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Les free-lances du travail social

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Elles sont conseillères en ESF ou assistantes sociales et se sont constituées en cabinet libéral ou en association. Les unes pour s'éloigner du service public, les autres pour pallier ses limites.

1992, dans le département de l'Eure. Isabelle Danten, conseillère en économie sociale et familiale  (ESF) à la caisse d'allocations familiales, et Annette Martin, assistante sociale au conseil général, se sentent à l'étroit dans le service public, cloisonnées dans certaines missions -la maltraitance, le RMI - sans pouvoir apporter une réponse globale aux usagers. Elles souffrent de la lourdeur administrative, du poids de la hiérarchie, des résistances au changement ou à l'innovation. Bref : les deux professionnelles estiment qu'elles n'ont pas les moyens de travailler correctement. C'est le même constat qui avait poussé Hélène Polydoros, assistante sociale, à s'installer en libéral dans les Bouches-du-Rhône en 1989 (1)  : « J'étais en polyvalence de secteur, se souvient-elle. Or, celui-ci était trop étendu pour pouvoir apporter une réponse satisfaisante au public que je suivais. La marge de manœuvre était alors très limitée. »

Annette Martin et Isabelle Danten consultent Hélène Polydoros, puis se lancent. Elles créent leur cabinet libéral à Rouen en 1993 (2). Un ami comptable les aide à bâtir un budget prévisionnel, tandis qu'un commercial - une de leurs connaissances également - planche avec elles sur la question clé : comment vendre du social ? Elles envoient des mailings aux entreprises de la région afin de leur proposer des permanences. Elles prennent également contact avec le tribunal de grande instance et la cour d'appel pour les enquêtes sociales, les questions de divorces, etc. Quant aux clients privés, c'est encore le bouche à oreille qui marche le mieux, la publicité leur étant interdite.

Jouer la complémentarité

Cinq ans après, l'activité du cabinet se partage entre les permanences au sein des entreprises  (50 %), les enquêtes pour le tribunal  (20 %), les interventions auprès de la clientèle privée  (20%) et des actions de formation  (10 %). La conseillère en économie sociale et familiale et l'assistante sociale ont joué d'emblée la carte de la complémentarité : lorsqu'elles rencontrent les salariés sur leur lieu de travail, elles se partagent les permanences puis évoquent ensemble chacun des dossiers. « Les entreprises apprécient cette façon de faire, ainsi que la souplesse de nos horaires : nous voyons les salariés entre midi et deux heures. » Le contenu des prestations est clairement défini : surendettement, maladie, séparation, scolarité des enfants, départ à la retraite, des questions personnelles uniquement. En clair, le cabinet libéral n'est pas là pour « faire passer » les plans sociaux. Mais en contrepartie, impossible de faire de la prévention, d'aborder des problèmes touchant à l'organisation du travail et à son amélioration. « Nous considérons que ce n'est pas notre rôle, affirme Annette Martin. De plus, les sociétés pour lesquelles nous effectuons des vacations ne souhaitent pas créer un service social à part entière, et rien ne les y oblige. »

Une règle s'impose pour les clients privés :lors du premier appel téléphonique, Isabelle Danten et Annette Martin précisent qu'il existe un service public gratuit, tandis que leur intervention est payante. Hors de question de les prendre au dépourvu. « Le public que nous recevons n'est pas très différent de celui accueilli en polyvalence de secteur », indiquent les deux jeunes femmes. Selon elles, certaines personnes préfèrent s'adresser à un cabinet libéral plutôt qu'à un service social parce que la relation professionnel-client y est définie comme telle. « Je pense que dans un service social, le rapport est vertical, l'usager est toujours en-dessous, explique Isabelle Danten. Nous, nous créons un lien horizontal : le client paie, il a un droit de regard sur son dossier, nous ne pouvons pas le faire attendre, nous sommes à sa disposition... » Un point de vue qui fait bondir certaines professionnelles exerçant dans le public. Après tout, la contractualisation entre l'assistante sociale ou la conseillère en ESF et l'usager est bien destinée à créer cette relation d'égal à égal. Certes, répond Isabelle Danten, « mais dans le cas d'un cabinet libéral, le travailleur social et le client savent d'emblée qu'un contrat est passé. Dans le public, la notion de contractualisation est plus floue, il faut la faire émerger, et elle n'existe pas partout. »

Un service à deux vitesses ?

