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Parentalité en souffrance

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Etre parent n'a jamais été ni donné, ni facile. Mais les références s'étiolent. Comment refonder aujourd'hui la filiation et redonner un sens à la fonction parentale ? Une question qui interpelle directement les professionnels de l'enfance et de la famille.

Il n'est pas aujourd'hui de colloques (1) ni d'articles qui, évoquant la violence des jeunes ou leurs difficultés scolaires, ne mettent directement en cause les parents. Quand ces derniers ne sont pas « démissionnaires », « irresponsables », ou « incapables », ils sont « sans repères, désemparés, perdus », termes qui se veulent moins culpabilisants. Bref, bien des maux de notre société, et particulièrement ceux que sont chargés de « panser » les professionnels du secteur socio-éducatif, viendraient d'une profonde et dévastatrice « incompétence parentale ». Rien à voir avec ces « cas » de parents « pathogènes », aux comportements déviants ou à la santé mentale fragile. Non, le problème est bien différent et bien plus répandu. Ainsi, au désarroi des parents eux-mêmes, s'ajoutent l'incompréhension et le dénuement des travailleurs sociaux. Les éducateurs de jeunes enfants sont assaillis, dans les crèches, de questions culpabilisées des mères ou interpellés pour régler des problèmes de parents visiblement débordés (2), les éducateurs de prévention s'avouent désarmés face à des jeunes auxquels personne ne paraît poser de limites, enfin, les psychiatres sont confrontés à la souffrance de tous :enfants-rois, parentalisés, et parents déçus, complètement dépassés et parfois maltraitants. D'où peut-être l'intérêt manifeste suscité par la journée d'étude de l'Anpase Rhône-Alpes (3). Ce sont en effet environ 1 000 professionnels de l'enfance et de la famille qui ont souhaité réfléchir à la parentalité en se demandant « ce qui, aujourd'hui, fait violence à la fonction parentale ».

Inscrire l'enfant dans l'ordre des générations

Car, finalement, les questions que se posent parents et éducateurs, dans un contexte social, culturel et scientifique en grand bouleversement, touchent à l'essentiel et témoignent de leur déshérence : Qui est parent aujourd'hui ? Qu'est-ce qu'être parent ?Comment être parent ? L'inédit de la souffrance ne vient pas de ces questions elles-mêmes. Elle vient de la difficulté à trouver des réponses adaptées et du flou de celles qui sont parfois esquissées. Car il serait faux de croire que ces interrogations sont nouvelles ou bien qu' « autrefois », se seraient imposées des réponses simples et naturelles. D'abord, explique Roland Ramzi Geadah, psychologue et historien, parce que « la parenté est avant tout une histoire de souffrance, souffrance de la transmission, de la séparation, perte de l'enfant idéal ». Mais aussi parce que jamais la parenté n'a été quelque chose de naturel. Au point, nous rappelle Roland Ramzi Geadah, « qu'on ne devient parent, dans toutes les civilisations, qu'après une parole publique qui institue la parenté ». Et c'est bien pour combler l'insondable incertitude de la paternité biologique que beaucoup de sociétés, renchérit la sociologue Irène Théry, « ont instauré des institutions comme le mariage indissoluble et fondamentalement inégalitaire, qui fusionnait les différentes formes possibles de parentalités ». Ainsi, on a pu dire pendant des siècles : « Le père est celui que les noces désignent ». Etre parent est donc à la fois une histoire de filiation et d'alliance, et, au-delà d'une aventure individuelle, une affaire éminemment sociale. Or, en oubliant un peu vite ces notions, on manipule, sans le savoir, nous rappellent les spécialistes, des « explosifs » sociaux. Et l'on s'étonne, ensuite, que certains adolescents en fassent parfois usage. Sur les traces de Pierre Legendre, professeur de droit à l'université de Paris-I et directeur du laboratoire européen pour l'étude de la filiation, tous ont donc rappelé, à Chambéry, qu'être parent ce n'est pas seulement « produire de la chair », mais « l'instituer », c'est-à-dire faire naître l'enfant à l'humanité, à la société, à la temporalité  « l'inscrire dans l'ordre des générations » et « répondre de lui ». Ces fonctions parentales, qui dépassent en quelque sorte les individus-parents, « vont autoriser l'enfant à vivre » en lui permettant de se différencier en tant que sujet, de s'identifier, de se structurer, rappelle Pierre Legendre. Ainsi, le désir individuel peut-il suffire à fonder la filiation, et l'amour, à lui seul, à fonder la famille ? Nos sociétés occidentales qui, depuis 50 ans, balayent les institutions pour libérer toujours plus l'individu, semblent en tout cas le croire. Les mutations qui ont accompagné et nourri cette croyance et bouleversé la conjugalité, la notion de famille et les conditions de la filiation sont connues :baisse du mariage et augmentation des divorces, contraception, évolution des conceptions éducatives, modification de l'autorité parentale, procréation médicalement assistée, preuve génétique de paternité notamment. Mutations la plupart du temps positives, se sont accordés à dire les spécialistes, mais dont personne n'aurait vraiment mesuré tous les effets.

La perte de la référence et donc l'impossible exercice de la fonction parentale, telle est la première conséquence du « self-service normatif et du triomphe des idéaux du sujet-roi », qu'observe Pierre Legendre. Car la transmission généalogique ne peut,  selon lui, s'opérer que par rapport à des places juridiquement fondées et reconnues. Or ces places sont devenues plus que mouvantes. Et le lien de parenté souffre d'une grande insécurité. Non pas tant parce que la famille a éclaté, s'est atomisée, souligne Irène Théry, mais bien parce qu'il y a « désarticulation entre conjugalité et filiation ». Les questions que soulèvent parents, juges et travailleurs sociaux en témoignent. Les revendications d'un père biologique se manifestant cinq ans, dix ans après la naissance sont-elles légitimes ? A qui confier l'autorité parentale dans les cas de recompositions familiales complexes ? Que penser d'un beau-père qui change de compagne, préférant, après plusieurs années, la fille à la mère ? Quand le mariage, la famille ou l'Etat ne fournit plus de réponses, la tentation est grande, les tests génétiques de paternité aidant, de se référer au tout biologique.

Autre conséquence de ces mutations : « Le lien à l'enfant est devenu le seul lien inconditionnel », celui qui doit tenir quoi qu'il arrive, note Irène Théry. La parentalité est donc très fortement et personnellement investie et l'enfant, au centre des préoccupations, est l'objet de fortes attentes et par conséquent la source de déceptions et de culpabilité. L'enfant-roi, magnifié, forcément performant, au point « qu'il en intimide ses parents », explique Caroline Eliacheff, pédopsychiatre et psychanalyste, « n'est pas un enfant respecté ». Et « si la psychanalyse a été à l'origine d'un autre regard sur l'enfant, je me demande, avec vertige, si les conséquences ne sont pas parfois désastreuses », poursuit-elle. Car, pour Françoise Dolto, il s'agissait certes de soutenir les aspirations et les désirs de l'enfant mais, précisait-elle, dans le cadre de la loi. De même, parler à l'enfant signifiait aussi lui parler lorsqu'il est question d'interdire. Or, on reconnaît aujourd'hui toujours plus de droits aux enfants en leur déniant devoirs et limites. Le devoir est pourtant, précise Roland Ramzi Geadah, ce qui permet de se tourner vers autrui, de « lui être obligé » et enfin d'agir « au nom du père », c'est-à-dire de « s'inscrire dans la chaîne des morts et des vivants ». L'enfant, à sa place d'enfant, cessera peut-être de tyranniser ses parents. C'est enfin plus particulièrement la paternité qui semble déboussolée : descendue de son piédestal législatif, privée de la toute-puissance, sommée de partager l'autorité parentale et les soins quotidiens aux enfants mais, dans le même temps, accusée d'être absente, elle cherche des accroches. Au point que certains se demandent quel avenir elle a et plaident pour une véritable politique de la paternité pendant que d'autres, regroupés en association, défendent « la condition paternelle » décidément trop négligée.

