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Les intervenants sociaux rongés par le doute

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Pompiers de l'urgence, cache-misère, gardes-frontières... Les intervenants sociaux refusent de cantonner leur mission à une « gestion de la misère ». Comment sortir des ornières de la réparation et de l'urgence ? Tentatives et voies incertaines.

« Nous en avons assez d'être les pompiers de l'urgence  une urgence qui révèle l'incapacité de notre société à réussir ses médiations. » En s'exprimant ainsi, Albert Klein, directeur de l'IRTS d'Aquitaine, se fait l'écho d'un ras-le-bol largement partagé. « Pompiers de l'urgence » ou encore, selon les termes d'un collectif de Montpellier solidaire du mouvement des chômeurs, « gardes-frontières des zones d'exclusion », c'est ce à quoi les travailleurs sociaux refusent de réduire leur mission. Pour Albert Klein, ceux-ci « ne peuvent continuer à être les instruments d'une volonté qui n'a plus de visions ». Ce que confirme d'ailleurs l'étude réalisée par l'établissement en préambule à son IIIe forum du travail social (1). Effectuée auprès d'une cinquantaine de dirigeants aquitains de l'action sociale (responsables de conseils généraux, cadres des associations, chefs de services...), celle-ci souligne le contraste entre la « connaissance fine de l'environnement socio-économique des usagers » par les décideurs et leur difficulté « à définir les modifications dans les pratiques imposées par les nouvelles problématiques sociales ». Ils expriment notamment « une inquiétude croissante » face à l'évolution de la commande sociale et leur forte demande d'outils d'évaluation et de coordination. Le sentiment est partagé par les professionnels de terrain. Alain, éducateur en AEMO, se plaint ainsi « du manque de repères et de méthodes de travail ». Quant à son collègue, il évoque « la pesanteur » due au manque de liaison entre intervenants et le rythme de travail « soutenu ». D'où le besoin fortement ressenti de solutions immédiates et opérationnelles.

La rupture du lien social

Pourtant, le parti pris, lors de ce forum, aura été d'aller au-delà des questionnements pressants des acteurs de terrain, afin de porter la réflexion sur les mutations économiques et sociales qui bouleversent en profondeur l'action sociale. Au premier rang des évolutions actuelles, bien évidemment, la rupture du lien social. Les grands contrats sociaux, par lesquels chacun échangeait un peu de sa liberté pour de la sécurité collective (protection sociale) ou des moyens de vivre (salariat) ne tiennent plus. Et cette « crise » du contrat social fabrique les exclus en même temps qu'elle prive les travailleurs sociaux des outils d'intégration : emploi, normes communes. Le malaise, le sentiment d'impuissance est bien là. « Comment, à quelles conditions, se demande donc le juriste, Robert Lafore, devons-nous refonder un pacte collectif ? » Au moment où « les plus mal dotés semblent être devenus inutiles aux mieux dotés», l 'enjeu est, comme le rappelle Alain Lebaube du Monde, « de rendre socialement supportable l'éclatement des statuts ». Le rôle des travailleurs sociaux devient central : il consiste en effet de plus en plus à accompagner, aider, coformuler les termes des nouvelles médiations, à aménager les contrats de chacun avec l'ensemble social. Car toutes ces procédures contractuelles qui s'emboîtent au cas par cas, concourent « à une renégociation générale de la participation sociale » depuis les contrats de ville jusqu'au RMI, en passant par les nouveaux mécanismes de médiation judiciaire. Certes, mais qui dit contrat dit aussi véritable échange. Or certains travailleurs sociaux ont parfois l'impression de cautionner des contrats « de dupe ». « Faire signer les gens, avoue une assistante sociale passée récemment du secteur à l'unité territoriale  (UTASE), parfois ça me gêne parce qu'exiger une contrepartie à une somme si faible... oui, c'est gênant... et puis sans travail à la clé. » Et le piège est bien « de pointer les pauvres encore une fois », ajoute-t-elle. Car la renégociation du contrat social est encore bien peu généralisée. A qui d'autres qu'aux allocataires du RMI a-t-on jusqu'ici demandé de clarifier à ce point - à travers le contrat d'insertion - leur projet d'utilité ou de positionnement social ? S'ils sont souvent critiqués car considérés comme peu efficaces, taxés parfois de coquilles vides, il n'en reste pas moins que certains de ces contrats - notamment lorsque les personnes ne sont pas encore trop marginalisées -peuvent avoir un réel contenu. Et là, ils semblent expérimenter de nouveaux types de rapports sociaux en se fondant sur des valeurs nouvelles : utilité sociale plutôt que statut professionnel, nouveau rapport entre activité et revenu... C'est peut-être aussi, au travers de ces îlots de « réussite », souterrains et peu visibles, que peut émerger l'innovation sociale.

