Recevoir la newsletter

Faut-il avoir peur de l'humanitaire ?

Article réservé aux abonnés

Depuis plusieurs années, l'intervention humanitaire cohabite avec l'action sociale, dans le champ de l'exclusion (1). Quelles sont les frontières entre l'une et l'autre ? Peuvent-elles, ou doivent-elles, s'articuler ? Chez les travailleurs sociaux, les avis sont partagés.

Pour les professionnels de l'action sociale, l'intervention humanitaire, qui s'est considérablement développée en France ces dernières années en direction des plus démunis, représente, à la fois, une tentation et un repoussoir. Une tentation parce que les méthodes des associations humanitaires - rapidité, efficacité immédiate, visibilité de l'action, engagement individuel - peuvent séduire des travailleurs sociaux en quête de nouvelles réponses face à l'exclusion. Alors même qu'on reproche souvent à ces derniers de ne pas être suffisamment réactifs. Mais l'humanitaire fait aussi figure de repoussoir dans la mesure où, sous couvert d'une certaine modernité, il constitue, aux yeux de nombreux professionnels, une résurgence des vieilles pratiques assistantielles qui atténuent les misères les plus criantes sans véritablement remettre en cause une organisation sociale génératrice d'inégalités. D'où cette espèce de fascination-répulsion à l'égard du modèle humanitaire qui hante aujourd'hui le secteur social.

Un partenariat inéluctable ?

Pour certains, convaincus du caractère inéluctable de cette évolution, le social et l'humanitaire doivent, bon gré mal gré,  apprendre à travailler ensemble. C'est le cas, notamment, de l'Association nationale des assistants de service social (ANAS)   (2), qui tenait son 52e congrès, fin janvier, à l'Unesco, sur le thème « Action humanitaire et action sociale : être efficace ensemble ». « Nous souhaitions réinterroger l'action sociale à travers ce que fait l'humanitaire qui joue un rôle de plus en plus important. La question étant de savoir qui fait quoi, en précisant les objectifs et les méthodes de chacun », explique Christine Garcette, présidente de l'ANAS. Pour elle, comme pour beaucoup de travailleurs sociaux, il n'est en tout cas pas question de jeter la pierre aux organisations humanitaires qui sont souvent les seules à pouvoir intervenir rapidement là où les dispositifs publics font défaut. « La solidarité n'est plus du seul domaine de l'Etat », a d'ailleurs reconnu Pierre Gauthier, directeur de l'action sociale, constatant que « du fait de la crise des grands mécanismes de l'Etat providence, l'action humanitaire est une réalité et une nécessité » et qu'il est « nécessaire de l'articuler avec l'action sociale traditionnelle ». Autre discours :celui de Xavier Emmanuelli, membre fondateur de Médecins sans frontières et créateur du SAMU social de Paris, qu'il préside aujourd'hui. Il fut également secrétaire d'Etat à l'action humanitaire d'urgence des gouvernements Juppé, contribuant, à ce titre, à banaliser le concept d'urgence sociale, emprunté aux associations humanitaires. Aujourd'hui, tout en restant « un fervent défenseur » de cette idée, il est le premier à en souligner les risques. « Comme ça marche, on a tendance à traiter toute l'exclusion sur le mode de l'urgence. Mais c'est une erreur. Le principe de l'humanitaire est de montrer les résultats de l'intervention immédiate alors que la solution se situe dans la prévention et le long terme. Le problème, c'est que le temps du politique est le court terme. D'où la tentation de plébisciter l'urgence. Mais c'est une facilité, l'exclusion ne se traite pas comme ça. » Des précisions fort utiles lorsque l'on se rappelle les confusions entretenues entre le travail social et l'engagement humanitaire à l'époque où il était secrétaire d'Etat. Reste que pour le fondateur du SAMU social, l'humanitaire demeure l'indispensable « porte d'entrée vers l'insertion pour les plus démunis ». En résumé, mieux vaut l'urgence et l'humanitaire que de laisser les gens à la rue. Et à condition que les possibilités de réinsertion soient réelles, ce qui est loin d'être le cas actuellement.

