« Les gens, dans ce quartier, sont négligents et gaspilleurs. » Cette explication donnée à une série de factures d'eau anormalement élevées dans un quartier de Brest fait consensus chez les collègues de Joëlle Dagorne, assistante sociale de secteur. Mais sollicitée de manière répétitive par des familles incapables de payer, celle-ci décide d'envisager les choses autrement. Elle aide ainsi un locataire à faire le tour du voisinage pour recenser « les problèmes d'eau ». Un groupe se constitue et après six réunions et une collaboration avec la Confédération syndicale des familles, il est établi « un lien entre les factures élevées et l'état défectueux des installations ». Il s'avère, en fait, qu'un conflit entre le centre communal d'action sociale, véritable locataire de ces logements sociaux, et l'OPAC explique l'absence de tout contrat d'entretien de robinetterie. Le groupe dialogue donc directement avec les différents partenaires et obtient les réparations nécessaires. Les factures baissent. « Mais ce qui est important ici, souligne Joëlle Dagorne, c'est que la responsabilité ne soit plus imputée à des comportements individuels de gaspil-lage » et que « les usagers soient associés à la résolution des problèmes qui les concernent ». Mais surtout, ajoute-t-elle, « quand je travaille avec les groupes, je vois le positif chez les gens. En individuel, je ne voyais plus que les défauts. »
Il n'en demeure pas moins que les expériences de travail social avec les groupes restent, paradoxalement, des aventures individuelles peu répandues et sujettes à grande méfiance. Et bien que les militants de l'Association nationale des travail-leurs sociaux pour le développement du travail social avec les groupes (ANTSG) conçoivent leur approche comme complémentaire de la relation duelle et jugent stérile l'opposition entre les méthodes, ils regrettent les réactions de rejet parfois épidermiques dont ils sont encore l'objet. Leurs pratiques étant parfois vécues comme une remise en cause « de fait » et une critique en soi des savoir-faire des services et des institutions. Des réticences qu'a encore déplorées l'ANTSG lors de ses dernières journées d'étude (1). D'autant que, rappelle-t-elle, la démarche est reconnue et inscrite, au même titre que le travail social individuel et communautaire, au programme du diplôme d'Etat d'assistant de service social depuis 1932 ! Historiquement issu des pratiques d'intervention communautaire anglo-saxonnes, le travail social avec les groupes s'en différencie dans les années 40. Il est alors essentiellement pratiqué en institution. Sortant des murs dans les années 60, il ne se fonde pas sur un quartier ou un groupe préexistant (ethnique, religieux), mais sur un groupe constitué autour d' « un intérêt commun [...], d'un engagement réciproque [...] et de la notion d'aide mutuelle, le rôle de l'intervenant étant de faire émerger cette aide », explique Jocelyn Lindsay, professeur de service social des groupes à l'université Laval-Québec.
Quelle pertinence ont ces démarches dans le contexte actuel ? Des notions éculées ou utopistes comme le jugent certains ? Pas si sûr, défend René Marion, président du Comité de liaison des centres de formation permanente et supérieure du travail social. « D'abord parce que le groupe, depuis la famille, est la matrice essentielle de l'individu », rappelle-t-il.
D'ailleurs, les partisans de la démarche insistent sur les phénomènes de solidarité intragroupe qui permettent à chaque individu de trouver la force pour opérer un changement personnel. C'est convaincu de cette potentialité, que René Vögel, assistant social, chargé de mission à l'association Parenthèse à la maison d'arrêt de Strasbourg, a entrepris de travailler avec un groupe. Là où, a priori, c'est impossible : en prison. Tout y est en effet individuel : la peine, l'incarcération cellulaire et le suivi social qu'il y assure. A la maison d'arrêt, il met donc en place une unité de préparation à la sortie avec 10 à 15 détenus. Au programme pendant trois mois : la resocialisation, l'échange, la préparation d'un projet professionnel pour chacun. Objectif : prévenir la récidive. Mais déjà, dans la prison, « ça change, raconte René Vögel, c'est un quartier plus calme, moins violent, où on'gueule" moins, où les détenus ont des choses à raconter ». Autre résultat plus inattendu : l'unité a réussi à interpeller la direction et à régler un problème de petit déjeuner arrivant froid à l'étage. « Impossible sans le groupe », avoue René. Au-delà de ce pouvoir de « guérison », les groupes auraient donc également un pouvoir de « libération » qui fait d'eux des acteurs de changements sociaux.
