Actualités sociales hebdomadaires : Vu l'engouement politique actuel autour de la violence des jeunes (3), la mission que vous a confiée le ministère de l'Intérieur n'est-elle pas un simple coup médiatique ? Nicole Le Guennec : C'est évident qu'il y a aujourd'hui, de tous côtés, une forte demande de sécurité qu'on aurait tort d'ailleurs de limiter à une simple demande d'intervention policière. De fait, les violences urbaines sont devenues un sujet de préoccupation du gouvernement sur lequel chacun des ministères se doit d'avoir des solutions. Cela tient au fait que les institutions et leurs personnels se sentent désormais attaqués et menacés. On le voit bien dans l'école : alors qu'auparavant, on arrivait à régler les problèmes de violence à l'intérieur de l'institution, ce n'est plus possible. Il faut désormais mettre à contribution tout l'environnement : la justice, la police, le travail social. Du coup, alors qu'on avait plutôt tendance à taire ou à minimiser les incidents, aujourd'hui - et c'est nouveau - on les fait apparaître comme un phénomène central. Mais le risque serait alors de le diaboliser et que le balancier ne parte de l'autre côté. ASH : C'est-à-dire ? N. Le G. : Les violences sont devenues un enjeu politique. Aussi la question est-elle de maintenir le balancier entre, d'un côté la répression, car on ne peut pas accepter que les institutions soient dégradées et les professeurs humiliés, et, de l'autre la compréhension, car on ne peut pas non plus accepter que les jeunes gens soient eux-mêmes méprisés ce qui est parfois le cas. Mais encore faut-il, au préalable, éviter certains amalgames dangereux. ASH : Que voulez-vous dire ? N. Le G. : Il y a un flou sur l'expression « violences urbaines ». Le risque, c'est qu'en faisant tout basculer sous ce terme générique, comme les incivilités par exemple, on ait tendance à sanctionner des comportements populaires qui ne sont pas nécessairement déviants. Pour moi, les violences urbaines concernent un certain nombre d'atteintes aux institutions : écoles, commissariats de police, trains, bus... De plus, ce ne sont pas des actes de déviance ou de délinquance de jeunes isolés qui ont décidé de larguer les amarres provisoirement, mais des actions collectives, même si leurs contours sont encore très flous. ASH : Justement, quel état des lieux dressez-vous des violences urbaines ? N. Le G. : Ce que l'on peut dire, c'est que les voitures qui brûlent, les émeutes, ne sont pas limitées à la France. L'Angleterre, les Pays-Bas, l'Allemagne sont également touchés. Il y a, en Europe, des territoires, des quartiers qui dérapent :ils sont un peu le bout de chaîne des mutations sociales libérales. Tout le problème, c'est l'interprétation de ces violences : qu'est-ce qui se passe ? Que font ces jeunes gens ? On voit bien, en effet, que, depuis une quinzaine d'années, les atteintes aux institutions ont augmenté dans les quartiers sensibles. Au début dans les années 80, on faisait seulement brûler une voiture pour faire venir les pompiers. Progressivement, les centres sportifs ont été mis à sac et incendiés. Puis on a envoyé des voitures-béliers dans les commissariats de police. Enfin, depuis le début des années 90, on fait brûler les écoles, ce qui pose un autre problème que celui qu'on savait gérer dans les années 70 ! ASH : Il y a donc bien une escalade dans la gravité de ces violences urbaines ? N. Le G. : Oui, et c'est pour cela qu'il est urgent de les traiter. D'autant que si les quartiers sensibles sont les premiers à décrocher, je pense que d'autres suivront. C'est quand même les institutions sociales, scolaires, éducatives qui permettent la régulation sur le quartier. S'en prendre à elles constitue, me semble-t-il, un symbole très fort. Car, lorsque les enfants commencent à détruire leur propre école, c'est qu'ils ont totalement perdu confiance en elle. En effet, jusqu'au milieu des années 70, on pensait encore que le service social était là pour vous aider et