« Le métier de travailleuse familiale est un métier d'avenir qui doit sortir de l'anonymat, qui doit sortir de sa clandestinité », a martelé Jean Vernhet, secrétaire général de l'Union nationale aide à domicile en milieu rural (ADMR) (1), le 28 avril, lors du colloque sur « La travailleuse familiale, acteur de l'insertion ». Un plaidoyer qui prend une acuité particulière face au bouleversement du champ de l'aide à domicile et aux menaces qui pèsent sur la profession de travailleuse familiale. Car, souligne pour sa part Pierre Gauthier, directeur de l'action sociale, « ce métier est en danger dans un champ professionnel à reconquérir ». Il est vrai, rappelle Jean Vernhet, que c'est aujourd'hui « le seul métier social dont les effectifs diminuent chaque année ». De fait, les professionnelles en exercice étaient 8 500 en 1993 contre, environ, 8 300 actuellement. La profession perd ainsi, environ, 1 % de ses effectifs chaque année. Une situation paradoxale, juge Jean Vernhet, « au moment où notre environnement économique ne cesse de créer de nouveaux métiers, surtout de proximité ».
Comment les travailleuses familiales, dont la profession est née à la fin des années 40 pour venir en aide aux familles, en sont-elles arrivées là ? « Elles sont restées des travailleurs sociaux à part parce qu'elles sont soumises à un financement horaire archaïque qui les oblige à trouver un budget pour chaque activité. C'est un frein à l'évolution de la profession », répond Bernadette David, encadrante à l'ADMR de Vendée. En effet, la grande majorité des professionnelles travaille dans des structures associatives financées sur la base d'un tarif horaire. Actuellement, celui-ci tourne, en moyenne, autour de 150 F. Une somme qui doit couvrir, non seulement, l'intervention proprement dite mais, aussi, le fonctionnement administratif et l'encadrement du service. En revanche, elle ne comprend pas le paiement du travail effectué en dehors du domicile des familles (réunions de synthèse, rencontres avec d'autres travailleurs sociaux, partenariats divers...). Des heures que les financeurs (CAF, MSA, assurance maladie, conseils généraux...) rechignent généralement à financer, en sus du tarif de base. Et ce refus provoque depuis longtemps la colère des professionnelles et des responsables associatifs. D'autant que les travailleuses familiales, comme la plupart des travailleurs sociaux, sont appelées à s'investir, de plus en plus, dans le travail en partenariat et en réseau. Mais si la solution est théoriquement simple - l'abandon du paiement à l'heure au profit d'un financement au poste - sa mise en œuvre se heurte à de fortes résistances. Car, bien évidemment, pour les employeurs, un tel système présente l'avantage d'offrir une grande flexibilité. En effet, à la différence des structures financées par poste, dont le budget une fois accepté est incompressible, un service de travailleuses familiales peut très bien être mis en « chômage technique », en cours d'année. Il peut également se voir imposer arbitrairement une réduction du nombre de ses heures d'intervention. D'où l'insécurité chronique dont souffrent les associations du secteur et les risques de concurrence accrue entre elles.
Cette fragilité est d'autant plus grande que la concurrence est vive, également, entre les travailleuses familiales et les professions, moins qualifiées et donc moins chères, apparues plus récemment dans le champ de l'aide aux familles. C'est le cas, en particulier, des aides-ménagères qui ont vu leur effectif croître rapidement ces dernières années (elles restent cependant moins nombreuses que les travailleuses familiales dans les services d'aide aux familles). Une rivalité bien réelle, même si les associations, qui emploient les deux catégories de personnels, cherchent à la minimiser. « En réalité, explique Pierre Debons, responsable du département développement à l'ADMR, un partage s'est fait entre les aides-ménagères et les travailleuses familiales. Les premières interviennent uniquement sur un plan matériel pour soutenir des personnes rencontrant des problèmes temporaires. En revanche, les secondes ont vocation à mettre en œuvre une approche sociale et éducative auprès de familles en grande difficulté. » Cette évolution a d'ailleurs été prise en compte, en 1993, dans la convention collective du 2 mars 1970 qui régit la profession (2), en inscrivant expressément que « la travailleuse familiale est un travailleur social » qui « organise ou réalise, à partir du domicile, des activités de vie quotidienne et assure une action socio-éducative ».
