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La faillite des pères et des institutions

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Des incivilités quotidiennes aux agressions les plus graves, les violences des jeunes renvoient à la crise de l'autorité parentale dans nos sociétés. Et à la nécessité de penser autrement les politiques de prévention.

Qu'on qualifie ses acteurs de « sauvageons » ou de « hordes barbares », la délinquance juvénile est, de plus en plus souvent, le fait de mineurs, et singulièrement de très jeunes adolescents. Réunis au palais de Justice de Paris pour débattre de ce phénomène, les membres de l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille (AFMJF) mettent en cause la faillite des pères et l'échec des politiques de prévention (1).

Récurrente, l'affirmation de l'effacement des pères au sein de la famille n'est pas infondée, explique Alain Bruel, président du tribunal pour enfants de Paris. En remplaçant la « puissance paternelle » par l' « autorité parentale », le législateur de 1970 avait bien procédé à un judicieux rééquilibrage des prérogatives de chacun des deux parents, mais qui n'a pas été suivi, dans les faits, d'une redéfinition adéquate des rôles parentaux. Et « si rien ne permet d'affirmer que les relations affectives des pères avec leurs enfants soient plus mauvaises qu'autrefois (bien au contraire), il n'en va pas de même pour leur fonction d'interface entre la famille et la société », fait observer le magistrat, qui avait été chargé, par la direction de l'action sociale, d'animer un groupe de travail sur la paternité (2). Son constat est pessimiste : données anthropologiques, sociologiques, psychologiques et juridiques convergent pour expliquer les difficultés subjectives à être père dans la société française contemporaine. A ce vécu problématique, font écho les multiples formes de la désorientation des jeunes qui, en panne de repères, éprouvent le besoin de se confronter à d'autres figures de l'autorité.

Le délitement du rôle traditionnel

Mis à mal, par le contexte socio-économique, dans leur rôle traditionnel de pourvoyeurs et d'agents de socialisation, les pères choisiraient d'autant plus spontanément le silence qu'ils n'ont plus la ressource de s'abriter derrière un statut prédominant. La situation des pères de famille immigrés est, à cet égard, particulièrement difficile et leur disqualification se trouve accentuée par l'intervention des services sociaux et surtout du juge des enfants : ils la vivent comme une violence faite à l'intimité familiale, et leur révolte les conduit à se mettre encore plus en retrait. C'est ainsi que lorsque les juges convoquent les titulaires de l'autorité parentale pour un problème majeur avec leur enfant, ils voient en général uniquement la mère se présenter. A cette stratégie d'évitement, répond souvent, en miroir, celle des travailleurs sociaux : « On parle souvent des pères sans aller toujours à leur rencontre pour connaître leur propre position », affirme un éducateur de l'assistance éducative en milieu ouvert.

Cette crise de l'autorité parentale place la génération montante en situation de déshérence, souligne Alain Bruel. Néanmoins, « sauf à mettre un policier ou un travailleur social derrière chaque jeune, la seule issue qui s'offre à nous consiste à revitaliser la fonction familiale de transmission des valeurs, unique garantie, à long terme, de la cohésion sociale ». Et de faire observer que, paradoxalement, à l'heure où la société attend beaucoup des pères, elle ne leur procure aucun accompagnement.

Bien sûr, il serait sans doute utopique de croire que si l'on peut récupérer les pères, on récupérera automatiquement les enfants. Quoi qu'il en soit, stigmatiser les parents de jeunes délinquants, et les sanctionner, par exemple, par une suspension ou une suppression des allocations familiales, ne reviendrait qu'à accroître leurs difficultés, déclare Hubert Brin, président de l'UNAF : « L'idée de mettre ces familles sous tutelle équivaudrait à démissionner celles qui sont jugées démissionnaires », affirme-t-il, s'interrogeant sur les conditions d'une adéquate « reparentalisation ».

Le cap de la parentalité

Car la question de la parentalité est loin d'avoir livré tous ses secrets, rappelle le professeur Didier Houzel, psychanalyste et pédopsychiatre (3). En particulier, la façon qu'ont les hommes de devenir pères, et les modifications psychologiques opérées par cette « paternalité » ont été, jusqu'à ce jour, relativement peu étudiées. On s'est surtout préoccupé du « processus de parentification » chez les mères, au cours de la grossesse et du post-partum. Or, qui sait si certains pères défaillants ne le sont pas pour des raisons psychopathologiques ? Quoi qu'il en soit, le passage de la conjugalité à la parentalité constitue, dans tous les cas de figure, une sorte de crise, et les violences conjugales commencent parfois au moment de la grossesse de la mère, avec des coups portés à son ventre gravide, souligne Didier Houzel. La façon qu'ont les pères de s'occuper des enfants est également, pour l'heure, un domaine relativement peu exploré  or chacun des deux parents a son rôle à jouer dans les soins à prodiguer aux enfants, sur le plan psychique autant que physique.

Bien sûr, les problèmes liés à l'exercice des droits et devoirs afférents à la fonction parentale, comme ceux qui résultent de l'expérience subjective de la parentalité et de sa pratique au quotidien, sont particulièrement complexes. C'est pourquoi Didier Houzel insiste sur la nécessité de toujours considérer, de façon simultanée, les différents niveaux de la fonction parentale, notamment lorsqu'il faut envisager de séparer un enfant de sa famille et de mettre en place des solutions de suppléance. Il est essentiel, déclare-t-il, que chacun des acteurs (équipes et instances concernées) puisse se situer clairement dans la prise en charge de l'enfant, en évitant la confusion des rôles.