que l'école constituait un moyen de promotion sociale. On ne le pense plus. Dans ces quartiers, il n'y a plus d'espoir social et j'ai le sentiment qu'à travers leurs actes de violence, ces jeunes cherchent avant tout à faire peur. Finalement, la seule manière qu'ils ont de tirer la sonnette d'alarme, c'est de provoquer des situations d'urgence pour qu'on leur réponde. Ce qu'on fait d'ailleurs en leur donnant quelques moyens : une ligne de bus, une salle... ASH : Connaît-on le profil de ces jeunes ? N. Le G. : Le problème justement de la police et des institutions, c'est d'arriver à les identifier. Or, contrairement aux services de police d'autres pays européens, on a peu d'éléments en France sur ces jeunes. Personne ne sait très bien qui ils sont, d'autant qu'il s'agit d'un public extrêmement mouvant et difficile à repérer. Si l'on écoute les chefs d'établissement, il y a bien un noyau de caïds, pas forcément d'ailleurs les plus mauvais élèves, qui arrive à déstabiliser des classes, voire des écoles. Autour d'eux, quelques-uns les suivent. Quant à la classe, si elle est plus indifférente, elle n'est pas forcément contre. C'est bien là le problème. Une partie des jeunes gens ne sont plus socialisés par les institutions mais dans la rue. Ils ont leur propre système de valeurs très différent de celui qu'on leur propose. ASH : Au cours de vos enquêtes, avez-vous pu vérifier le sentiment d'abandon des intervenants dans ces quartiers ? N. Le G. : Oui, celui-ci est réel. Par exemple, certains commissariats de police ne fonctionnent pas la nuit ou, quand ils sont ouverts, certains fonctionnaires nous disent ne pas intervenir à chaud. Que fait la police, entend-on souvent ? Mais quand il n'y a que deux personnes de garde face à 200 jeunes, vous faites quoi ? Sur ce point, les policiers ne sont pas très différents des travailleurs sociaux et des instituteurs : ils ont l'impression, parfois, d'être traités exactement comme les publics auxquels ils s'adressent. On ne les considère pas davantage, on ne leur donne pas les moyens qu'ils réclament et, surtout, il n'y a pas de valorisation de ces métiers de proximité. Il est certain, par exemple, qu'au niveau du travail social, on ne se bat pas pour aller installer des permanences dans les quartiers sensibles. C'est ainsi qu'à Grigny, les assistants sociaux polyvalents de la Grande-Borne sont partis après qu'on a déversé des poubelles devant leur porte parce qu'ils n'avaient pas réussi à obtenir à telle famille une allocation - on peut les comprendre ! Le service social a donc gagné le centre-ville et l'on est prié d'aller le voir. Mais il faut désormais... traverser l'autoroute. ASH : Pourtant, certains tentent de se battre dans ces quartiers ? N. Le G. : Oui, mais ces initiatives risquent elles-mêmes de s'étouffer. Car les professionnels travaillent alors en surrégime et finissent eux-mêmes par s'épuiser. Le risque est bel et bien que ces métiers du contact, devenus intenables physiquement et psychologiquement, disparaissent de ces quartiers. Déjà, parfois, la police reste seule sur le terrain. C'est ainsi que dans l'un des quartiers Nord de Marseille, les policiers de l'unité de prévention urbaine occupent le centre social, déserté par les éducateurs et les animateurs. Lorsque je l'ai visité, celui-ci paraissait totalement abandonné, comme les habitants d'ailleurs. Ils avaient mis des sommiers en fer sur les balcons pour empêcher qu'on escalade les parois de leur HLM où ils ne se sentaient plus en sécurité il n'y avait plus de plancher aux ascenseurs et les enfants se suspendaient aux grilles pour monter au 13e étage. L'endroit semblait complètement détruit. ASH : Les policiers ont pris la place des travailleurs sociaux ? N. Le G. : Disons qu'ils font un travail de prévention et éducatif à leur manière, mais sans aucun outillage, ni ligne de conduite. En fait, ce sont de jeunes policiers volontaires qui agissent un peu comme ils le sentent. Ils essaient d'aller dans les