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Du côté de « l'oracle » ou du « service »  ?

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Peu nombreuses et parfois méconnues, les conseillères en ESF occupent une place de plus en plus importante aux côtés des autres professions sociales. Mais réussiront-elles à préserver leur culture professionnelle face aux mutations en cours du travail social ?

L'assistante sociale assiste, l'éducateur éduque... et la conseillère en économie sociale et familiale  (CESF)   (1) conseille. Pour schématique, voire caricaturale, qu'elle soit, cette typologie des professions sociales n'en recouvre pas moins une certaine réalité. Car à l'heure où les différences tendent à s'estomper entre les principaux métiers sociaux, pris dans un vaste processus d'indifférenciation, les cultures professionnelles restent vivaces chez les travailleurs sociaux. En particulier chez les conseillères en économie sociale et familiale qui constituent une profession relativement jeune (la création du diplôme d'Etat ne remonte qu'à 1973), numériquement peu importante (on évalue leur nombre à environ 5 000 contre plus de 45 000 éducateurs spécialisés et 33 000 assistants de service social) et dont le champ d'intervention s'est considérablement élargi depuis la fin des années 70. D'où les inquiétudes qui se sont exprimées, le 2 avril, lors des VIe assises du social, organisées à Rennes par l'Institut régional du travail social de Bretagne  (IRTS)   (2). En effet, s'interrogeaient les participants, le conseil reste-t-il un domaine spécifique à la profession ou est-il, désormais, une pratique commune à tous les travailleurs sociaux ? Autrement dit, l'identité professionnelle des conseillères n'est-elle pas en train de se diluer dans le vaste champ de l'intervention sociale ?

Dans le quotidien des familles

Selon l'arrêté du 9 mai 1973, instituant le diplôme d'Etat, la conseillère en ESF est « un travailleur social qui concourt à l'information et à la formation des adultes, pour les aider à résoudre les problèmes de la vie quotidienne ». Héritière des monitrices d'enseignement ménager, apparues au début des années 40, elle intervient donc, traditionnellement, de façon concrète sur des supports pratiques. C'est le fameux triptyque « couture, cuisine, tricot » qui amuse et agace, tout à la fois, les professionnelles. Lesquelles ne renient pourtant pas cette conception un peu terre à terre du métier. « Nous travaillons dans le quotidien des familles et ça reste une vraie richesse », affirmait l'une d'elles, lors des assises du social. Reste à savoir ce que recouvre, en pratique, le conseil en économie sociale et familiale. Classiquement, les conseillères ont pour vocation d'apprendre aux familles à gérer leur budget, à équilibrer leur alimentation, à faire face aux situations de surendettement, à régler les problèmes liés au logement... Autrement dit, à faire face aux multiples difficultés de la vie quotidienne. Et cette conception reste fortement ancrée dans leurs pratiques professionnelles. Pour autant, s'agit-il d'une forme particulière de relation d'aide ou d'une technique spécifique d'accompagnement social ? « Le problème c'est que le conseil en ESF se révèle très difficile à définir sur un plan conceptuel. On ne peut réellement l'aborder que par l'analyse des pratiques », juge Marie-Claude Douillet, responsable de la filière CESF à l'IRTS de Paris. Néanmoins, le conseil se démarque, à l'évidence, des pratiques des éducateurs, qui travaillent davantage dans le domaine des affects et du comportement, et de celles des assistantes sociales, plutôt centrées sur les problèmes de droits et de prestations. Pour Nathalie Woog de Cacqueray, psychothérapeute et formatrice, il existe deux définitions opposées du conseil. « Il peut d'abord être entendu au sens de'l'oracle ",analyse-t-elle, c'est-à-dire de celui qui sait, qui détient l'information dont l'autre a besoin. Il s'agit alors d'une relation asymétrique de dépendance entre la conseillère et l'usager. L'autre approche est celle du conseil en tant que'service" qui consiste à aider l'autre à trouver sa propre solution. Nous sommes là dans une démarche d'autonomisation. » Une définition qu'approuve Marie-Claude Douillet. « Le conseil consiste ainsi à donner aux usagers les moyens de faire leur choix face aux difficultés de la vie quotidienne. » Autre point de vue :celui de Guy Cauquil, directeur du cabinet-conseil Cirèse et fin connaisseur de la profession. « Le métier de conseillère en ESF s'organise autour de trois fonctions clés », explique-t-il. « Il s'agit d'abord d'informer, c'est-à-dire de transmettre du savoir. Il faut également former, au sens d'éduquer. Enfin, il existe une importante dimension d'animation comportant le travail avec les groupes et la mise en œuvre de projets. » Pour lui, les conseillères en ESF se trouveraient donc davantage du côté de « l'oracle » que du « service » dans la mesure où, intervenant dans le cadre d'un mandat institutionnel, elles sont chargées de « délivrer des normes » à partir de contenus très formalisés.

De son côté, François Ménard, chercheur à la Fondation pour la recherche sociale (FORS) et auteur, en 1994, d'une vaste enquête sur les CESF (3), estime que la spécificité du métier de conseillère vient, d'abord, de son caractère très pragmatique, organisé et soucieux d'efficacité. « Elles se veulent centrées sur le concret, le quotidien, l'économie domestique, les problèmes matériels de la vie de tous les jours. Elles se méfient des discours de portée générale, des solutions globales, des échéances à trop long terme. Il s'ensuit qu'elles paraissent avoir une tendance particulière à rechercher des solutions dans l'action », explique le chercheur. D'où, selon lui, une forte valorisation des compétences en matière d'animation, de coordination, de montage de projet et d'évaluation. Avec le risque, parfois, de s'épuiser dans l'action et de « trop croire aux vertus techniques des outils qu'elles utilisent ».

Une profession en expansion

Cette conception traditionnelle du métier a cependant été bousculée avec l'élargissement progressif du champ d'action de la profession, les conseillères en ESF intervenant dans des structures et auprès de publics de plus en plus variés, et souvent au sein d'équipes pluridisciplinaires. On les trouve désormais aussi bien dans les offices d'HLM qu'au sein des CAF, des services sociaux des collectivités locales, des établissements pour personnes handicapées et, parfois même, dans le secteur de la prévention spécialisée. Pourquoi une telle évolution ? « Au cours des années 80 et 90, avec la recherche de nouvelles réponses face aux limites de l'intervention sociale, les notions de projet et de conseil, issues de l'entreprise et frappées au coin de la modernité, sont devenues, en quelque sorte, des mots clés pour le secteur social », répond Guy Cauquil. D'autant, renchérit François Ménard, que, du point de vue du travail social, le conseil représente l'énorme avantage de provoquer « une rupture de sens » avec l'idée d'assistance, trop chargée symboliquement car évoquant « l'aide et le désintéressement mais aussi le contrôle et la normalisation ». D'où l'opportunité offerte à la profession de se diversifier en s'ancrant davantage dans le champ du travail social, bien loin de l'enseignement ménager des origines. Un mouvement qui se poursuit actuellement dans un contexte de précarisation et de fragilisation des familles et de réorganisation des services sociaux départementaux où les compétences des conseillères sont, semble-t-il, particulièrement recherchées. De fait, observe le chercheur de la FORS, les conseillères en économie sociale et familiale ont plus que jamais la faveur des employeurs qui disent apprécier leur sens pratique, leur efficacité, leur complémentarité avec les autres travailleurs sociaux, leur capacité à intervenir au niveau de la vie quotidienne et leur aptitude à mener des projets et à travailler sur des objectifs précis. Autant de qualités utiles pour naviguer au sein des dispositifs sociaux : commissions RMI, Fonds de solidarité pour le logement, commission de surendettement...

Revers de la médaille : les reproches qui leur sont parfois adressés sur leur tendance à aller trop loin dans la recherche du compromis et à tomber dans les travers du « bricolage » et de « l'activisme ». La  « malléabilité » des conseillères en ESF s'opposerait ainsi à la « rigidité » des autres professions sociales. « En ce sens, s'interroge Guy Cauquil, le conseil ne serait-il pas une version soft, technicisée, du contrôle social ? » Effectivement, reprend en écho une conseillère, « est-ce qu'apprendre à quelqu'un à gérer un tout petit budget ne revient pas à lui demander de faire avec, sans s'interroger plus avant ? ». Des interpellations qui n'ont cependant pas fait bondir les professionnelles présentes aux assises de Rennes. Indifférence ? Timidité ? La question reste entière. Ce qui est certain, en revanche, c'est qu'elles entendent être considérées comme des travailleurs sociaux à part entière. « A poste égal, nous exerçons les mêmes missions, même si ça n'est pas de la même façon », s'agace l'une d'elles. Pourtant, leur intégration au sein des équipes socio-éducatives n'est pas toujours facile. Ne serait-ce qu'en raison de leur nombre très minoritaire (sauf dans les CAF). « Très souvent, constate une conseillère brestoise, on nous demande de définir nous-mêmes notre poste. Et en même temps, les autres travailleurs sociaux ont tendance à vouloir nous donner ce dont ils ne veulent pas, les tâches ingrates. » Il est vrai, confirme François Ménard, que si les CESF « ont réussi une percée sur le marché du travail social, cela ne signifie pas que la spécificité et la singularité de leur identité professionnelle aient été reconnues ou du moins établies ».

Dans ces conditions, que devient la notion de conseil ?N'est-elle pas d'ores et déjà diluée dans une approche plus vaste, voire généraliste, de l'intervention sociale ? « La part du conseil est effectivement devenue relativement mineure dans le travail des CESF », constate le chercheur de la FORS. Sans, pour autant, être véritablement intégrée à la culture de base des autres métiers du social. Pourtant, les professionnelles résistent, estimant que ce type d'action demeure plus que jamais pertinent dans le cadre d'une intervention sociale moderne. « Je travaille dans un quartier où je tiens des permanences en alter- nance avec d'autres travailleurs sociaux, raconte cette conseil lère de Quimper. Or, nous ne travaillons pas tous de la même façon. Et les usagers repèrent tout de suite à qui ils ont affaire et ajustent leurs demandes en fonction. En cela, la pluriprofessionnalité reste essentielle. » Même réaction chez cette professionnelle de la CAF de Vendée. « Dans mon travail avec les familles, j'utilise toujours la couture, la cuisine ou l'organisation des vacances parce que ce sont des supports qui permettent de véritables échanges et qui peuvent prendre place dans des projets collectifs ambitieux de développement local ou d'échanges de savoirs. » Au GP 29, une association brestoise intervenant dans le secteur du logement, Marie-Pierre Garçon est la seule conseillère au milieu de plusieurs assistants sociaux et éducateurs. Elle estime faire exactement le même travail que ses collègues même si on lui confie plus volontiers les problèmes de gestion budgétaire et de surendettement. Question de compétences, explique-t-elle. « Je travaille de façon très concrète en partant, le plus souvent, d'un support matériel, comme une facture EDF, pour arriver, finalement, à un conseil utile pour la personne. » Même si, à l'instar de ses consœurs, elle estime n'être pas suffisamment reconnue. « Nous sommes trop peu nombreuses et trop isolées », regrette-t-elle.

Vers la médiation ?

Au final, où se situe l'avenir des conseillères ? « La capacité à prendre en compte la complexité de l'intervention sociale et à travailler sur l'accompagnement des groupes d'usagers sera probablement un enjeu déterminant pour la profession », avance Guy Cauquil. Quant à François Ménard, il estime que « les conseillères sont et seront de plus en plus amenées à occuper des fonctions d'interface et de médiation ». Avec le risque, comme pour l'ensemble des professions sociales, de s'éloigner d'une intervention directe auprès des usagers. Quoi qu'il en soit, l'évolution du métier pourrait trouver prochainement une traduction concrète avec la réforme du diplôme d'Etat de conseillère en économie sociale et familiale, actuellement en préparation, dont certains espèrent l'entrée en vigueur à la rentrée de 1999.

Jérôme Vachon

Notes

(1)  Nous avons pris le parti d'employer le terme « conseillère», la profession étant très largement féminisée.

(2)   « Les conseillers en économie sociale et familiale : consultant du quotidien ? »  - IRTS de Bretagne : 2, avenue du Bois-Labbé - BP 1639 - 35016 Rennes cedex - Tél. 02 99 59 41 41.

(3)  Voir ASH n° 1916 du 2-03-95.

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