Le scénario est toujours le même, et ce, depuis le début du XIXe siècle. Françoise Tétard, historienne, chercheur au CNRS, le connaît bien. « Il y a, note-t-elle, un aspect circulaire du discours et des attitudes face aux délinquants juvéniles, à l'enfance dite coupable. D'abord : un contexte événementiel relayé par la presse, par les romans aussi, et qui en font un sujet fascinant et effrayant. Ensuite, une annonce politique, un discours d'affichage. Enfin, une grande discrétion de l'action, hier comme aujourd'hui. » Pour ceux que l'on nommait naguère les « pervers » ou les « pupilles vicieux » et bientôt les « inéducables », on crée des quartiers séparés dans les prisons, puis des prisons particulières - dont la tristement célèbre Petite-Roquette - et enfin les colonies pénitentiaires en milieu rural. Mais même la naissance de l'éducation surveillée en 1945 n'a pas réglé le problème de ceux qui invalident les solutions prévues pour eux : « irrécupérables, innommables, difficiles ». Le vocabulaire, certes, change et la catégorie est régulièrement requalifiée. Aujourd'hui, on parle plutôt d' « incasables ».
Les organisateurs des dernières journées d'études du CREAHI d'Aquitaine (1) ont préféré le terme « d'anomiques » dans le souci d'interroger « les comportements extrêmes et visiblement a-structurés » d'une jeunesse qui semble « échapper ». Les professionnels de l'éducation, du social et de la justice ainsi que les policiers et les universitaires réunis à Bordeaux, se sont donné une tâche ardue. Celle d'affronter, une fois encore, un serpent de mer de l'action socio-éducative : que faire de ceux dont on ne sait que faire ? D'autant que le contexte d'embrasement de certaines banlieues et de remise en cause du secteur de la prévention et de l'éducation spécialisée pouvait faire passer leur préoccupation pour une énième réaction épidermique à la « violence des quartiers ». Mais leur objectif était différent et leur questionnement plus large.
« Qui sont ces jeunes, de plus en plus jeunes, qui manient le déni, le défi et laissent autour d'eux des histoires d'échec, de fureur et de bruit ? », se sont-ils d'abord demandé. Une question qui souhaitait englober tous ceux « en très grande difficulté, inadaptés et qui allient souvent des difficultés psychiques à des problèmes sociaux divers », explique-t-on au CREAHI. C'est-à-dire au-delà de la seule population des 4 000 à 5 000 jeunes de 16 à 20 ans considérés comme des « cas très lourds ». Et s'ils constituent une minorité des adolescents pris en charge par les services éducatifs, ils déroutent et posent problème. Délicat - et pourtant essentiel - de savoir qui ils sont. Ils paraissent en effet être tout aussi irréductibles à une catégorie qu'à une quelconque pathologie. Ils sont pourtant souvent bien connus des services sociaux et ont éclusé tous les établissements de la région. Ce sont ceux que l'autorité administrative ne sait plus où placer. « Ce sont également ceux, explique Raymonde Tailleur, directrice de la DRASS d'Aquitaine, que les psychiatres considèrent parfois hors de leur champ de compétences. » « Et si finalement, s'interroge une directrice de maison d'enfants à caractère social, ils étaient justement ceux que nos établissements ne parviennent pas à atteindre et que l'on retrouve dans la rue, en errance ? » Délinquants multirécidivistes de plus en plus jeunes ? Suicidaires ? Toxicomanes ? Souvent violents « et avant tout contre leurs proches, précise Daniel Marcelli, pédopsychiatre, ils sont à la recherche de sensations toujours plus fortes et qu'ils ne parviennent pas à transformer en émotions ». Derrière l'impossible esquisse d'une figure type, restent les portraits. Celui de Miguel, 15 ans, que son éducateur rencontre à la sortie d'un séjour en hôpital psychiatrique effectué sur demande de sa mère. Miguel vit avec elle et sa grand-mère. Exclu du collège, sous neuroleptiques, boulimique, il grossit autant qu'il s'ennuie. Alors Miguel pousse à fond ses enceintes hyperpuissantes. Et si on lui demande de baisser, Miguel tape, casse tout et menace de se suicider. Autre visage : celui de Denis, qui régulièrement « emprunte » des voitures pour sillonner la France (à 6 ans et demi, il a volé sa première mobylette). A 17 ans et demi, suivi depuis cinq ans par la même équipe, il sort de prison. Il a encore la haine mais aimerait bien « se caser » : chauffeur routier ? Pourquoi pas ? Ni déficients, ni malades mentaux, souvent à la fois victimes et coupables dans une confusion qui exclut toute approche simpliste, ces jeunes « borderline », dans leurs violences et leurs souffrances, perdent pied et vont au-delà des limites. Ils semblent se passer de normes et sont « sans foi ni loi », ni repères. Bref anomiques.