Soutenir la fonction qui consiste à poser les limites

Mais que fait-on au quotidien du malaise des parents, de leurs difficultés et de la violence qu'ils finissent parfois, faute d'avoir pu régler leurs problèmes de parents, par infliger à leurs enfants ? Hormis la pionnière Ecole des parents et des éducateurs (4), fondée en 1961, et qui a essaimé, depuis, un peu partout en France, il existe en fait assez peu de structures conçues spécifiquement pour recueillir la parole des parents en tant que telle. A Brest, l'association Parentel (5) comble ce manque. Le projet a vu le jour, en 1989,  dans un souci de prévention : « Comment, se sont demandé des travailleurs sociaux mandatés auprès des familles pour les problèmes des enfants, intervenir avant que l'enfant ne présente des symptômes, pour aider les parents, sans les mettre sous tutelle et sans les disqualifier ? » Parentel a donc mis en place une permanence téléphonique chaque après-midi, organise des groupes de parents, et proposera bientôt des entretiens de face-à-face avec un professionnel. « Autant de dispositifs, explique Daniel Coum, son directeur, qui permettent aux parents de demander de l'aide sinon de façon anonyme, au moins de façon presque banale. Car nous souhaitons leur indiquer que c'est acceptable de demander de l'aide à des professionnels parce qu'être parent, de toute façon, ça n'est jamais facile. »

Ecouter les parents, les respecter « même quand ils ont maltraité et qu'ils doivent être sanctionnés pour les actes délictueux qu'ils ont commis », c'est aussi la démarche de Caroline Eliacheff qui plaide pour que cesse l'entreprise de culpabilisation des parents « pas seulement menée par la presse mais souvent par les psy eux-mêmes ». Ainsi, chacun, de sa place, confronté aux problématiques de la famille et de l'enfance et donc de la parentalité, tente de ne pas se centrer uniquement sur l'enfant. Xavier Pommereau, psychiatre, direc- teur du centre Abadie à Bordeaux, qui accueille des jeunes après une tentative de suicide, pense que le jeune a droit au respect de son message de rupture et n'autorise d'ailleurs pas les visites des parents pendant 48 heures. « Cependant, explique-t-il, nous accueillons les parents en souffrance, en naufrage parfois. Volontairement, c'est une assistante sociale et non un psychiatre qui en a la charge afin d'éviter qu'ils se sentent coupables ou fautifs. »

Des démarches délicates qui doivent sans cesse veiller à ne pas se substituer aux parents, bref, à ne pas, paradoxalement, déparentaliser. Mais au-delà, s'interroge Roland Ramzi Geadah, ne faut-il pas donner des cadres, institutionnaliser certaines formes de recompositions familiales ? Il est indispensable en effet, selon Irène Théry, de réinstituer la famille dans un système symbolique. « Il s'agirait de resécuriser la filiation en rendant l'acte de reconnaissance d'un enfant solennel, afin d'en faire un acte qui engage et sur lequel on ne peut revenir. » Il y aurait enfin,  s'accordent juristes et sociologues, une place à faire, dans la législation, aux beaux-parents des familles recomposées, en termes de droits, de devoirs mais aussi d'interdits (comme l'inceste), afin qu'ils puissent remplir, le cas échéant, le rôle d' « adulte qui transmet ». Dans un premier temps « il pourrait s'agir de simples aménagements », précise la sociologue, qui permettraient, par exemple, des délégations de l'autorité parentale.

Car la capacité des institutions à tenir un discours normatif qui aille au-delà de l'énoncé de droits individuels est essentielle « pour que chacun n'ait pas à négocier comme une affaire personnelle les questions de la place de la parenté ».

Valérie Larmignat

Notes

(1)  Voir notamment ASH n° 2066 du 10-04-98.

(2)  Voir ASH n° 2046 du 21-11-97.

(3)   « Parentalité en violence, enfance en souffrance, adolescence en dérive », le 13 mars 1998 à Chambéry - Délégation régionale de l'Association nationale des personnels et acteurs de l'action en faveur de l'enfance et de la famille : Foyer départemental de l'enfance - 152, rue Frantz-Litsz - 73000 Chambéry - Tél. 04 79 68 88 30.

(4)  Fédération nationale des écoles des parents et des éducateurs : 5, impasse Bon-Secours - 75011 Paris - Tél. 01 44 93 44 70.

(5)  Parentel : 29, rue de Saint-Brieux - 29000 Brest - Tél. 02 98 43 62 51.

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