Malgré l'existence, depuis 1984 d'une définition européenne, il ne se trouve, en fait, aucune définition officielle, en France, de la pauvreté. Chaque organisme utilise donc des critères aussi variés que subjectifs pour cerner puis tenter de mesurer le phénomène. Or, on ne peut ignorer que « face à la montée de l'exclusion, la première demande de tous types d'acteurs concerne le chiffrage », rappelait Annie Ratouis aux ASH en décembre 1996 (2). Définir et quantifier la pauvreté. L'enjeu est de taille car - faut-il le rappeler - aucun chiffre en la matière n'est neutre. « Dans l'acte de dénombrer, il y a aussi un acte d'instrumentalisation et construire une catégorie, ce n'est surtout pas reconnaître », relevait ainsi Pierre Calame dans nos colonnes, à l'occasion du rapport du Conseil national de l'information statistique, dont il présidait le groupe de travail sur les sans-abri (3). Dénonçant la logique du chiffrage à tous crins, il estimait possible de concilier « rigueur scientifique et démarche éthique ». Comment alors mesurer la pauvreté ? Même l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), qui s'attelle pourtant à la tâche, dans la dernière parution de sa revue mensuelle, semble douter de sa capacité à dépasser le relativisme qui entoure la notion et les querelles de chapelle autour « du nombre des pauvres ». Ce numéro développant les analyses qui avaient d'ailleurs déjà été dévoilées par Paul Champsaur, directeur général de l'INSEE, le 19 février, dans le cadre du Conseil d'analyse économique constitué auprès du Premier ministre.
Qui faut-il croire ? Les statistiques européennes qui recensent 3,5 millions de ménages pauvres (1993) ou l'INSEE qui n'en compte « que » 2,3 millions (1994) ? Y a-t-il 100 000 ou...500 000 SDF ? « Le statisticien », est tenté de déclarer forfait, avoue l'INSEE, tant il « semble incapable de dénombrer » les pauvres. Il faut dire, note l'organisme statistique, que les obstacles sont d'emblée importants : complexité et diversité des situations humaines, mais aussi des besoins. Faut-il privilégier, comme aux Etats-Unis, une définition absolue de la pauvreté (minimum vital) ou relative (niveau de vie, seuil de pauvreté, référence aux modes de vie) ? Quelle importance donner au critère des ressources monétaires par rapport à celui des conditions de vie auxquelles les gens sont parvenus ?Comment pallier les limites (de taille) de la catégorie « des ménages » qui exclut de la comptabilisation « les personnes n'ayant pas de logement ou vivant en logement collectif » ?E n Europe, et en France en particulier, relève l'étude, c'est une approche relative (un seuil de pauvreté qui évolue avec le revenu moyen du pays) qui est traditionnellement privilégiée. « Le taux de pauvreté se ramène alors à un indicateur d'inégalité. C'est plus le partage du gâteau qui compte que la taille de celui-ci ». Selon cette conception, précise l'INSEE, « est pauvre, non pas celui qui n'a pas assez pour vivre, mais celui qui est à l'écart des autres, même s'il vit correctement ». Quoi qu'il en soit, toute démarche qui consiste à « isoler une population pauvre au sein de la population totale » a toujours quelque chose d'arbitraire et n'est jamais qu'une convention.
L'entreprise serait-elle alors impossible ? Non pas, défendent les économistes et sociologues auteurs de ce dossier, mais encore faut-il mêler plusieurs approches. Eux-mêmes en retiennent quatre pour étayer leurs analyses : une pauvreté « monétaire » ; une autre dite « d'existence », caractérisée par « le cumul d'au moins 8 caractéristiques de conditions de vie difficiles sur 25 items dont par exemple l'absence de biens d'usage ordinaire » ; une approche subjective, tenant compte de la perception qu'ont les ménages de leur propre situation, comme le « sentiment d'aisance financière » ; enfin, une conception « administrative » dans laquelle « le pauvre » est celui qui perçoit des aides conçues pour lutter contre la pauvreté.
Selon l'approche relative monétaire, qui fixe le seuil de pauvreté à la moitié du revenu médian par unité de consommation (en 1994, environ 3 800 F par mois pour une personne seule, 6 800 F pour un couple avec enfant), un ménage sur dix en France est pauvre (soit 5,5 millions de personnes). Une proportion qui place la France en position moyenne en Europe où l'on compte 12 % de ménages pauvres. La stabilité du taux de pauvreté de 1984 à 1994 qui ressort des statistiques « peut surprendre, voire choquer », reconnaît l'INSEE, dans la mesure où ce constat « contraste avec certains indicateurs élémentaires qui se dégradent régulièrement » comme le chômage ou le nombre d'allocataires des différents minima sociaux. Mais à y regarder de plus près, cette stabilité masque des évolutions profondes et un changement des figures de la pauvreté. Ainsi, depuis dix ans, la pauvreté concerne plus de jeunes, davantage de salariés, de citadins, de plus en plus de familles monoparentales et elle est devenue plus urbaine. « Mais c'est surtout, précise l'étude, le doublement du nombre de ménages pauvres dont la personne de référence est au chômage qui caractérise la période récente ». En revanche, le nombre de ménages retraités situés sous le seuil de pauvreté s'est notablement réduit : 7 % en 1994 contre 14 % en 1984. Ce changement de structure de la population pauvre impose cependant la vigilance et rappelle les limites de la conception monétaire. Constat flagrant dans le cas des ménages d'étudiants qui sont de plus en plus nombreux à être classés parmi les pauvres, même s'ils ne sont que « de passage » dans la catégorie. Mais « leur perspective de carrière et l'importance des aides qu'ils reçoivent autorisent à s'interroger sur la pertinence de ce classement », souligne la revue. Celle-ci insiste donc sur la nécessité d'introduire de nouveaux outils et de nouveaux concepts pour repérer les jeunes les plus défavorisés.
Enfin, si malgré les dégradations observées, le taux de pauvreté est resté stable c'est que « l'effet combiné des solidarités publiques et privées a pu éviter que le développement des inégalités sur le marché du travail, et entre ceux qui ont un emploi et ceux qui n'en ont pas, ne se transmettent aussi brutalement sur les niveaux de vie ». Et, contrairement aux idées reçues, les aides publiques ne se substitueraient pas aux aides familiales (privées) mais viendraient les compléter. Mais au-delà des querelles d'experts, un chiffre est, quant à lui, bien concret : les 2 700 F de revenus mensuels dont disposent, en moyenne, les 2 à 3 millions de ménages « pauvres ».
Valérie Larmignat
(1) « Mesurer la pauvreté aujourd'hui » - Economie et statistique n° 308-309-310 - INSEE - 138 F.
(2) Dans le cadre du rapport intermédiaire de la mission « Précarités et ruptures » du Commissariat général au Plan - Voir ASH n° 2000 du 6-12-96.
(3) Voir ASH n° 1966 du 15-03-96.