Pourtant, il est clair qu'une partie de la population ne s'adressera jamais à un cabinet libéral, d'où la crainte de voir s'instaurer un service social à deux vitesses. Il y a de la place pour tout le monde, rétorquent les deux Rouennaises. « Nous recevons beaucoup de salariés à titre individuel, qui ne seraient pas allés vers le service public. D'autant que les assistantes sociales, bien souvent, n'ont pas le temps de les voir. Privé et public se complètent. » En fait, ce qui gêne le plus les assistantes sociales et les conseillères en ESF, lorsqu'elles découvrent l'exercice libéral décrit par Annette Martin et Isabelle Danten, c'est que celui-ci se pose comme étant de qualité... par opposition au service public.

De fait, Hélène Polydoros et ses deux collègues soutiennent que travailler « à son compte » permet d'apporter une réponse globale à l'usager-client, donc plus satisfaisante. « J'ai le sentiment que je colle davantage aux besoins des gens parce que je prends le temps qu'il faut pour chacun, souligne Hélène Polydoros. Ce n'est pas le cas lorsque vous assurez une permanence où 15 personnes attendent : vous savez que vous ne pourrez pas traiter 15 dossiers en profondeur. » Même chose à Rouen : les clients peuvent être reçus après leur travail, jusqu'à 19 heures, parfois 20 heures, le samedi y compris. Et les deux professionnelles - comme en entreprise -fonctionnent en tandem afin de traiter la question de la manière la plus globale possible. « Lorsqu'une personne vient nous voir pour un problème de surendettement, Isabelle intervient dans les aspects matériels de la vie quotidienne pour redresser la barre, souligne Annette Martin. Moi, je me charge de l'accompagnement social : comment la famille en est arrivée là, ce que ressentent les enfants, la façon dont se déroule leur scolarité... J'aide la personne à ne pas baisser les bras. Là, la complémentarité fonctionne vraiment bien. Notre intervention ne se limite pas à une aide financière. »

Avec quelques limites cependant : le cabinet libéral ne « repasse » jamais derrière le service public. Si celui-ci a déjà entrepris toutes les démarches - pour l'accès à un logement par exemple - sans succès, inutile de recommencer. De même, les deux travailleuses libérales refusent de traiter un dossier dont elles savent qu'il est voué à l'échec. « C'est une condition pour réussir en libéral, précise Hélène Polydoros. Il faut être honnête et savoir reconnaître que tel problème n'est pas de notre compétence. » Certes, mais qu'en est-il alors du client ? Il se retournera sans doute vers le service public... dont on aura beau jeu de critiquer le manque d'efficacité.

Effectuer des « missions »

