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« Les réfugiés de la ville »

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 Attirés par un mode de vie apparemment plus facile, un certain nombre de personnes en difficulté vont s'installer à la campagne. Qui sont ces «  réfugiés de la ville »  ? Quelles sont leurs motivations ? Leurs itinéraires ? Dans un rapport remis au ministère de l'Equipement, des Transports et du Logement et que les ASH ont pu se procurer, les sociologues de Fors-recherche sociale (1) ont tenté de cerner ce phénomène encore mal connu de la «  délocalisation » de la pauvreté des villes vers le monde rural.

Brisant l'idée reçue selon laquelle les grands centres exerceraient une attraction certaine sur les populations en difficulté, le mouvement des villes vers la campagne suscite encore une certaine «  incrédulité » auprès des différents responsables, d'aucuns le considérant comme marginal. Pourtant, s'il ne constitue pas aujourd'hui «  un large mouvement de migration » et ne peut être lu comme un phénomène de société, il n'en est pas moins «  un véritable phénomène sociologique », défendent Elizabeth Auclair, François Durand et Didier Vanoni, dans l'étude qu'ils viennent de rendre. Certes, cette tendance peut être encore perçue comme «  un signal faible ». Elle prend néanmoins «  une importance considérable », si on la replace dans l'ensemble des situations de précarité. Car ce qui est en jeu, c'est bien la dynamique de la désinsertion et de la réinsertion. Cette exclusion des villes venant révéler «  une dimension nouvelle de la question de la pauvreté et de son rapport au territoire ». Sur le terrain, d'ailleurs, la question commence à préoccuper les élus locaux et les intervenants sociaux (Mutualité sociale agricole, services départementaux d'action sociale, associations) confrontés à un besoin accru de logements locatifs pour les personnes en difficulté dans leurs communes. D'où l'objectif qu'affiche la recherche : «  rendre intelligible en tant que fait social ce que d'aucuns désignent comme les prémices d'un mouvement de ségrégation spatiale d'un genre particulier », témoignant des limites du modèle d'intégration urbaine. Pourtant, au-delà de cette visée ambitieuse, les auteurs ont pris le parti de s'appuyer avant tout sur les représentations et les récits de vie de ces nouveaux migrants  (voir encadré). Et ils nous entraînent, loin du jargon sociologique, dans les méandres incertains des motivations de ceux qui se sentent chassés des villes.

Itinéraires...

Madame P. et Monsieur K., couple venant de Toulouse et installé dans la Manche : « Il a fait tout le nord-est de la France, et moi j'ai fait tout le sud, il restait que la Normandie qu'on n'avait pas fait... il restait ça ou Lille... c'était là comme ça aurait pu être la pointe de la Bretagne. » n Madame G., 55 ans, vivait à Paris et est partie seule dans la Drôme : « Je suis très heureuse ici... il y a une qualité de vie extraordinaire, exceptionnelle... j'ai les mêmes emmerdements qu'en ville, EDF, la flotte, mais au moins j'ai une qualité de vie différente. » n Madame K., originaire de Paris, réside seule dans la Sarthe avec un enfant : « C'est superbe le parc en face, en été la piscine en face, le grand truc, le grand rêve pour un Parisien, mais sans voiture, c'est l'enfer ici. » n Monsieur R., 42 ans, vit en communauté dans la Drôme : « A Paris, j'avais même trouvé un boulot intéressant, mais j'étouffais quoi, une heure de métro, travailler au troisième sous-sol [...], on a un meilleur confort dans une cabane ou un tipi... par exemple, j'ai passé l'hiver sous un tipi, je me sens très bien comme ça. »

Le plus souvent, une « fuite »

Que ressort-il de cette étude sur les stratégies et l'expérience des migrants ? Pour quels motifs ces derniers se sont-ils installés à la campagne ?Dans quelles conditions y vivent-ils ? Globalement, ils ne semblent pas avoir été sensibles « à l'attractivité réelle de la campagne » et leur stratégie ne s'appuie pas sur un désir de s'y installer et d'en adopter les modes de vie. D'abord parce que le départ de la ville a été le plus souvent subi, contraint. Il s'agit alors d'échapper et de tenter de résoudre une situation devenue trop difficile. Les personnes expliquent ainsi souvent leur décision en évoquant des problèmes familiaux ou personnels. Mais au désir de s'éloigner d'un conjoint ou d'une famille avec lesquels on est entré en conflit, s'ajoutent parfois d'autres problèmes qui ont rendu la situation «  lourde »  : grossesse, alcoolisme, comportements ayant entraîné des poursuites judiciaires. « Je n'avais plus le choix », raconte une jeune migrante qu'une accumulation de difficultés a forcé « à réagir » et à partir. Bien sûr, la perte d'emploi est souvent présente, mais pas uniquement : la démission, la lassitude et le surmenage conduisent également certains à se réfugier ou à tenter leur chance en milieu rural. Enfin, les problèmes de logements (trop petits, trop chers, trop bruyants), mais plus généralement «  le coût élevé de la vie en ville », peuvent constituer eux aussi des motifs de départ. Celui-ci d'ailleurs n'est pas toujours conçu comme définitif : «  on s'accorde parfois une période d'essai, et on se garde la possibilité de changer d'avis ».

