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Histoire d'un contentieux

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Quand un enfant est en difficulté, il n'est pas rare qu'il soit le seul véritable lien entre l'école et les « spécialistes » du monde médico-éducatif qui le suivent. Retour sur les origines du cloisonnement prégnant du domaine éducatif.

Réactiver une « hostilité historique » entre deux champs. C'est l'impression que ressent Roger Weyl, lorsque à la suite de la réforme des annexes XXIV, il crée, en 1991, un service d'éducation spéciale et de soins à domicile (Sessad)   (1). Ce directeur de centre de rééducation mesure alors à quel point « la communication entre enseignants et professionnels de la santé ou de l'éducation spécialisée n'est pas toujours chose aisée », pour des raisons « d'ordre culturel » (2). Pourtant, l'objectif, d'ailleurs réaffirmé comme priorité nationale dans la réforme, est bien le maintien en milieu ordinaire des enfants et adolescents handicapés, déficients intellectuels ou présentant des troubles de la stabilité.

Un champ éducatif éclaté

De fait, l'éducation scolaire et l'éducation spécialisée, bien que toutes deux chargées de l'enfant, sont encore le plus souvent des mondes qui s'ignorent. Pourtant les lois, les circulaires et les décrets qui se sont succédé dans les années 80 ont tenté d'inciter « les responsables de l'éducation nationale et de l'éducation spécialisée à se coordonner et à collaborer afin de dynamiser l'intégration scolaire des jeunes handicapés ». Mais le domaine éducatif reste un champ éclaté, en France plus qu'ailleurs. Un constat que partagent et déplorent les sociologues Michel Chauvière et Eric Plaisance. « Contre toute raison et de manière sans doute très préjudiciable, expliquent-ils, l'école et ses professeurs, par nature, ignorent en grande partie les formes publiques et privées de prise en charge rééducative hors école, qui, en retour, véhiculent une représentation faussée du rôle et des contraintes spécifiques de l'obligation scolaire. » Selon eux, « quand un mur sépare ainsi l'éducation scolaire des éducations spécialisées, ni l'apprentissage de la vie, ni l'intégration sociale, ni a fortiori la coopération locale de tous les éducateurs de l'enfance ne peuvent progresser ». Et c'est bien la question de l'unité de l'intervention éducative autour de l'enfant qui se trouve posée.

Cette situation est a priori facile à comprendre :il s'agit ni plus ni moins d'un partage des tâches et des rôles autour de l'enfant. Ce partage s'étant en quelque sorte imposé puisque l'école républicaine a défini « son public », ceux pour qui elle était faite. Par là même, elle a désigné ceux qu'elle excluait et destinait à des spécialistes : handicapés, « tarés », débiles légers, instables, indisciplinés. A côté des instituteurs, et en dehors de l'école, une nébuleuse s'est donc constituée où l'on peut aujourd'hui ranger les éducateurs (spécialisés, techniques, d'AEMO, de la PJJ), les assistants socio-éducatifs, mais aussi les psy et les magistrats. Sachant que, depuis 1909, date de création des premières classes spéciales pour « arriérés », l'école a développé, en son sein, un secteur spécialisé qui regroupe aujourd'hui 35 000 enseignants. Néanmoins, cette vision en termes de simple et évidente répartition du domaine est quelque peu naïve. Car, si le clivage demeure c'est que semblent se rejouer sans cesse « divers contentieux d'un autre âge », pensent Michel Chauvière et Eric Plaisance. Alors, « l'éducation spécialisée contre l'éducation scolaire ? » se sont-ils demandé lors d'un colloque qu'ils ont récemment organisé (3). Une manière sans doute un peu provocatrice d'aborder le sujet mais, sans conteste, selon Michel Chauvière, « un bon axe de réflexion ».

