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Le magasin de la mémoire

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Le Centre des archives de la protection de l'enfance et de l'adolescence a été inauguré, le 28 mai, à Angers. Objectif : constituer un patrimoine écrit sur l'histoire de l'éducation spécialisée. L'historien-archiviste Mathias Gardet (1), sa cheville ouvrière, raconte...

Actualités sociales hebdomadaires  : Dans quelle mesure, le Centre des archives de la protection de l'enfance et de l'adolescence (CAPEA)   (2) est-il pour vous un événement ?

Mathias Gardet  : C'est un événement dans la mesure où ce centre va favoriser la constitution d'un patrimoine écrit autour de l'éducation spécialisée. Il va permettre,  en effet, de recueillir un ensemble d'archives privées, jusque-là disséminées dans toute la France, dans des caves ou des greniers de particuliers ou d'associations. Sachant que nous avons volontairement élargi notre champ à l'ensemble de la protection de l'enfance et de l'adolescence et que certains de nos fonds remontent au début du XIXe siècle. En fait, l'idée du centre est née d'une prise de conscience des premiers éducateurs réunis au sein du Conservatoire national des archives et de l'histoire de l'éducation spécialisée (CNAHES)  :qu'est-ce qui reste de ce que l'on a fait ? Est-ce que les jeunes éducateurs savent d'où vient leur métier ? Après avoir beaucoup proclamé être une génération de l'oral, ces pionniers sont confrontés aujourd'hui à leur propre disparition et au constat d'un certain échec dans la transmission de leur expérience. Et là, on a découvert que, malgré cette tradition orale qui était mise en avant, il y avait énormément d'écrits sur le secteur : des correspondances, des rapports d'activité... Très vite, et grâce au réseau du CNAHES, on a pu ainsi créer un effet boule de neige auprès des anciens et ramasser une somme impressionnante d'archives.

ASH  : C'est-à-dire ?

M. G.  : On se trouve aujourd'hui à la tête de 22 fonds, soit plus d'un kilomètre linéaire d'archives ! Il faut bien voir, en effet, que les premiers éducateurs, contrairement aux professionnels d'aujourd'hui, ont exercé, très jeunes, des responsabilités : souvent à 20 ans directeurs, voire déjà, à 25 ans, très actifs dans les instances nationales. Aussi, au fil de leurs itinéraires souvent très riches et variés, ont-ils amassé chez eux quantité de documents. Un cas très concret : Jacques Guyomarc'h, qui fut, tour à tour, directeur d'un centre d'observation en Bretagne, ancien secrétaire, puis président de la fédération bretonne de la Sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence, secrétaire de l'Association nationale d'éducateurs et de jeunes inadaptés (ANEJI), possédait à son domicile, à Saint-Malo, 300 cartons d'archives ! Quand on a ouvert le centre, il est venu symboliquement avec trois cartons...

ASH  : Pourquoi avoir créé ce centre à Angers ?

M. G.  : Au départ, on ne pensait pas s'engager aussi vite dans une telle aventure. On cherchait, avant tout, une solution pour stocker des archives privées du secteur avant qu'elles soient détruites. Mais où ? Les archives départementales ne pouvaient pas toujours apporter de réponse en raison de leur politique axée en priorité sur les archives publiques, de leur manque de place, et surtout, dans le temps exigé par ceux qui donnent. Car c'est toujours dans l'urgence que l'on se sépare de tels documents. Il faut trouver une solution le jour même et non pas le lendemain ! Il y a un côté affectif et c'est une décision très importante. En plus, les éducateurs ne voulaient pas se limiter à la seule sauvegarde du patrimoine, mais ils désiraient le faire vivre par tout un travail d'animation et de transmission. Les archives devaient sortir de la poussière et parler. C'est alors qu'Angers a été une véritable opportunité...

ASH  : Comment cela s'est-il passé ?