Le plus souvent, l'installation en milieu rural n'est pas non plus choisie. Beaucoup avouent ainsi avoir pris, de manière précipitée, leur décision. Car s'il y a nécessité «  d'échapper aux difficultés rencontrées en milieu urbain », le choix de la destination - la campagne - ne vient qu'a posteriori. Certes, des personnes optent vraiment pour cette solution car elles sont à la recherche d'un cadre de vie plus sain, plus calme, ou elles veulent exercer une activité professionnelle liée au milieu rural. Mais d'autres y échouent après «  une stratégie de fuite ». Et, dans ce cas, les plus nombreuses sont poussées par des raisons qui ont rarement à voir avec la ruralité elle-même. C'est alors souvent «  la présence de la famille et des amis qui constitue le principal facteur d'attractivité ». En effet, rejoindre les proches permet aussi d'avoir recours à une aide matérielle et financière qui faisait défaut « à la ville ». En outre, cette installation en milieu rural «  s'intègre parfois dans une trajectoire résidentielle instable » et n'est alors qu'une étape pour régler un problème. Mais pour les plus marginaux, notamment ceux qui ont fait la route, se fixer à la campagne relève fréquemment du simple hasard. L'étude cite à ce sujet «  plusieurs cas de personnes qui ont pris un train à Paris et en sont descendus au terminus ». C'est ainsi que «  les services sociaux dans certaines petites villes ou communes rurales voient arriver des individus qui, face à de graves difficultés financières ou familiales, sont partis en laissant tout sur place, sans aucun projet particulier ». Une chose est sûre : lorsque les raisons réelles du départ sont trop délicates pour être dites, elles sont alors bien souvent gommées par un discours «  positivant » a posteriori la situation. Une façon de tourner la page sans trop souffrir...

Un miroir aux alouettes ?

La campagne apporte-t-elle cependant la solution recherchée ? Tout dépend en fait des motifs du départ et de l'ampleur des difficultés qui ont précédé. Même si la majorité des personnes disent avoir trouvé, à leur arrivée, le soutien et l'accompagnement qu'elles attendaient. Ceux de la famille et des amis, à des degrés divers : aide directe, hébergement temporaire, dépannage occasionnel. Ceux également des travailleurs sociaux et des structures d'accueil locales. Sur ce point d'ailleurs, les nouveaux arrivants portent un jugement très positif sur les travailleurs sociaux, notamment par rapport aux agents des administrations urbaines qu'ils avaient connus : meilleures conditions d'accueil, grande disponibilité, rapidité des démarches... Pour autant, la réussite du projet de migration n'est pas garantie. Si, pour certains, l'adoption d'un nouveau mode de vie semble «  un moyen de réinsertion sociale », pour d'autres, en revanche, «  les conditions de vie à la campagne, marquées par l'isolement et le manque d'activités, apparaissent comme des facteurs aggravants ». Il y a ainsi des personnes pour qui l'installation en zone rurale correspond apparemment à un nouveau départ, mettant fin, par exemple, à une longue période d'errance. Il n'en demeure pas moins que la plupart connaissent, plusieurs mois après leur arrivée, une situation professionnelle et financière encore fragile et de réelles difficultés d'insertion. Beaucoup sont au chômage ou en grande précarité et doivent gérer une mauvaise situation financière. De fait, les modes de vie s'adaptent : brocante, récupération, nouvelles consommations alimentaires, entraide et échange sont pratiques courantes et « certains semblent s'y habituer ». Mais, au détour des entretiens, d'autres avouent aussi ne pas se chauffer. Même s'ils ajoutent pudiquement que c'est «  par choix » ou encore qu'ils préfèrent la vie sous la tente ou la toilette à l'eau froide au confort. La vie quotidienne à la campagne avec peu de moyens, notamment sans voiture, implique des sorties et des loisirs limités, surtout quand les migrants remplacent difficilement leurs habitudes urbaines (balades en ville) par des loisirs ruraux. Quant aux courses, elles deviennent parfois un vrai problème.