Conflits originels

En effet, les cloisons qui perdurent entre les deux secteurs ont notamment quelque chose à voir avec la manière dont l'Etat et l'Eglise à travers le secteur privé confessionnel se sont partagé l'éducation et la socialisation des enfants et « le social » de manière générale. Parfois selon un échange de bons procédés, parfois de manière plus conflictuelle. Cet enjeu posé en toile de fond, on saisit mieux l'ampleur et la profondeur du fossé culturel qui entretient l'ignorance ou la défiance mutuelle. Il est certes difficile d'aller aux sources du conflit car elles sont complexes, s'enchevêtrent et se mêlent à d'autres questions. Mais la démarche, outre son intérêt propre, est sans doute nécessaire pour dépasser de vieilles incompréhensions. Jacqueline Gateaux-Mennecier, professeur à l'université de Rouen, pense en effet « qu'on ne peut faire l'économie des conditions sociales de l'émergence de ces tensions ». Il est vrai que certains « épisodes » sont, dès le XIXe siècle, autant de séquences révélatrices de premiers accrocs. Faut-il rappeler, en particulier, que les tentatives d'éducation des « enfants idiots » se déroulaient alors exclusivement dans le champ médical ? Un monde médico-social qui considère déjà cette population comme son territoire exclusif et se montre, par exemple, hostile à la proposition d'Edouard Seguin, pédagogue - qui a avant tout le tort de n'être pas médecin - de séparer ces enfants des adultes dans les asiles pour les éduquer. Autre épisode : dans les années 1880, l'aliéniste Bourneville crée le premier service dévolu à l'enfance inadaptée. Mais l'assistance publique refuse alors de généraliser cette initiative dans les hôpitaux, considérant ces enfants comme inutiles et irrattrapables socialement. Bourneville s'adresse donc, par défaut, à la jeune école républicaine et rencontre en fait, selon Jacqueline Gateaux-Mennecier, « une instruction publique très indifférente à la déficience mentale mais très préoccupée par l'indiscipline et qui demande à Bourneville de qualifier médicalement cette dernière ». Premières passerelles mais aussi premiers malentendus d'où naîtra notamment la notion idéologique de « débilité légère ». Les classes spéciales seront donc créées pour une population « en marge des normes comportementales et culturelles » de l'école et, jusqu'en 1956, les « débiles » retournent à l'asile. Enfin, les conditions de naissance d'une politique et d'un secteur de l'enfance inadaptée dans les années 30 et 40 ont entériné la séparation. En confiant « le pilotage politique et technique d'une telle politique au secteur médico-psychiatrique, le régime de Vichy poursuivait clairement une entreprise de délégitimation de l'école républicaine et laïque et des milieux enseignants et recherchait une alliance alternative avec l'Eglise sur la question éducative », explique Michel Chauvière. Les associations régionales pour la sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence (ancêtres des CREAI) à vocation pédagogique et technique, sont alors composées de magistrats spécialisés, de neuro-psychiatres, de prêtres mais de très rares enseignants. Le mon- tage du secteur de l'enfance inadaptée et de l'éducation spécialisée se fait donc non seulement hors de l'école, mais bien, dans un premier temps également contre l'école.

Ce qui est en jeu entre ces deux mondes, ce n'est alors pas seulement une affaire de division du travail mais c'est aussi une affaire de représentations sociales. Des cultures différentes ont évolué en parallèle, soutenues par des formations qui n'inculquaient pas les mêmes référentiels. Intervenant, au début, essentiellement en internat, hors du temps scolaire, comme le souligne le sociologue Dominique Fablet, l'éducateur est imprégné de culture psychanalytique et privilégie la relation individuelle face à des enseignants méfiants envers les psychologues et travaillant en classe. Le tableau est bien sûr rapide et simplificateur mais néanmoins révélateur d'une certaine incommunicabilité entre l'école et les éducateurs « du dehors ». C'est peut-être dans les années 70 que le fossé culturel entre les deux mondes a été le plus marqué. Période où, d'un côté l'école-caserne et reproductrice des iné galités est fustigée par le monde socio-éducatif et où, de l'autre le monde du travail social, accusé de contrôle social, est remis en cause. Est-on aujourd'hui sorti de ces relations caractérisées par au mieux de l'ignorance relative et au pire de « l'invalidation réciproque »  ? Pas vraiment, estime Michel Chauvière. Mais nombreux sont ceux qui pensent qu'il y a actuellement des raisons d'espérer.