Un partage des rôles qui, s'il conforte l'ancrage des travailleuses familiales du côté du travail social, n'en comporte pas moins un risque certain de brouillage identitaire. Pour Pierre Lourmet, sous-directeur de l'action sociale à la CAF de l'Anjou, les conséquences, à terme, pourraient même être graves. « Il faut lutter contre la dissociation de plus en plus forte entre les tâches ménagères, déléguées aux aides-ménagères, et le travail d'appui socio-technique, confié aux travailleuses familiales ». Car, explique-t-il, si ces dernières « lâchent les tâches ménagères », elles risquent de perdre leur spécificité d'intervention, ancrée dans la vie quotidienne des familles, et pourraient alors être condamnées à disparaître, à plus ou moins long terme.
Bousculée, la profession l'est aussi par les mutations de la famille. En effet, depuis la Libération, l'organisation familiale a considérablement évolué, notamment avec le développement du travail des femmes, l'augmentation du nombre des familles monoparentales et l'avènement de ce que l'on a appelé les « familles recomposées ». Or, comment intervenir au domicile lorsque les deux parents travaillent et sont donc absents ? Une évolution sociologique qui explique, pour partie, le recentrage des financements CAF sur la petite enfance et les activités des adolescents, au détriment de l'aide à domicile, donc des travailleuses familiales. Et même s'il est rare que les deux parents travaillent dans les familles en difficulté dont elles s'occupent habituellement, là aussi, la nécessité de repenser les pratiques professionnelles s'impose. Car avec la montée en force des situations d'exclusion, les professionnelles sont de plus en plus souvent confrontées à des familles coupées de tout contact avec leur environnement, en particulier en milieu rural. Un « repli » dont les symp-tômes sont « la crainte du voisinage, la survalorisation des enfants et l'apparition d'attitudes extrêmement négatives », observe la sociologue Agnès Pitrou. Or, pour elle, face à ces « familles-bastion fermées sur le monde », les travailleuses familiales peuvent jouer un rôle déterminant. « Elles représentent un pont avec un monde extérieur jugé hostile et contribuent à briser le huis clos familial. » Un travail de longue haleine qui n'est malheureusement pas toujours compatible avec la durée des missions que les financeurs voudraient toujours plus courtes.
Claudie Aubril, travailleuse familiale à l'ADMR de l'Eure, a eu, elle, la « chance » de pouvoir suivre une famille en grande difficulté pendant quatre ans, dans le cadre d'une décision de justice. Objectif : éviter le placement des enfants. Composée d'un jeune couple et de trois enfants (5,2 et 1 an), cette famille vivait dans un pavillon sans aucun confort et subsistait grâce au RMI. « Les enfants n'étaient ni lavés, ni changés, ni correctement alimentés. Et ils présentaient des troubles comportementaux majeurs : agressivité, absence de langage », raconte la professionnelle. Les premiers temps, elle trouve la porte close mais à force de patience, elle parvient à établir une relation de confiance avec les parents. Ce qui lui permet de parer au plus pressé en intervenant directement au niveau de l'alimentation et des soins. Des tâches auxquelles elle va progressivement associer la mère de famille. Résultat, quatre ans plus tard, les enfants sont correctement nourris et soignés et ils vont à l'école. En outre, se réjouit la travailleuse familiale , « la maman participe au groupe de réinsertion organisé par les travailleurs sociaux du canton. Quant au père, il a trouvé un emploi en CDI grâce à une association intermédiaire ». Là aussi, Claudie Aubril a joué un rôle essentiel en faisant fonction de « relais » avec les institutions du secteur : école, service social, PMI, ANPE...