Aussi, bien que les « exclus de la ville » continuent à attribuer à la campagne certains avantages (conditions de logement intéressantes, paysages, jardin), l'intégration en milieu rural est vécue comme difficile. Parmi les obstacles à l'insertion qu'ils pointent, l'absence d'emploi figure en bonne place ainsi que les relations tendues avec la population locale. Celle-ci étant parfois considérée comme « arriérée » et accusée de rejeter les citadins. Le fossé entre les mentalités peut se creuser au point que l'incompréhension fasse place à «  la haine », avouent même certains. S'ils n'en arrivent pas tous à cette extrêmité, beaucoup estiment, en tout cas, qu'il est délicat et long de se faire accepter. Le manque d'activités et de loisirs vient alors renforcer le sentiment d'isolement, de solitude et d'ennui. D'où une désillusion parfois très grande de ces «  réfugiés » qui, à partir d'une image mythique de la campagne, pensaient pouvoir se recomposer une identité et une vie sociale.

Ce qui, d'après le rapport, reste finalement le plus mal vécu par ces personnes, c'est la situation «  d'assisté » où elles se trouvent toujours. Les problèmes matériels et la solitude poussent d'ailleurs certains à regretter leur décision et à évoquer le projet, relativement utopique au vu de leur situation financière, d'un retour en ville... Ce qui «  semble constituer un frein supplémentaire à l'insertion ». Que peut finalement, alors, apporter une migration vers la campagne, s'interrogent les chercheurs ? «  Est-ce un mouvement qu'il faut contenir, voire bannir comme le souhaitent certains élus locaux, ou qu'il faut préparer, accompagner et valoriser, dans certaines situations ?  »

Valérie Larmignat et Isabelle Sarazin

A partir de quatre sites ruraux...

Comment étudier ceux qui peuvent être désignés comme étant des « exclus de la ville »  ? Sachant qu'un public, aussi hétérogène, sans existence statistique et difficilement repérable au travers des fichiers des différents organismes en raison de sa mobilité, n'est évidemment pas aisé à appréhender. Le rapport met ainsi en évidence l'incapacité de l'appareil administratif à mesurer « en dynamique » l'évolution et la localisation de la précarité. Seul élément d'information : parmi les caisses d'allocations familiales ayant connu, dans le cadre du RMI, les taux de « mutation » (personnes en provenance d'une autre caisse et disposant déjà d'un dossier) les plus élevés ces dernières années, figurent celles des départements les plus ruraux. Et là, il semblerait, si l'on s'en tient aux seuls allocataires du RMI, « qu'une partie non négligeable » (entre 5 et 10 %) de la précarité soit « importée » en un flux constant, voire croissant, notent avec beaucoup de prudence les chercheurs. Face à ces difficultés méthodologiques, ceux-ci ont donc mené l'enquête à partir de quatre sites ruraux : le canton de Montfort-en-Gesnois (Sarthe), le secteur sud du département de la Manche, les Baronnies (Drôme), Carmaux et le canton de Valderies (Tarn). Retenant comme « défavorisés urbains », les personnes : ayant entre 18 et 60 ans, avec ou sans famille, présentes sur le site depuis trois ans au maximum et six mois au minimum, provenant de la capitale, des grandes métropoles régionales ou des villes de plus de 50 000 habitants ; présentant certains critères de précarité (bénéficiaires du RMI mais pas seulement)  ; et plus ou moins capables ou désireuses de s'insérer. Outre des entretiens menés avec les intéressés eux-mêmes, les chercheurs ont également interrogé ceux qui les accompagnent dans leurs projets ainsi ques les élus ruraux et les responsables de services sociaux des communes « d'accueil ». L'enquête de terrain ne fait d'ailleurs que confirmer l'absence au niveau local de statistiques et de données quantitatives concernant ces migrations. Elle révèle aussi les divergences d'appréhension du phénomène chez les acteurs locaux, les intervenants sociaux pouvant en outre être réticents à s'exprimer sur des populations plus ou moins en « fuite ». De plus, les élus locaux ont souvent une attitude extrêmement prudente, voire même très méfiante, face à ces phénomènes de migration.

Notes

(1)  Le logement et l'insertion en milieu rural des exclus de la ville - Fors-recherche sociale : 28, rue Godefroy-Cavaignac - 75011 Paris - Tél. 01 40 09 15 12.

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