M. G.  : On a appris que la bibliothèque universitaire d'Angers allait s'agrandir. On a saisi la balle au bond et rencontré son conservateur en chef. C'est ainsi que, selon la convention signée le 9 juin 1995, l'université d'Etat d'Angers nous prête gratuitement des locaux et met son personnel de consultation à notre disposition, le CNAHES s'engageant, pour sa part, à gérer les fonds en amont et en aval. Néanmoins, le plus difficile fut la course aux financements. Car si l'on a pu obtenir des crédits de démarrage auprès de partenaires privés et publics (3), il reste à assurer la pérennité financière de la structure. Il est évident que le militantisme associatif, sur lequel repose actuellement la réussite du projet, ne pourra pas perdurer. Ne serait-ce qu'en raison de l'ampleur de la tâche.

ASH  : Que voulez-vous dire ?

M. G.  : Nous avons commencé à classer les documents à la fin de l'année 1995. Trois ans plus tard, 11 fonds seulement peuvent être consultés et 11 autres doivent encore être exploités. C'est un énorme travail pour lequel nous sommes très peu nombreux. Il faut trier, nettoyer, faire traiter les documents avant d'en dresser l'inventaire, puis les coter. Heureusement, nous avons la chance d'avoir pu bénéficier de la formation d'archiviste délivrée également par l'université d'Angers. Nous avons commencé par proposer des visites aux étudiants en licence pour leur montrer l'esprit et le côté expérimental de notre projet. Nous accueillons aussi des stagiaires en année de maîtrise- deux actuellement - qui nous aident à classer, tandis qu'un étudiant, dans le cadre de son diplôme d'études supérieures spécialisées, s'occupe du site Internet. Mais cela ne peut suffire. Aujourd'hui, la création d'un poste d'archiviste-animateur s'impose. Elle permettrait notamment au centre de devenir une plaque tournante et un pôle d'information sur l'ensemble des archives disponibles sur le secteur : celles détenues au centre mais aussi celles conservées au sein d'associations ou des archives départementales...

ASH  : Au niveau du classement, quelle est l'originalité du centre ?

M. G.  : Nous avons voulu restituer toute la richesse des fonds collectés en évitant l'anonymat et la rigidité d'un simple classement par thèmes. C'est ainsi que chaque masse de documents, possédée par une association ou par un particulier, reste un fonds personnalisé et autonome avec sa propre histoire, même si l'on peut évidemment le croiser avec d'autres. De plus, chaque inventaire est signé par l'archiviste responsable qui doit pouvoir expliquer sa démarche et ses choix méthodologiques. Ainsi, au-delà de l'histoire du secteur de l'éducation spécialisée, on pourra retrouver celle de la constitution du centre : chaque fonds retraduit en effet l'itinéraire d'un individu ou d'une association et la démarche adoptée pour son classement.

ASH  : Une façon finalement de donner une pleine reconnaissance aux acteurs ?

M. G.  : Tout à fait. C'est d'ailleurs l'aspect très militant de notre démarche, née d'une coopération étroite entre les chercheurs et les professionnels. C'est ce qui explique qu'on ait choisi la formule du contrat de dépôt pour collecter les fonds. Les personnes restent en effet propriétaires de leurs archives : elles ne peuvent les reprendre qu'à l'issue d'un long délai permettant l'exploitation de leurs écrits  et lorsqu'elles disparaissent, leur dépôt devient alors un don. Si vous voulez, après avoir été toute leur vie des militants du social, les professionnels deviennent peu à peu, comme nous, des militants de l'histoire. En outre, le fait d'aller ensemble rechercher les archives dans les greniers, les charger dans les camions et les conduire jusqu'à Angers, renforce encore cet engagement commun des praticiens et des historiens. Il y a même des moments où il a fallu parfois convaincre les personnes de verser leurs archives au centre, certaines ayant d'ailleurs été sauvées in extremis de la destruction.

ASH  : Hormis la consultation de documents, que proposez-vous ?

M. G.  : Depuis le début, le projet du CAPEA tient en trois objectifs articulés les uns aux autres et menés de front : archives-recherche-formation. Il s'agit en particulier de faire bénéficier les jeunes d'une formation à l'histoire plus approfondie qu'elle ne l'est actuellement. Car si « les diplodocus » - les pionniers de l'éducation spécialisée - ont transmis immédiatement à la génération suivante des éléments de mémoire sur leur profession, une rupture générationnelle s'est produite vers la fin des années 60. Les professionnels à cette époque n'ont plus légué cette connaissance historique, d'autant que d'autres disciplines, comme la sociologie ou la psychologie, sont entrées en force. En outre, les centres de formation n'ont guère comblé cette panne dans la transmission dans le cadre de leur enseignement. Il y a là un véritable vide, d'autant que des chercheurs et des professionnels sont prêts à témoigner. Aussi, souhaiterions-nous pouvoir intervenir ponctuellement dans les centres de formation, voire organiser des journées ou des stages à Angers, pour initier les futurs professionnels à l'histoire.