« Pas question d'opposer l'humanitaire et l'action sociale, considère, pour sa part, Christine Garcette, on a besoin des deux dans la lutte contre l'exclusion. Il s'agit de savoir comment travailler ensemble en sachant que, pour que ce partenariat soit efficace, il est important de ne pas faire comme si nous avions tous les mêmes conceptions ou les mêmes façons d'intervenir. » D'ailleurs, remarque-t-elle, « il y a déjà des échanges entre les associations humanitaires et les services sociaux. Nous avons pris l'habitude de travailler ensemble. »

« L'humanitaire, c'est l'impuissance »

L'idée que l'action sociale et l'action humanitaire doivent apprendre à cohabiter, voire à s'inspirer l'une de l'autre, reste, en revanche, intolérable pour le psychanalyste et philosophe Miguel Benassayag, animateur du collectif « Malgré tout »   (3). Lequel regroupe un certain nombre de travailleurs sociaux, d'intellectuels et de militants dont l'objectif est de réfléchir à des expériences alternatives dans le secteur social et de les promouvoir. Pour lui, c'est le principe même de l'intervention humanitaire qui est condamnable, considérant qu'il est synonyme de résignation face à une organisation économique et sociale inégalitaire. « L'humanitarisme, comme l'urgence, consiste à assister les gens et à les rendre passifs. Le postulat de base, c'est qu'ils se taisent et acceptent l'ordre établi », martèle-t-il. « Quant à l'urgence, poursuit-il , il s'agit d'une idéologie indispensable au maintien du sentiment d'impuissance. Elle sert à escamoter le temps de la réflexion et à culpabiliser les travailleurs sociaux auxquels on reproche de pas répondre dans l'immédiateté. Mais ils doivent savoir que ça n'est pas parce que l'on questionne l'urgence que l'on abandonne forcément les gens à leur sort. » Aussi, affirme Miguel Benassayag, « les professionnels doivent s'engager et ne plus accepter de se taire. D'autant qu'ils savent ce que beaucoup ignorent : à savoir qu'en donnant seulement de l'argent aux pauvres, on les enfonce dans leurs problèmes. Ce qu'il faut, c'est créer des liens et considérer les usagers comme des sujets en travaillant, avec eux, à trouver d'autres solutions. »

Les positions sont-elles aussi tranchées, du côté des professionnels ? « Oui, répond Brigitte Bouquet, directrice du Cedias-Musée social, pour certains, l'humanitaire est le modèle à suivre alors que d'autres estiment qu'il s'agit d'une démarche qui n'a rien à voir avec l'action sociale. » Dans ces conditions, faut-il opposer action humanitaire et action sociale ? Les amalgamer ? Ou encore proposer une troisième voie ? « En fait, c'est beaucoup plus complexe, poursuit Brigitte Bouquet , car il y a imbrication des deux approches. Il s'agit plutôt d'une dialectique que d'une complémentarité. Les valeurs qui les sous-tendent sont proches - ne serait-ce que la place centrale de l'homme - mais les logiques d'intervention et les solutions ne sont pas fondamentalement les mêmes. » Ainsi, rappelle-t-elle, l'action humanitaire moderne s'appuie sur des valeurs altruistes et humanistes, telles que la fraternité, la générosité et la compassion. De même, elle revendique son indépendance à l'égard du politique, ce qui ne va pas toujours sans difficulté. « Elle prône également un certain état d'esprit autour de la solidarité et de la révolte devant l'injustice, constate la responsable du Cedias , mais, hélas, elle s'est sans doute trop laissée envahir par un certain modèle de l'assistance ponctuelle, certes nécessaire, au détriment du modèle de transformation des situations sociales et de la société. » Et si elle sait se donner à voir et utiliser les médias, cette visibilité est aussi, et peut-être surtout, une question de survie pour des organisations qui tirent l'essentiel de leurs ressources de dons. « Tout ceci n'empêche pas l'humanitaire de poser souvent les bonnes questions, sans toutefois toujours apporter les bonnes réponses », observe encore Brigitte Bouquet, soulignant, à son tour, les ambiguïtés de ce modèle, en particulier les risques de défaussement du politique sur l'intervention humanitaire afin d'éviter d'agir sur les causes des problèmes sociaux.