Les institutions en échec

Réaffirmer la place primordiale des parents et chercher à les aider à mieux assumer leurs responsabilités, ne signifie pas que le reste de la société ait à se désintéresser de l'éducation des jeunes. « Ne négligeons pas, affirment les magistrats, le rôle de l'Etat dans sa médiation au sein du face-à-face souvent problématique entre parents et enfants. » Du rôle « parental » des institutions découle, notamment, la définition de politiques publiques de prévention car la crise qui affecte une partie de la jeunesse ne saurait être traitée dans le seul cadre d'une dialectique police-justice, souligne Hervé Hamon, président de l'AFMJF. Et de pointer les dysfonctionnements majeurs de l'approche institutionnelle :absence de véritable politique de santé publique en direction des adolescents  tendance de l'Education nationale à exclure un nombre croissant de jeunes à problèmes avec ou sans tentative de rescolarisation, ce qui génère souvent des violences ultérieures à la porte de l'établissement  dans le domaine de la protection administrative, chute vertigineuse des prises en charge financées par les conseils généraux  quant à la juridiction des mineurs et à la protection judiciaire de la jeunesse  (PJJ), l'association dénonce les dangers d'un recours systématique à la procédure, dite en temps réel, du traitement des mineurs délinquants. Pour assurer une meilleure visibilité de la réaction judiciaire, elle n'est cependant pas sans effets pervers. Parmi ceux-ci, Hervé Hamon signale les problèmes engendrés par le non-respect du temps de maturation nécessaire au mineur pour élaborer un sentiment de culpabilité, ainsi que les risques d'une stigmatisation précoce qui renforce la structuration des comportements délinquants, avec l'instauration d'un processus mécanique d'escalade chez les mineurs les plus réitérants. La précipitation policière a également tendance à la fois à augmenter le taux de relaxes, confortant le sentiment d'impunité des jeunes, et à notablement accroître le temps que les juges des enfants consacrent au pénal, au détriment de l'assistance éducative. De leur côté, les services de la PJJ sont saturés, ce qui provoque un blocage - apparition de listes d'attente discréditant l'intervention - voire une inexécution des mesures éducatives.

En outre, les moyens affectés à la prévention ne sont pas à la hauteur des enjeux, déplore Bruno Cathala, vice-président du tribunal de grande instance de Créteil, dénonçant vigoureusement l'absence de pilotage central des politiques menées par chacun des acteurs publics, Etat, comme collectivités territoriales. En raison de l'alourdissement considérable de leur tâche depuis la mise en place du RMI et des dispositifs locaux d'insertion, de logement des défavorisés, de prévention des impayés, les travailleurs sociaux ne peuvent plus se consacrer aux situations particulièrement lourdes. Parallèlement, le nombre d'éducateurs de prévention, habilités et financés par le conseil général, paraît stagner depuis les années 80 avec un peu plus de six éducateurs par ville (2 500 personnels éducatifs dans 372 villes), souligne Bruno Cathala. Les moyens de l'Etat n'ont pas non plus réellement évolué, et l'on peut comparer, par exemple, les 5 834 fonctionnaires de la direction de la PJJ en 1982 aux 5 820 de 1996.

Ce qui fait par ailleurs défaut, souligne le magistrat, c'est la pérennité des moyens et la permanence des acteurs des politiques de prévention : « Retirer un îlotier de son quartier au bout de deux ans, ne pas territorialiser l'action des substituts des procureurs de la République, remettre en cause, chaque année, le financement de telle ou telle action, ont des effets catastrophiques sur les populations et sur l'efficacité du travail de prévention. » Ces insuffisances ont comme conséquence quasi mécanique une judiciarisation de l'ensemble des interventions sociales car la justice ne peut, sous peine de déni de justice, refuser de statuer sur les situations individuelles qui lui sont soumises dans le cadre des procédures civiles (délai de paiement, expulsion, tutelle, assistance éducative, etc.) ou pénales.

Une administration de la prévention

Pour instaurer une véritable « culture de la prévention », Bruno Cathala préconise de modifier sensiblement le dispositif existant : créer une administration de la prévention avec un budget propre, qui en assurera le pilotage dans le cadre d'une concertation interministérielle  redonner à l'Etat la compétence en matière de prévention spécialisée  associer réellement les habitants  faire évoluer les conseils communaux de prévention de la délinquance  former tous les intervenants (travailleurs sociaux, enseignants, policiers, gardiens d'immeubles, parents d'élèves, cadres de supermarchés, chauffeurs de bus, etc.)...

L'échec constaté des politiques actuellement mises en œuvre démontre à l'évidence la nécessité de réfléchir autrement, affirme le magistrat. A défaut de cette réflexion de fond, conclut-il, les institutions - police, justice, action sociale, école - vont très rapidement se retrouver le dos au mur. « Et une fois leur marge de manœuvre réduite, il se créera, naturellement, une société dans laquelle la sécurité ne pourra être payée, que par ceux qui en ont les moyens, qui auront également droit à la seule vraie justice des palais, pendant que les autres seront dirigés vers les maisons de justice. »

Caroline Helfter

Notes

(1)   « L'autorité parentale à l'épreuve de la délinquance : à qui incombe l'éducation des mineurs ? »  - Journée d'étude organisée le 7 mars, à l'occasion du 50e anniversaire de l'AFMJF : Tribunal pour enfants - Palais de Justice - 75055 Paris cedex 01 - Tél. 01 44 32 65 13.

(2)  Voir ASH n° 2037 du 19-09-97.

(3)  Didier Houzel, professeur à l'université de Caen, a animé, à la demande du ministère de la Santé, un groupe de réflexion sur « Les enjeux de la parentalité ».

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