C'est probablement cette « asocialité » qui trouble et dérange le plus. Elle suscite en tout cas une incompréhension grandissante chez les parents autant que chez les éducateurs et les psychologues. Et pourtant, « ce groupe de jeunes en difficulté n'est sans doute pas d'apparition récente », notent les organisateurs. Pourquoi alors ce sentiment des éducateurs de prévention et des internats spécialisés d'être face à de l'inédit au point « d'y perdre leur latin » et des années de pratiques pourtant éprouvées ? « Pourquoi, se demande Patrick Ayoun, psychiatre et psychanalyste, un tel contraste entre l'ampleur du dispositif et l'inadaptation des réponses ? C'est à croire, poursuit-il, qu'une logique sacrificielle est à l'œuvre. » A moins que ce ne soit justement le propre de ces jeunes que de mettre à mal les réponses et les institutions qui leur sont destinées. C'est même ce qui semble finalement définir le mieux cette catégorie hétéroclite.
On crée donc sans cesse, souvent dans l'urgence et sous la pression d'une émotion populaire, de nouvelles cases. On imagine de nouvelles solutions pour accueillir les incasables exclus des anciennes structures auxquelles d'ailleurs on ne touche pas. Dernières nées de cette longue chaîne : les unités à encadrement éducatif renforcé (UEER) (2). Ni pires, ni meilleures que les solutions précédentes mais très coûteuses, on s'aperçoit qu'elles ne seront pas la panacée. A entendre l'équipe de l'UEER de l'association du Gardera (Gironde) évoquer son travail éducatif quotidien, un éducateur en AEMO à Nice réagit : « C'est très bien mais on a déjà fait tout ça il y a 20 ans. Avec les budgets qu'on nous a sabrés, nous, les structures existantes, on aurait pu faire ce que font les UEER aujourd'hui. Et puis ça ressemble au travail que font discrètement beaucoup de lieux de vie avec les multirécidivistes », ajoute-t-il. Il devient donc essentiel de dépasser les fausses nouvelles réponses à l'urgence mais aussi, comme le pense le professeur Daniel Marcelli de « commencer à se dire que ce dont ont besoin ces jeunes, ce n'est pas forcément de lieux mais surtout de liens, de temps, de présence ». Un avis partagé par Françoise Tétard qui déplore que, depuis deux siècles, « on n'ait jamais vraiment cessé de croire que l'enfermement prédispose en soi à la rééducation ».
L'ouverture et la polyvalence, c'est le choix que semble avoir fait, à Marseille, l'Association de réadaptation sociale (3). Elle gère des foyers qui accueillent des jeunes filles en rupture, souvent prostituées, mais elle propose aussi, dans le cadre d'une AEMO renforcée, sans préalable, et sans qu'il y ait forcément de mesure, de recevoir des jeunes garçons et filles de 15 à 23 ans. Permanences des éducateurs, rendez-vous et accompagnement font partie du suivi. En outre, « contactée par les policiers inquiets de voir tant de jeunes dehors la nuit, raconte Denise Meurgey, chef de service, l'association a mis en place, en septembre dernier, un service de prévention de nuit. Deux éducateurs vont donc à la rencontre des jeunes en difficulté quatre jours par semaine de 21 h à 4 h du matin ». Un travail très difficile et qui nécessite des savoir-faire nouveaux, explique l'équipe. C'est que les jeunes, qui ruent dans les brancards, mettent fréquemment en sévère échec les pratiques éducatives installées, obligeant de fait à l'innovation. « Avec ces jeunes borderline, explique Pierre Cocrelle, chef de service de l'institut de psychothérapie Les Templiers (4), près de Bordeaux, il faut créer quelque chose de différent, un espace transitionnel où s'effectue une vraie rencontre. Ils ont besoin d'une mise en scène, de théâtralité. Peut-être aussi faut-il les accepter sans comprendre tout, sans leur redemander leur récit familial pour les rencontrer avec une certaine naïveté. » L'institut reçoit une trentaine d'adolescents de 14 à 21 ans, « nous étant adressés, précise-t-il, comme étant en besoin de soins ». Outre les thérapies proposées, Pierre Cocrelle emmène des petits groupes dans les Pyrénées : au programme, beaucoup de marche, de l'aventure et « des gros durs qui gémissent de peur la nuit sous la tente ».
