ou à y répondre de façon tellement évasive que ce qui est dit ne puisse pas être utilisé comme argument dans un combat judiciaire. Sans compter l'éventualité d'avoir à faire face à la présence d'une nouvelle compagne (ou d'un nouveau compagnon) du parent du week-end, autre sujet délicat à traiter au retour. Ce retour constitue pour l'enfant une nouvelle épreuve redoutable, et s'il se laisse aller à manifester sa joie d'avoir passé des moments agréables, il en recueille de telles conséquences qu'il se gardera bien de le faire à nouveau par la suite, explique le psychologue : « Au mieux, le parent'du quotidien" se fâche sous un prétexte quelconque (l'enfant s'est fait une tache ou a oublié de rapporter tel jouet, etc.)   au pire, il manifeste une telle souffrance que l'enfant se sent fautif de toute la misère de ce parent qui, pourtant, l'aime tellement et le lui dit si souvent. Par la suite donc, il se méfiera et fera tout pour ne pas provoquer les mêmes réactions. » L'enfant essaiera donc de se cantonner dans un discours narratif dépourvu le plus possible d'affects (on a fait ceci, on est allé à tel endroit), ce qui n'empêchera pas son auditrice (teur) de dévaloriser systématiquement toutes les activités qui ont pu être réalisées avec l'autre parent, indique Gérard Poussin.

Ici comme là-bas, tenter de rester dans une position neutre est la seule issue, mais il faut une force de caractère peu commune pour ne pas montrer son approbation à quelqu'un qu'on aime et pour ne pas broncher quand on entend parler, en termes péjoratifs, de l'autre qu'on aime également.

Comme un enfant sort rarement indemne, sur le plan psychique, d'une telle situation, l'un des deux parents l'emmènera peut-être, au bout de quelques mois, consulter un psychiatre ou un psychologue. L'intéressé ne reçoit en général pas l'annonce de cette consultation avec enthousiasme, fait observer Gérard Poussin : « La raison en est qu'invariablement l'autre parent trouve cette idée particulièrement stupide et fait tout pour s'y opposer. Le psy qui était censé apaiser, risque donc d'envenimer un peu plus les choses, d'autant qu'implicitement, le parent qui consulte attend de lui qu'il confirme ses attentes, c'est-à-dire, suivant les cas, estime que les rencontres, ou la vie quotidienne, avec l'autre parent sont sources de désé quilibre pour l'enfant. » C'est d'ailleurs précisément ce que redoutait cet autre parent, persuadé que le psy allait le « charger » un peu plus. Comme ledit professionnel ne se laisse en général pas manipuler et refuse de faire un compte rendu allant dans le sens d'une cessation du droit de visite ou d'un changement de l'hébergement principal, il quitte en général vite la scène et l'enfant se retrouve à nouveau seul face au conflit parental et à son lot d'incidents quotidiens.

Ecartelé entre deux fidélités

Pour s'en sortir, certains enfants seront donc amenés à prendre parti pour l'un des deux parents - « presque toujours, souligne le psychologue, le parent le plus pathologique à nos yeux, celui dont la force de conviction est proportionnelle à l'importance de ses besoins vis-à-vis de l'enfant ». Ce choix qui n'en est pas un, l'enfant est imperceptiblement conduit à le faire par un geste qui peut être presque insignifiant au plan pratique, mais qui a une importance symbolique considérable. Ainsi, explique Gérard Poussin, l'enfant qui aura, par exemple, accepté de ne pas saluer le parent « des visites » à son arrivée, ou qui aura consenti à emporter un objet personnel à l'insu du parent du quotidien, se sera, dans chaque cas, engagé « pour » l'autre parent - un engagement dont il sera ensuite d'autant plus facile au parent manipulateur d'accroître la force que l'enfant a la conviction de n'être influencé par personne. « De toute façon le juge, qu'est-ce qu'il peut faire si moi je ne veux pas y aller ? Il ne peut pas me forcer à aimer mon père (ma mère)  ! », entendra-t-on ainsi affirmer par exemple d'un enfant qui s'est rangé aux côtés de son parent hébergeant, couvrant le non-respect, par ce dernier, du droit de visite, de sa propre « volonté » de ne plus aller chez son autre parent.

De la déchirure au dialogue

Trahir l'un, trahir l'autre, s'annuler ou encore se couper en deux : quelle que soit la « solution choisie », les enfants écartelés entre deux fidélités sont pris dans des conflits de loyauté aux conséquences d'autant plus lourdes qu'ils sont immatures, fragiles ou peu soutenus par le reste de leur entourage, fait observer Jean-Louis Le Run, pédopsychiatre. Inhibition scolaire, repli sur soi, mutisme, régression (qui peut s'exprimer dans des symptômes comme l'énurésie, le refus de grandir, etc.), agitation, agressivité, conduites d'échec ou comportements autopunitifs liés à la culpabilité - et en particulier dépressions et tentatives de suicide à l'adolescence : très divers, les mécanismes de défense mis en œuvre par le sujet pour se protéger, contribuent à brouiller les pistes. Aussi « lorsqu'un enfant va mal, repérer un conflit de loyauté, le reconnaître et le nommer, c'est déjà apporter un soulagement », souligne le psychiatre. Quelle que soit la prise en charge élaborée, le thérapeute s'efforcera d'amener doucement l'enfant à affronter la réalité qui s'offre à lui, à faire la part des choses, à verbaliser la colère et l'agressivité qu'il ressent, à se dégager de la culpabilité éprouvée et à faire le deuil de certaines illusions. Il arrive cependant, notamment lorsque la situation est tellement inextricable qu'elle nécessite un préalable judiciaire, que l'abstention thérapeutique soit la seule conduite éthique possible, précise Jean-Louis Le Run.

D'autres professionnels essaient de préserver à l'enfant un espace de stabilité. C'est le cas, selon l'âge des intéressés, du personnel des crèches (familiales ou collectives) et de celui de l'école. Ces intervenants confrontés à des conflits conjugaux, se trouvent souvent en position difficile, et risquent en particulier de voir leurs attitudes interprétées comme des prises de position en faveur de l'un ou l'autre parent. Pour tenter d'aider ces derniers à rétablir un dialogue autour du quotidien de leur enfant, il peut leur être conseillé de recourir à une médiation familiale et, depuis 1995, les magistrats ont aussi la possibilité de leur proposer -mais non d'imposer - un tel accompagnement. Qu'il intervienne avant, pendant, ou après la séparation ou le divorce, explique Jocelyne Dahan, médiatrice à Paris, cet espace constitue une pause dans le conflit. Elle permet aux parents d'exprimer et d'analyser les rancœurs et blessures qui font écran à leur possibilité de communiquer, et d'élaborer ensemble des solutions concrètes qui soient mutuellement acceptables et conformes aux besoins de l'enfant. « Mais cette pratique que j'exerce moi-même, commente Pierrette Aufière, avocate au barreau de Toulouse, montre que la demande de négociation et de rencontre n'est pas toujours réelle des deux côtés... Alors, on en revient au juge. »

Pour éclairer sa décision, celui-ci peut faire appel à un psychologue expert chargé d'évaluer ce qui pourrait favoriser au mieux les relations familiales. Le magistrat a également la possibilité de demander une enquête sociale. Au-delà du recueil d'informations et en deçà du travail de médiation, celle-ci constitue un outil privilégié pour mobiliser des situations jusque-là figées, estime le psychanalyste Albert Crivillé, membre de l'équipe du service social de l'enfance de Paris : « On peut saisir ce moment chaud mais pas encore définitif de l'intervention de la justice pour aider les intéressés à entrer dans un processus d'élaboration du conflit en cours afin que, lors du jugement, leur état d'esprit soit plus à même d'entendre ce qui leur sera dit. »

A l'instar de Salomon déclarant que le vrai parent est celui qui est capable de renoncer à son désir de possession pour le bien de l'enfant, il revient in fine au magistrat de dire la loi de la coparentalité à des adultes qui utilisent souvent la procédure pour « jouer au ping-pong avec leur enfant, et demeurer ainsi ensemble dans le conflit », explique Danièle Ganancia, juge aux affaires familiales. Or devant les défaillances parentales, le juge est souvent le seul recours de l'enfant, affirme-t-elle : il lui faut donc rappeler aux parents les devoirs que leur impose l'exercice en commun de l'autorité parentale, édictée non pour leur seul intérêt mais pour protéger l'enfant. Cependant, comme la loi n'en définit pas le contenu précis, « le juge devra non seulement l'expliciter à l'audience mais, pédagogie exige, l'écrire dans son jugement, de sorte que les parents informés sachent que, s'ils ne s'y conforment pas, ils transgressent », ajoute Danièle Ganancia. Au-delà du rappel de l'obligation de prendre ensemble les décisions importantes concernant la vie de l'enfant, la magistrate introduit donc dans ses jugements le devoir d'information réciproque et celui de permettre l'accès à l'autre parent. Seul le maintien d'un lien vivant entre l'enfant et le parent avec lequel il ne vit pas -le père dans 85 % des cas - est en effet susceptible de mettre un terme à une appropriation que résument brutalement les chiffres : cinq ans après la séparation de ses parents, un enfant sur deux ne voit plus, ou très rarement, son père.

Un conflit d'abord relationnel

Dire la loi est donc indispensable pour fixer un cadre et assigner des limites à la toute-puissance d'un parent, mais c'est insuffisant, estime la magistrate, qui regrette de n'avoir pas le pouvoir d'assurer l'exécution de ses jugements. Cependant si nombre de parents ressaisissent inlassablement la justice pour obtenir des droits qui ne seront jamais respectés, c'est aussi parce que trancher un litige n'est pas dénouer un conflit, avant tout d'ordre relationnel. D'où la nécessité de rechercher l'apaisement, notamment par le recours à la médiation, faute de quoi une décision judiciaire sera inapplicable et inappliquée, et écartèlera encore plus l'enfant, commente Danièle Ganancia.

Tenter de restaurer une paix familiale en renvoyant les parents à leurs responsabilités premières, tel est l'enjeu de l'intervention du juge comme de celle des autres professionnels qui gravitent autour de la famille. Perplexes sur l'efficacité de leur intercession, ils s'efforcent néanmoins, aux différentes places où ils se situent, d'œuvrer tous dans le même sens :protéger l'enfant et aider les adultes cimentés par la haine à faire un travail sur eux-mêmes pour s'accepter l'un l'autre comme parent. Et devenir des parents « acceptables ».

Caroline Helfter

Notes

(1)   « L'enfant écartelé », cette journée de travail, organisée le 12 juin 1998 à Nanterre (Hauts-de-Seine), fait aussi l'objet de la dernière livraison de la revue Enfances & Psy qui reprend, notamment, certaines des interventions faites à cette occasion (n° 4 de juin 1998 - 95 F - Erès éditions)  - Tél. 01 42 29 92 15.

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