ASH  : Quant à la recherche ?

M. G.  : Justement, nous espérons la favoriser en ouvrant nos fonds aux travailleurs sociaux désireux de réaliser des mémoires ayant trait au passé de leur secteur. Et nous sommes prêts à les initier aux méthodes d'investigation historique, voire à les diriger dans leurs recherches. Il faut bien voir, par exemple, que dans le cadre du diplôme supérieur en travail social, l'histoire n'est tellement pas prioritaire que même les exigences du mémoire sont dictées par d'autres disciplines, comme la sociologie ou la psychosociologie... Lesquelles n'ont pas du tout la même démarche scientifique ! Mais au-delà, nous voulons aussi sensibiliser davantage d'historiens à la protection de l'enfance et de l'adolescence et à l'éducation spécialisée. Ce qu'on espère, c'est que le CAPEA va déclencher un mouvement vers les historiens patentés, les professeurs d'université, leurs étudiants.

ASH  : Malgré ces carences au niveau de la formation, on note néanmoins depuis plusieurs années un certain engouement des travailleurs sociaux pour l'histoire ?

M. G.  : C'est vrai, il y a un engouement du travail social, et plus généralement de la société autour de l'histoire. Mais celle-ci est saisie dans une sorte de fascination. On nous sollicite, par exemple, en tant qu'historien pour introduire un colloque... C'est agréable, mais il faut aller plus loin et que l'histoire devienne davantage un partenaire dans les réflexions actuelles. Je fais partie de ceux qui résistent au piège d'être sollicités uniquement pour faire le pont entre le passé et l'époque actuelle. Notre rôle, en tant qu'historiens spécialisés du secteur social, c'est d'aider les jeunes professionnels à s'approprier le passé de leur métier et à retrouver quelques repères identitaires. Maintenant, est-ce que cela va les aider à prendre leurs décisions ? Je n'en suis pas si sûr.

Propos recueillis par Isabelle Sarazin

CAPEA MODE D'EMPLOI

Le CAPEA, c'est un « magasin »   (4) où sont stockés actuellement 22 fonds d'archives. Onze d'entre eux sont classés et prêts à être communiqués (5)  :

  sur place (9 h-12 h ;14 h-17 h du lundi au vendredi)  : les documents peuvent, pour l'instant, être consultés uniquement sur demande (précisant l'objet de la recherche) adressée à Mathias Gardet : 62, rue du Cardinal-Lemoine -75005 Paris -Tél./Fax :01 44 07 02 33 ;

  sur internet  :http://buweb.univ-angers.fr/EXTRANET/CNAHES/ Ouvert depuis le 15 mai, ce site permet d'accéder aux inventaires avec quelques documents scannés.

Notes

(1)  Mathias Gardet est spécialiste des mouvements de jeunesse et du secteur de l'éducation spécialisée.

(2)  CAPEA-Bibliothèque universitaire d'Angers : 5, rue Le-Nôtre - 49045 Angers cedex - Tél. 02 41 35 21 00.

(3)  Le CAPEA a obtenu des financements de la fondation d'entreprise du Crédit coopératif, de l'entreprise Michelin, des ministères de l'Emploi et de la Solidarité, et de la Justice, du Syndicat national des associations pour la sauvegarde de l'enfant à l'adulte (SNASEA).

(4)  Terme technique utilisé pour désigner une pièce qui contient des rayonnages d'archives.

(5)  Parmi les fonds déjà consultables, Jacques Guyomarc'h, le Comité d'entente des écoles, la Maison d'enfants du Quercy... En cours de classement, notamment, les fonds de chercheurs de l'ancien CRI de Vaucresson, de la Fédération internationale d'économie familiale, d'Unites, de l'Union des clubs de prévention du Nord...

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