Si les pratiques éducatives sont ainsi bousculées, les théories et les thérapies qui s'en inspirent expérimentent aussi avec ces jeunes leurs limites. « Nous, psychiatres, pense Daniel Marcelli, nous savons assez bien dénouer les liens pathologiques mais nous avons médiocrement appris à poser des liens, c'est-à-dire à traiter les pathologies de carences dont souffrent beaucoup de jeunes. D'autres types d'approche sont donc nécessaires. » Le docteur Patrick Ayoun, responsable de l'unité d'accueil et de soins pour adolescent du CHU de Bordeaux (5), en est convaincu. Inspiré par une « psychanalyse du lien » plus que par une « psychanalyse individuelle », il monte actuellement, avec une équipe pluridisciplinaire (infirmiers, éducateurs, AS, psychologues et psychomotriciens), une nouvelle structure au sein de l'unité qu'il dirige. « A Bordeaux, on est bien équipé pour l'accueil d'urgence des adolescents en crise, y compris en urgence psy. J'ai convaincu les tutelles que ce qu'il était important de prendre en compte maintenant, c'est ce qui a motivé l'urgence », raconte-t-il. Le centre d'accueil propose donc un suivi (jusqu'à deux mois) qui prend le relais de l'hospitalisation de 48 heures : pas le temps du soin mais celui de la reprise de confiance et du diagnostic. Il s'agit aussi de rompre avec l'urgence dont certains jeunes font, faute de mieux, un usage répétitif.
Mais ne s'agit-il pas avant tout de commencer à leur redonner une place dans notre parole et dans le regard qu'on porte sur eux ? « Attention en effet à ce que nous faisons quand nous parlons d'anomiques », avertit François Dubet, sociologue (EHESS). « N'y a-t-il pas là quelque chose d'une handicapologie du travail social qui définit toujours les gens par leur manque ? » Or, nous explique-t-il, c'est bien la société moderne tout entière qui est individualiste et notre culture à tous qui est anomique : chacun revendique sa liberté la plus totale et ressemble de moins en moins à un personnage social classable. « Renvoyer l'anomie à certains, c'est bien leur assigner une place de barbares. Autrement dit, le divorce serait une aventure humaine épanouissante pour les classes moyennes mais une attitude anomique chez les cas sociaux. » De fait, nous explique Danilo Martucelli, également sociologue, nous exigeons de ces jeunes, selon l'ancien modèle de socialisation, qu'ils soient capables « de se tenir de l'intérieur », c'est-à-dire d'avoir une forte structure morale, alors que nous-mêmes, dans nos sociétés (cadres, intellectuels, éducateurs), nous en sommes dépourvus et sommes surtout « tenus » de l'extérieur (réseaux, famille, travail). Et si ces « barbares inéducables » nous ressemblaient bien plus que nous le croyions ?
Valérie Larmignat
(1) Les journées d'études du CREAHI d'Aquitaine : « Ces jeunes anomiques coutumiers de l'extrême » ont eu lieu les 20 et 21 janvier 1998 à Bordeaux.
(2) Voir ASH n° 2055 du 23-01-98.
(3) ARS : 6, rue des Fabres - 13001 Marseille.
(4) Association Rénovation - Institut Les Templiers : 162, rue Robespierre - 33400 Talence.
(5) Unité d'accueil et de soins pour adolescents : 100, rue Léo-Saignat - 33000 Bordeaux.