écoles lorsqu'il y a des incidents et d'intervenir dans la proximité. J'ai le sentiment d'ailleurs qu'en dehors de signalements d'enfants en danger et de quelques actions sportives, leur intervention reste très limitée. Mais le plus grave, c'est que face à la désertion de ces quartiers, on risque d'arriver à une véritable confusion des rôles. ASH : Qu'est-ce qui manque, selon vous, à ces quartiers ? N. Le G. : On a le sentiment qu'il n'y a plus de médiation dans ces quartiers. Les gros équipements lourds des années 70, tels les maisons des jeunes et de la culture ou les centres sociaux, qui parvenaient à assurer une régulation tant qu'ils pouvaient proposer un avenir à ces jeunes, ne fonctionnent plus. Du reste, bon nombre d'entre eux sont la cible des violences urbaines. On a bien tenté, dans le cadre des différentes politiques de la ville, de les remplacer par des services plus souples - les missions jeunes, les chefs de projets - où d'ailleurs les travailleurs sociaux étaient peu présents. Mais, sans moyens véritables, ceux-ci n'ont guère montré leur efficacité. Alors aujourd'hui, cette régulation essaie de se mettre en place à travers le soutien aux femmes-relais, grands frères, agents d'ambiance... Mais ces initiatives, mal reconnues, restent précaires et ne font que déstabiliser des professionnels déjà eux-mêmes fragilisés. Et c'est comme cela, que la femme-relais a parfois le sentiment d'être l'assistante sociale du groupe de femmes auprès duquel elle intervient. ASH : Que faut-il faire ? N. Le G. : Je crois qu'il faut repenser les interventions des professionnels de proximité -policiers, travailleurs sociaux, enseignants -, autour de la médiation dans ces quartiers. Car c'est quand même là que se posent les problèmes de façon la plus aiguë. Les techniques professionnelles sont devenues inadaptées et les métiers doivent changer. En effet, ce n'est pas du tout la même chose d'enseigner en Seine-Saint-Denis qu'à Paris ! Ne nous voilons pas la face, les professeurs qui arrivent à faire passer un message et maintenir l'ordre dans leur classe, cela n'a rien à voir avec ce que font leurs collègues de la capitale. Or ce métier-là, exercé dans les banlieues difficiles à travers des micro-relations, reste mal connu. Tout comme d'ailleurs le travail de présence et d'animation de certains travailleurs sociaux n'est guère valorisé. Quant à la police de proximité, elle reste mal considérée et insuffisamment développée en France, notamment par rapport à d'autres pays européens. Il lui appartient pourtant de rétablir le calme en amont, en développant ses capacités de dialogue et d'écoute, et non pas uniquement d'intervenir pour demander les papiers ou embarquer les jeunes. ASH : La médiation donc plutôt que la répression ? N. Le G. : Il faut à tout prix éviter la dérive actuelle de réponses strictement répressives. Le défaut d'intégration de certains jeunes des quartiers par les voies ordinaires, tels la famille, l'éducatif ou le travail, crée « l'intégration par défaut », ce que j'appelle la culture de rue ou l'intégration par le territoire. Pour éviter ce basculement et retrouver la paix sociale, il importe donc de rétablir la confiance perdue dans les institutions. Cela suppose, j'insiste, de réinventer des médiations sociales qu'elles soient le fait de policiers ou de professionnels du social, de retrouver les métiers de la proximité et du terrain et d'accompagner les tentatives d'expression démocratique dans ces quartiers. Le pire serait, en effet, d'en arriver à ne plus considérer ces jeunes comme nos enfants, mais comme de petits sauvages et de les abandonner. Propos recueillis par Isabelle Sarazin
(1) Voir ASH n° 2057 du 6-02-98. Nicole Le Guennec est également coauteur avec Christian Bachmann d'Autopsie d'une émeute - Voir ASH n° 2038 du 26-09-97.
(2) Sur les propositions, voir ce numéro, page 23.
(3) Voir notamment le rapport Lazerges-Balduyck sur la délinquance des mineurs - Voir ASH n° 2068 du 24-04-98.