Des passerelles pour des objectifs communs

D'abord parce qu' « il y a bel et bien des points de convergence », constate Dominique Fablet. Il a en effet observé que les enseignants comme les éducateurs « sont passés d'une logique de la séparation (classes spéciales, placements) à une logique de maintien des liens (classe ordinaire, priorité à la famille)  ». En outre, l'école s'est ouverte à la pédagogie individualisée et au travail avec les familles, se rapprochant ainsi des pratiques du secteur spécialisé. Ce dernier, de son côté, considère aujourd'hui la réussite à l'école comme une priorité, quand cela est possible. C'est donc notamment sur les terrains de l'accompagnement scolaire, du travail dans les quartiers, et plus particulièrement dans les zones d'éducation prioritaire, et de la lutte contre les exclusions que les passerelles se construisent. Il faut dire que l'éducation nationale a, dans les textes au moins, encouragé ses personnels à l'ouverture et au partenariat. Les Sessad (dont les fonctions ont été précisées en 1989) sont à cet égard des lieux d'observation privilégiés des possibilités de désegmentation de l'éducatif dans le sens où ils sont, dans l'idéal, des plates-formes de travail commun entre famille, école et travailleurs sociaux. Le sont-ils réellement ? Cela dépend encore largement du niveau et de la qualité des engagements individuels et des capacités à dépasser les logiques de chapelle. « Au début », les relations du tout jeune Sessad avec le Réseau d'aides spécialisées aux élèves en difficulté ont été « très tendues », reconnaît Roger Weyl. Mais l'équipe du service, composée de psy et de travailleurs sociaux, a pu compter entre autres sur le soutien de l'inspecteur d'académie. En participant à la commission de circonscription préscolaire et élémentaire, elle a en outre pu acquérir un socle, un langage commun avec ses collègues de l'enseignement. Car le but, sans tomber dans l'illusion du tout-intégratif, est de tenter d'éviter ce que, finalement, le cloisonnement produisait de pire : des orientations définitives là où elles devaient être, par essence, transitoires et des stigmatisations aggravant les difficultés là où on était censé réintégrer ou réadapter. Roger Weyl, qui était en première ligne pour l'observer, rappelle ainsi comment « des enfants et des adolescents d'une intelligence normale ou proche de la normale ont été orientés, par le biais des commissions départementales d'éducation spéciales, vers des instituts le plus souvent en compagnie de jeunes plus déficients, sans guère de perspectives en termes de retour dans les écoles traditionnelles ». Plus de souplesse et de passerelles dans les relations entre monde scolaire et instituts spécialisés permettraient pour le moins d'éviter ces situations. A condition que les instituteurs abandonnent l'idée que les éducateurs et les psychologues sont trop éloignés des difficultés qu'ils rencontrent en classe. Mais aussi que le secteur spécialisé sorte de son repli et des réticences que montrent encore certains conseils d'administration du secteur privé ou associatif à collaborer avec l'éducation nationale.

Valérie Larmignat

Notes

(1)  Voir ASH n° 2028 du 20-06-97.

(2)  Ce qu'il souligne d'ailleurs dans le mémoire de certificat d'aptitude aux fonctions de directeur d'établissement social (CAFDES) qu'il a consacré à cette expérience. « Education nationale - éducation spécialisée : quelle conception pour le maintien des jeunes en milieu ordinaire ? » Roger Weyl - Mémoire CAFDES - 1996 - IRTS de Haute-Normandie/ENSP.

(3)   « L'éducation scolaire contre l'éducation spécialisée ? »  - IVe biennale de l'éducation et de la formation organisée par l'Association pour la promotion des recherches et des innovations en éducation et formation (APRIEF)  - 17 avril 1998 à Paris - INJEP-Biennale : 9/11, rue Paul-Leplat - 78160 Marly-le-Roi - Tél. 01 39 17 26 50.

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