Pascale Mallet-Bombard a, elle aussi, créé son emploi, mais la comparaison s'arrête là. « C'était dans les années 80, alors que nous étions encore en formation comme conseillères en ESF. Notre professeur nous a conseillé de lancer nous-mêmes notre activité : nous étions 14 dans la promotion. Nous avons donc créé, en 1985, l'ADAC, une association destinée à nous trouver du travail et promouvoir notre métier   (3)  ». Aujourd'hui, l'association - qui s'est élargie à d'autres professionnels (psychologues, sociologues, assistants sociaux, etc.)  - effectue des missions pour des conseils généraux, des offices HLM, des municipalités. Notamment dans les domaines de l'insertion, de l'habitat et du surendettement. Elle s'inscrit donc dans une mission de service public et entend bien collaborer avec lui. « Nous le relayons lorsqu'il est confronté à ses propres limites », indique Pascale Mallet-Bombard. Exemple : le conseil général du Puy-de-Dôme a demandé à l'ADAC d'accompagner les bénéficiaires du RMI afin de bâtir avec eux des projets individuels. « Pour ce département, le service social est considéré comme un levier d'action. A nous, ensuite, d'en être les pourvoyeurs. Une fois par semaine nous voyions les assistantes sociales pour les tenir informées de ce que nous faisions et des résultats obtenus. Nous ne pouvons pas travailler sans le service public. » De plus, l'association refuse des missions qui ne relèvent pas d'un projet social à part entière, ou qui ne prennent pas suffisamment en compte l'usager. « Il ne s'agit en aucun cas d'une simple sous-traitance, mais d'un travail partenarial avec le commanditaire. Nous avons même dénoncé un contrat car nous nous sommes rendu compte que nous ne faisions qu'avaliser un projet politique, sans que les habitants soient impliqués et sans qu'il soit possible de le faire. » Pascale Mallet-Bombard reconnaît également que cette forme d'intervention a un effet pervers : elle peut déresponsabiliser l'organisme employeur. De ce fait, lorsque les salariés de l'ADAC terminent une action, ils réfléchissent souvent à la façon dont celle-ci peut trouver un prolongement en interne. Ce qui a conduit l'office HLM de Saint-Etienne à recruter une conseillère en ESF après le passage de l'association. « Il faut également préciser que les organismes qui nous font travailler sont des adhérents de l'ADAC. C'est une autre façon de les impliquer dans ce que nous faisons pour eux. »

Mais les usagers trouvent-ils leur compte dans cette forme d'intervention ? Lorsqu'ils agissent auprès d'une population ou d'un quartier, les travailleurs sociaux se présentent toujours comme les salariés de l'ADAC, et non de l'organisme demandeur. « Certaines personnes estiment que celui-ci pourrait faire le travail lui-même, reconnaît Pascale Mallet-Bombard. Mais la plupart du temps, les gens se confient et jouent davantage le jeu. Ils considèrent que c'est un plus. Notre position d'intervenant extérieur les rassure. »

De nouvelles pistes

Se constituer en association et travailler sur projets, exercer en cabinet libéral... Ces expériences, menées dans un état d'esprit très différent, selon qu'elles se situent ou non dans le cadre d'une mission de service public, ont le mérite d'explorer de nouvelles pistes du travail social, et du coup, d'interroger les pratiques existantes. Pour Pascale Mallet-Bombard, elles seront, de toute façon, obligées d'évoluer, face à l'arrivée de nouveaux acteurs dans le champ de l'action sociale - comme les entreprises qui s'intéressent à l'accompagnement des personnes âgées. « Les changements viendront du bas, ce sont les travailleurs sociaux qui élaboreront de nouvelles pistes », prédit-elle.

Anne Ulpat

COMBIEN ÇA COÛTE ?

 Au cabinet d'interventions sociales de Rouen, le prix d'une consultation est de 125 F TTC. Ensuite, l'intervention proprement dite n'excède jamais 1 000 F HT, quelle que soit sa durée, cela pour un particulier. Les tarifs pratiqués au sein des entreprises varient en fonction de la durée et du contenu de l'action, et du nombre de salariés.

 A l'ADAC, une prestation coûte 240 F l'heure, avec une grille de tarifs dégressifs en fonction de sa durée. Le budget s'élève à 2 millions de francs, fruit des cotisations mais surtout des prestations.

Notes

(1)  Hélène Polydoros : Tél. 04 42 35 16 59 - Voir ASH n° 1732 du 5-04-91.

(2)  Cabinet libéral d'interventions sociales : 33, rue du Grand-Pont - 76000 Rouen - Tél. 02 35 07 70 42 - Cette expérience, ainsi que celle de l'ADAC, ont été relatées au cours de la réunion-débat organisée le 7 février 1998 à Compiègne, par l'Association régionale des professionnels en économie sociale et familiale de Picardie : 4/13, rue Pierre-Curtil - 02000 Laon - Tél. 03 23 23 28 80.

(3)  ADAC : 14 bis, rue de Roubaix - 42000 Saint-Etienne - Tél. 04 77 33 65 34.

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