Un exemple mis en avant par l'ADMR pour montrer que les travailleuses familiales sont loin d'être démunies face aux réalités actuelles de l'action sociale. « Leurs atouts majeurs se situent dans la qualité du lien et dans la proximité au travers de la vie quotidienne des familles », permettant « d'engager un processus qui va favoriser l'accès à une vie sociale, à la sortie de l'exclusion et donc vers l'insertion », souligne Jean Vernhet. Pour lui, elles représentent le premier maillon dans la lutte contre les exclusions. Pourtant, ces qualités ne sont pas toujours valorisées par les professionnelles elles-mêmes ni bien perçues par les autres professions sociales. « Il est vrai que les travailleuses familiales, qui interviennent dans les conditions les plus difficiles, ne sont pas toujours reconnues comme travailleurs sociaux à part entière », constate Pierre Lourmet. Ce dont se plaint Bernadette David : « Il faut tout le temps prouver l'utilité de notre travail et défendre notre place. » De fait, la nature même de l'activité des travailleuses familiales fait qu'elles se trouvent souvent isolées des autres intervenants sociaux.
Pourtant, la profession cherche à évoluer et la récente étude initiée par la direction de l'action sociale (DAS) sur l'évolution des fonctions des travailleuses familiales, dévoilée par les ASH (3), montre bien qu'au-delà de ses publics habituels, elle élargit depuis plusieurs années son champ d'intervention, par exemple en direction des toxicomanes ou des enfants hébergés en maisons d'accueil. C'est d'ailleurs cette nécessité d'adaptation qui a poussé l'ADMR à engager, en 1994, une réorganisation de ses services autour du thème de la lutte contre l'exclusion. Ainsi, dans le Calvados, l'association départementale a-t-elle regroupé ses travailleuses familiales dans une équipe unique et obtenu que, pour toute intervention au titre de l'aide sociale à l'enfance, 10 % soient consacrés au travail de régulation avec les autres professionnels. « Ce travail de longue haleine fait qu'aujourd'hui, les travailleuses familiales sont reconnues », se réjouit le directeur du service. Autre piste pour l'avenir de la profession : la participation aux actions finalisées financées par les CAF. Menées sur un territoire donné, en partenariat avec d'autres travailleurs sociaux, ces actions collectives constituent souvent une bouffée d'oxygène pour les services de travailleuses familiales. Cependant, prévient Pierre Lourmet, « il faut résister à l'idée qu'elles vont être la roue de secours de la profession, en particulier sur le plan financier, ne serait-ce qu'en raison de leur caractère temporaire ».
On en revient ainsi, fatalement, au problème du financement qui, pour l'heure, bloque tout véritable espoir de revitalisation du métier. Aussi les principales fédérations d'employeurs souhaitent-elles instamment que les pouvoirs publics donnent à la profession « une place durable dans une politique de prévention et d'insertion sociale », selon l'expression de l'ADMR. Certes, la réforme de la formation des travailleuses familiales, annoncée par la DAS pour la rentrée 1999, devrait déboucher sur l'instauration d'un véritable diplôme d'Etat. De même, le contrat d'étude prospective de l'aide à domicile, dont les conclusions doivent être rendues prochainement, pourrait, entre autres, aborder le rôle des travailleuses familiales. Mais il est peu probable que l'aboutissement de ces chantiers, très attendu sur le terrain, permette de régler tous les problèmes de la profession.
Jérôme Vachon
(1) ADMR : 184 a, rue du Faubourg-Saint-Denis - 75010 Paris - Tél. 01 44 65 55 55.
(2) Sachant que les services de l'ADMR sont régis par une convention collective spécifique, du 6 mai 1970.
(3) Voir ASH n° 2072 du 22-05-98.