Cette capacité de communication n'est, en tout cas, pas dans les habitudes des professionnels de l'action sociale qui interviennent dans des structures financées, pour l'essentiel, sur les deniers publics et sont « marqués par la culture du service social avec toute l'importance accordée au secret professionnel et au respect de l'autre », rappelle Jean-Pierre Gilles, responsable de la communication au SSAE. Par ailleurs, si l'action sociale s'enracine, elle aussi, dans le terreau de la charité et de la philanthropie, elle est née, sous sa forme contemporaine, d'une rupture avec ces deux approches. En effet, la charité comme la philanthropie n'ont jamais constitué qu'un palliatif et ont rapidement montré leurs limites face à la question sociale. « Finalement, c'est l'Etat qui l'a emporté sur les actions privées en prenant à son compte le traitement des grands problèmes sociaux avec, pour objectif, de garantir à tous l'accès aux droits. Un mouvement qui s'est accompagné de la professionnalisation du service social et de l'institutionnalisation de l'action sociale », note la directrice du Cedias.

Professionnels et bénévoles

Enfin, l'articulation de l'action sociale avec l'humanitaire renvoie au problème récurrent de la compétence des intervenants. Une question-clé entre un secteur social professionnalisé de longue date et les associations humanitaires profondément marquées par la culture du bénévolat, même si elles tendent aujourd'hui à se professionnaliser. Le sujet reste d'ailleurs sensible pour des travailleurs sociaux qui réclament, depuis longtemps, une meilleure reconnaissance de leur rôle. Pourtant, n'hésite pas à affirmer Xavier Emmanuelli, « personne, sauf les bénévoles et les personnes impliquées, n'est en mesure de donner aux exclus ce qui leur fait défaut, du sens, du lien, un regard ». De même, lorsqu'une assistante sociale de Médecins du Monde affirme, lors de ce congrès, que, pour elle, que l'on soit bénévole ou professionnel, l'engagement est le même, la réaction des travailleurs sociaux présents a été vive. Un propos qui n'émeut cependant guère Christine Garcette. « Pourquoi pas, à condition que l'on s'entende sur qui est professionnel. Pour moi, c'est celui qui a une formation sanctionnée par un diplôme et une compétence reconnue », commente-t-elle, avant d'insister sur la nécessité, pour les travailleurs sociaux, de ne pas abandonner le militantisme social aux seules associations caritatives. Car si action sociale et humanitaire ont quelque chose en commun, c'est bien l'impérieuse obligation de toujours lier le « comment faire » au « pour quoi faire ». « Cette question du sens est primordiale pour tous », conclut Brigitte Bouquet.

Jérôme Vachon

SOCIAL ET SOLIDARITÉ INTERNATIONALE

L'école de service social du Sud-Est organise, depuis deux ans, un double cursus de formation de logisticien de la solidarité internationale et d'assistant de service social, en collaboration avec Bioforce, un centre de formation aux métiers de l'humanitaire, situé près de Lyon (4). « Les compétences sociales sont de plus en plus demandées par les associations humanitaires, que ce soit au niveau international ou national », explique le directeur de Bioforce, Benoît Miribel. Les étudiants suivent d'abord une formation d'un an au métier de logisticien avant d'intégrer l'école d'assistant de service social. L'ensemble du cursus, qui peut être pris en charge dans le cadre de la formation professionnelle, dure quatre ans au lieu de cinq pour les deux formations séparées. Sur les 18 mois de stages prévus, 8 doivent être réalisés dans des pays en voie de développement. Le diplôme est reconnu au niveau III. Cinq personnes bénéficient déjà de ce dispositif que ses promoteurs espèrent développer.

Notes

(1)  On lira avec intérêt la tribune de Monique Sassier. Voir ASH n° 2052 du 2-01-98.

(2)  ANAS : 15, rue de Bruxelles - 75009 Paris - Tél. 01 45 26 33 79.

(3)  Collectif « Malgré tout »  : BP 15 - 75521 Paris cedex 11.

(4)  Bioforce : 44, boulevard Lénine - 69694 Vénissieux cedex - Tél. 04 72 89 31 41.

LES ACTEURS

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur