Ai-je le droit de distribuer des médicaments aux enfants ? Où s'arrête le secret professionnel ? Comment s'applique le droit de visite pour le père de cet enfant ? La salle de jeux de mon établissement est-elle aux normes de sécurité européennes ? Rien de très nouveau dans ces questions qui se posent aux professionnels depuis des décennies. Mais elles témoignent de la confrontation quotidienne des travailleurs sociaux avec le droit et illustrent, en outre, un type d'interrogation le plus souvent axé sur la notion de responsabilité professionnelle ou encore sur « la ligne jaune » à ne pas franchir. Bref, pour les travailleurs sociaux, qu'ils soient chefs d'établissement ou éducateurs de prévention, le droit est avant tout vécu comme une limite, une masse compliquée de règlements qui nuisent à l'action, ou encore comme d'éventuelles sanctions. Mais aujourd'hui, l'absence de système normatif fort, la problématique prégnante du droit des usagers et la succession d'affaires pénales ayant mis en cause des travailleurs sociaux réactivent ces questions et en soulèvent de nouvelles. En quoi les législations actuelles interrogent-elles les pratiques ? Entre légalité et pratiques : quel espace d'initiative ? se sont demandé les professionnels réunis lors du dernier forum régional du CREAHI de Poitou-Charentes (1). De fait, « il y a aujourd'hui obligation des professionnels de réfléchir à l'ordre de la loi au même titre qu'au cadre économique ou politique », pense Jean-Pierre Rosenczveig, président du tribunal pour enfants de Bobigny.
Il ne faudrait peut-être pas trop oublier alors que le droit ne se réduit pas aux règlements tatillons et à la contrainte. Car « au commencement du social est la loi », souligne Robert Lafore, professeur de droit public à Bordeaux. Autrement dit, si le droit est limite, il est aussi un instrument qui facilite la vie commune en instituant des procédures. Il est un système qui construit le collectif « en manipulant la frontière entre le dedans et le dehors, l'acceptable et l'inacceptable » mais aussi en fondant les places, les positions de chacun. Le droit, c'est-à-dire la loi pénale, civile, les décrets et règlements, la Constitution, les traités et les conventions internationales mais aussi la jurisprudence et la doctrine, interfère donc en permanence avec l'action des professionnels. Il rencontre alors les autres réseaux normatifs qui guident et encadrent la pratique professionnelle de chaque individu : la morale, l'éthique individuelle, la déontologie et l'éthique de service (en particulier dans le cas de travail collectif pluriprofessionnel). Et c'est bien sûr là que commencent les difficultés, car il est rare que la mise en concordance de ces différents niveaux aille de soi. A quoi se référer alors ?
Difficile aujourd'hui d'apporter une réponse car le droit est devenu moins normatif et davantage procédurier. « Il a de moins en moins de contenu et, dans une surenchère de procédures et de régulations, il ne dit plus ce qu'il faut faire mais comment il faudrait faire pour savoir ce qu'il faut faire », constate ironiquement Robert Lafore. Face à cette tendance, les intervenants sociaux ont le sentiment à la fois d'une omniprésence du droit et des règles, d'une complexité croissante et d'une grande absence de références. Ainsi, beaucoup de lois importantes qui touchent le secteur social - la loi de 1988 sur le RMI ou la loi Besson sur le logement par exemple -posent un ou deux articles de droit fondamental avant de détailler un énorme dispositif procédural qui crée des commissions, des programmes, des contrats locaux. Et finalement « c'est à ces instances que l'on délègue le rôle de faire la norme », conclut le publiciste. Une « rétrocession de la régulation » qui, dans le cas du RMI, « fait de l'usager celui qui va réguler lui-même le sens de sa relation avec le travail social », ajoute-t-il. Quant à la tentative de combler le vide de sens par la mise en avant des droits de l'Homme, elle n'est pas sans danger et tout juriste peut craindre « qu'une accumulation des droits de chacun, qui forcément s'opposent, ne soit qu'une traduction juridicisée de revendications individuelles ». De la même manière, l'inflation législative ou les changements trop fréquents de la loi - on peut penser à la législation sur les étrangers - sont sources d'insécurité. Dans ce contexte, la prise de décision est de plus en plus difficile et l'appel à un tiers, à un médiateur est devenu fréquent. Pour les travailleurs sociaux, il s'agit bien souvent d'un appel au juge. Une manière aussi de partager, voire de se délester, d'une responsabilité trop lourde. Mais ce sont aujourd'hui souvent les intervenants sociaux eux-mêmes qui sont, de ce fait, appelés à réguler, à jouer les médiateurs. Leur fonction a d'ailleurs changé elle consiste davantage « à faire du ciment social » et moins à « relier les situations individuelles à des positions normales » comme c'était le cas il y a 20 ou 30 ans.
Quand se multiplient ainsi les repères normatifs, les questions de la légalité et de la responsabilité dans le cadre de la pratique professionnelle prennent une teneur nouvelle : « Ne risque-t-on pas de se replier trop souvent sur des décisions qui relèvent surtout d'interprétations individuelles, de fuir ses responsabilités ou bien encore de déplier le parapluie administratif ? », s'interroge Alain Georgel, président du CREAHI Poitou-Charentes. Et il est vrai que « le contexte législatif moderne renvoie le travailleur social, plus qu'on pourrait le croire, à son éthique personnelle », rappelle à son tour Jean-Pierre Rosenczveig. Les risques encourus par les praticiens quand des lois peu adaptées, injustes ou obsolètes les poussent à situer leur pratique aux limites de la légalité, dépendent alors en partie de leur capacité à s'appuyer sur une légitimité professionnelle et technique forte qui puisse en quelque sorte « expliquer » cette pratique. Or, « quand on revendique une professionnalité, on souscrit à des obligations, comme celle notamment de porter assistance à une personne en péril, qui pèsent sur vous plus que sur n'importe quel citoyen. En outre, on devrait souscrire à un profil de poste, à un métier, et s'engager à avoir certaines attitudes », avertit le magistrat.
Mais la règle, lorsqu'elle est devenue injuste, en décalage avec le changement des mœurs par exemple, peut aussi être « aménagée » puis changée. Car, si elle se doit d'être stable, elle n'est pas immuable. Son application aussi est toujours le résultat d'un rapport de force dans lequel les travailleurs sociaux ont, au même titre que d'autres acteurs, leur rôle à jouer. Ainsi « la loi confiant automatiquement l'autorité parentale à la mère, hors du mariage, était une loi juste en 1972 quand elle cherchait à protéger les femmes dans une société machiste. Mais aujourd'hui il est clair qu'elle est devenue injuste. » Or une partie de la justice notamment est capable d'intégrer les pressions des travailleurs sociaux dans le sens du changement. Dans le cas de l'IVG des mineures par exemple, des juges ont accepté que l'accord soit donné par une institution sociale alors que la loi réservait cette prérogative strictement aux parents. Et, sous la pression de professionnels, d'autres trouvent parfois les moyens, quand cela leur paraît plus juste, d'empêcher que des jeunes filles d'origine maghrébine ne soient envoyées « au pays » pour un mariage. Miroir des évolutions sociales, le droit, l'application ou non des règles, reflète donc également l'évolution des sensibilités sociales. L'augmentation des signalements pour maltraitance à enfant et la judiciarisation de cette dernière ne témoignent pas nécessairement d'une croissance de ces phénomènes. Mais elles enregistrent en quelque sorte l'intolérance sociale grandissante à leur égard et finalement assez récente au regard de l'histoire. Des lois existaient pourtant, à disposition, avant cette prise de conscience. Tout comme, « il existe en France depuis plusieurs années une loi contre le tourisme sexuel. Lequel sévit bel et bien. Et pourtant une seule poursuite a été entreprise depuis cinq ans », note Jean-Pierre Rosenczveig. Une manière de souligner que ni lois, ni règlements ne s'imposent en dehors de toute volonté et de tout rapport de force. Bref, le droit n'est ni seulement contrainte, ni seulement potentielle sanction. Il est un des outils au service de la pratique des assistants sociaux, des éducateurs et des chefs d'établissement et également, le cas échéant, au service de « leur capacité d'indignation », s'ils contribuent par leurs actions à des avancées juridiques.
Valérie Larmignat
Sylvie Hennion-Moreau, responsable du DESS du droit de l'action sociale à l'université d'Orléans, est très claire : « La philosophie dominante de la Communauté européenne est économique et le social est le parent pauvre du droit communautaire. » Certes, la charte des droits sociaux fondamentaux de 1989 et l'article 136 du traité d'Amsterdam font référence aux principes du dialogue social, de la protection sociale et de la lutte contre les exclusions. Mais rien qui oblige véritablement ici. Dans le cadre de la législation obligatoire (règlements et directives) « l'apport européen dans le droit de l'action sociale est également très ténu », reconnaît la juriste. Libre circulation des travailleurs, coordination des régimes de sécurité sociale, santé et sécurité des travailleurs ainsi que les conditions de travail sont les seuls domaines « sociaux » d'intervention européenne. Autant dire que « l'essentiel du secteur de l'action sociale n'est pas concerné et que l'aide sociale et l'assistance publique sont hors champ communautaire », conclut Sylvie Hennion-Moreau. Les travailleurs sociaux doivent-ils pour autant tranquillement continuer à ignorer une Europe si peu concernée par leur sort ? Rien de moins sûr, car en fait « l'Europe prend des chemins de traverse pour atteindre l'action sociale ». Elle finance par exemple des actions en faveur des handicapés et étend ses compétences via la jurisprudence en matière de droit des étrangers et de sécurité sociale. Elle a ainsi donné tort aux CPAM françaises, qui, se référant au code de la sécurité sociale, avaient de plus en plus tendance à refuser l'allocation aux adultes handicapés à des ressortissants algériens, ignorant ainsi les conventions entre la Communauté européenne et certains pays du Maghreb leur donnant droit à la prestation. Par ailleurs, en insistant sur les concepts d'équité, d'égalité de traitement, de respect de la vie privée ou de délai raisonnable, la Communauté européenne influe de manière assez directe sur les pratiques des travailleurs sociaux. Ainsi, l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'Homme qui stipule que toute personne a le droit d'être entendue en justice a permis de délégitimer une décision de retrait d'agrément de la DDASS car cette dernière n'avait pas entendu l'assistante maternelle concernée. Enfin, la législation qui touche au respect des règles de la concurrence concerne aussi, et de plus en plus, le social : si la Cour de justice européenne a reconnu le droit de la sécurité sociale italienne à subventionner les maisons de retraite associatives, elle a en revanche ôté à l'ANPE allemande le monopole de la gestion des placements, ouvrant le marché des offres et des demandes d'emploi au secteur privé lucratif. Mais les limites de l'Europe sociale sont rapidement atteintes. Ainsi, la liberté de circulation et de séjour reste réservée aux travailleurs bien portants et pouvant faire la preuve de revenus suffisants. Un toxicomane français ayant souhaité se faire soigner en Hollande s'est vu récemment refuser sa carte de séjour. Quant à la libre circulation des travailleurs sociaux, officiellement admise, elle reste pour le moment une belle idée. Aucun dispositif général ne prévoit, actuellement, mobilité et équivalence européenne des diplômes (2).
(1) « La pratique sociale aux limites du droit ? Entre légalité et légitimité des pratiques professionnelles, quels espaces d'initiative et des responsabilités ? » - 7 mai 1998 - CREAHI Poitou-Charentes : 23, bd Grand-Cerf - 86000 Poitiers - Tél. 05 49 88 22 00.
(2) Voir ASH n° 2076 du 19-06-98.