C'est bien cet aspect d'empowerment, c'est-à-dire d'appropriation du pouvoir par les bénéficiaires des interventions, qui rendrait le travail social avec les groupes particulièrement d'actualité, soulignent ses défenseurs. Car « quels sont les objectifs et les missions du travail social dans la période actuelle ? Restaurer la citoyenneté et créer du lien social », affirmait il y a trois ans, lors d'une journée d'étude, Cristina de Robertis, alors directrice de l'école de service social de la Croix-Rouge de Toulon. Pour elle, « le travail social de groupe est très efficace pour atteindre ces buts : accès aux droits, participation sociale, positionnement des personnes en tant qu'acteurs, mise en relation ». « L'esprit » du travail avec les groupes, selon ses promoteurs, serait ainsi tout à fait adapté à l'état de déréliction actuel de la société où les formes de socialisation traditionnelles ne sont plus opérantes. De plus, il aurait l'intérêt d'éviter la stigmatisation des « cas sociaux », trop souvent induite par l'approche individuelle. Une dimension centrale dans le travail social avec les groupes, défend Audrey Mullender, professeur de travail social à l'université de Warwick au Royaume-Uni : « Car il s'agit bien de proposer une alternative à la tendance des travailleurs sociaux de voir les problèmes dont ils s'occupent comme résidant dans les pathologies individuelles. » Ce qui expliquerait d'ail-leurs certaines résistances au développement de la démarche. En effet, si le travail social avec les groupes est si peu utilisé dans la pratique, notamment en polyvalence, c'est que « la culture professionnelle reste dominée par l'individuel, par le'case-work ",bref par la culture psy qui privilégie la relation duelle et la confidentialité », analyse René Marion. Or, « les travailleurs sociaux ont tort de privilégier l'approche individuelle, car les conditions actuelles obligent à sortir de l'illusion psychanalytique et à prendre en compte l'environnement social. » Pas de doute, pour le respon sable, « le travail avec les groupes est, dans ce contexte, une piste pertinente ».
Mais si les résistances restent grandes au travail social avec les groupes et sa diffusion limitée, « en Grande-Bretagne d'ailleurs comme en France », note Audrey Mullender, c'est qu'on touche aussi à « une question de pouvoir ». Il s'agit du pouvoir que le groupe permet aux gens d'acquérir face aux institutions et aux services sociaux et sur leur propre histoire et qui peut être perçu comme éminemment subversif. Mais il s'agit aussi « du pouvoir que perd le travailleur social ». Joëlle Dagorne le ressent fortement dans sa pratique avec les groupes et pense que c'est ce qui « bloque » le plus ses collègues : « Quand je permets à un groupe de résoudre lui-même durablement son problème, je perds mon formidable pouvoir d'aider financièrement des dizaines de familles. » D'autant que le rôle de l'assistante sociale change au quotidien car, dans le travail de groupe, l'intervenant est davantage présent pour « faciliter » les choses que pour guider ou mener.
Ce type d'intervention avec les groupes demande donc des compétences particulières auxquelles les travailleurs sociaux, restent, selon René Marion, mal préparés, « notamment parce qu'ils ne trouvent pas de stages dans cette spécialité ». Or, c'est un travail difficile, éprouvant, très impliquant et loin d'être sans écueils et potentielles dérives. Et il apparaît finalement comme un terrain glissant et peu « cultivé » par les employeurs, ce qui décourage souvent les plus téméraires.
Première difficulté : les méthodes de travail, encore peu théorisées et parfois absentes, favorisent la confusion par certains « amateurs » entre les « activités avec un groupe » et le travail social de groupe. Le danger est grand et fréquent, en outre, de céder à la mode du collectif, sans savoir ce qu'on fait et en particulier sans savoir « arrêter » un groupe ou maîtriser, par exemple, les tensions éventuelles. Et si la spécialité a une tradition de pragmatisme, Audrey Mullender plaide pour que le secteur social se dote d'une vraie méthodologie.
Par ailleurs, la crainte de créer des ghettos, dans une sorte de « dérive communautaire », peut freiner les prises d'initiatives. Et puis un groupe cohérent et solidaire, les psychosociologues le savent, peut être terriblement exclusif et imperméable à l'extérieur. René Vögel considère d'ail-leurs cet aspect comme une des limites de son travail en prison. Enfin, il est des écueils que n'évitent pas toujours les projets avec les groupes : difficile parfois de ne pas tomber dans l'entreprise de « récupération » municipale et de refuser d'être un instrument de légitimation des politiques, reproche qu'on a souvent fait aux expériences participatives communales (groupes de citoyens associés à la politique de logement par exemple).
Néanmoins, si les apports du travail social avec les groupes sont loin d'être négligeables, la spécificité de la démarche ne tend-elle pas à maintenir une conception clivée entre deux modes d'intervention sociale : l'approche collective et l'approche individuelle ? Ne faut-il pas aujourd'hui dépasser cette opposition pour se situer dans une visée globale du travail social en agissant à la fois auprès de l'individu et sur son environnement local ? Certains professionnels de service social se sont d'ailleurs engagés en ce sens, écrit le sociologue Dominique Bondu, en développant des démarches de médiation sociale (2). Des pratiques qui, soutient-il, en jouant sur les « interactions entre les individus et les groupes d'individus », sont susceptibles de recréer du lien social.
Valérie Larmignat
Ces prix récompensent chaque année une recherche ou un projet dans le cadre du travail social avec les groupes. Les lauréats 1996 ont été récompensés le 23 janvier dernier.
De la natation à la participation (Licence de sciences de l'éducation) Anne Legoff - Centre social de Massy (Essonne).
Le travail social avec les groupes : représentation et choix d'une méthode d'intervention (DEAS) Dominique Sainthuile - Assistant social au CHRS de Maubeuge (Nord).
(1) « De la pertinence du travail social avec les groupes face à la diversité des problématiques sociales », les 22 et 23 janvier 1998 - ANTSG : 1, rue du 11-Novembre - 92120 Montrouge - Tél. 01 40 92 01 02.
(2) Auteur des Nouvelles pratiques de médiation sociale - Editions ESF - 144 F.