Retrouver l'usager

Mais pour qu'il y ait vraiment changement social, encore faut-il « aider les gens à être eux-mêmes les producteurs des transformations », défend Jean Foucambert, chercheur à l'Institut national de la recherche pédagogique. Lequel insiste à nouveau pour que l'on cesse de voir dans les personnes, uniquement des bénéficiaires d'aides conçues pour elles. Et que l'on prenne en compte leur place d'usager. Un objectif qu'il ne faudrait pas abandonner sous prétexte qu'on en a déjà trop parlé, tient aussitôt à préciser Chantal Le Bouffant, directrice de l'IRTS d'Ile-de-France. « Il faut se centrer sur l'usager... le faire maintenant, partager avec lui notre savoir et nos outils pour qu'il puisse s'en saisir. » Connaître et accéder à ses droits par exemple... C'est la démarche entreprise par les fondateurs d'Infodroits, structure girondine d'aide à l'accès au droit fondée en 1995 (2). Tous juristes de formation, ils font aujourd'hui de l'orientation et de l'information juridique gratuite (jamais de conseil juridique)  : explications des lois et des droits, déchiffrage des écrits de justice que reçoivent les gens. Et leur action s'adresse en priorité aux plus démunis, ce qu'a d'ail-leurs reconnu la caisse d'allocations familiales qui cofinance l'association. C'est aux travailleurs sociaux que les fondateurs d'Infodroits ont fait réaliser leur « étude de marché » sur le département. Et une collaboration étroite s'est instaurée. C'est ainsi que les 50 permanences sont le plus souvent implantées dans les centres sociaux, centres médico-sociaux, comités locaux d'insertion, permanences d'accueil, d'information et d'orientation ou dans les plates-formes des guichets uniques d'institutions qui tendent à se développer. Bilan ? Plus de 4 000 particuliers ont été reçus en 1997. Mais au-delà de l'accueil, des actions collectives sont également mises en place. Avec les assistantes sociales, les éducateurs et les conseillères en économie sociale et familiale mais aussi les écoles, Infodroits monte des projets ponctuels « en prévention » sur les quartiers :réunions et expositions thématiques sur  « la nationalité » ou « les droits et devoirs de l'enfant ».

Ce type de démarche a incontestablement le mérite de casser les frontières entre des disciplines souvent cloisonnées. Certains professionnels considèrent cette ouverture du travail social à d'autres champs comme salutaire. C'est le cas par exemple de Fabienne, éducatrice en service d'investigation et d'orientation éducative. Celle-ci se dit ainsi excédée de « la pensée unique en travail social et du seul regard'psy" voire psychanalytique sur les familles en difficulté ». « Je pense qu'on a échoué, poursuit-elle, en ne voulant tenir compte que de la seule lecture du récit familial, sans tenir compte de l'environnement, de l'école, de l'économique, de l'ethnique, du social. » De même, éducateur aussi dans ce service, Jean ne croit plus « à l'utilité de l'intervention sociale dans les familles ». Car « ce qu'il leur faut, c'est de l'argent. Tandis que les jeunes ont besoin d'un travail. Quant aux personnes souffrant de troubles pathologiques, elles requièrent un véritable travail thérapeutique... sinon on est des cache-misère », s'agace-t-il, irrité de voir l'intervention sociale pallier tous les maux de la société.

Agir sur l'économique ?

Sortir de l'écueil de la réparation et de l'assistance et agir plus en amont, sur l'environnement et l'emploi, c'est ce que tentent, depuis de nombreuses années, les acteurs de l'insertion par l'économique. Même si, aujourd'hui, beaucoup s'interrogent sur la capacité de ce secteur à déboucher réellement sur de l'emploi non aidé. Quelle raison y a-t-il alors d'espérer encore dans ce domaine ? Certes, reconnaît Christian Chassériaud, directeur de l'ITS de Pau Pyrénées, « il ne s'agit parfois que de traitement social du chômage ». Mais il ne faut pas oublier que « les entreprises d'insertion contribuent au développement local mais surtout expérimentent un autre type de développement :elles inventent de nouveaux rapports de travail, d'autres modalités d'exercice de l'autorité, de nouvelles combinaisons productives », explique-t-il. Ce qui, pour lui, fait de ce secteur - qui compte environ 3 000 structures et touche 200 000 personnes (40 000 emplois équivalent temps plein)  - un laboratoire social et un terrain d'exploration. C'est bien d'ailleurs l'idée qu'entend défendre Christian Chassériaud, chargé de réfléchir à la manière de « refinancer, recapitaliser, consolider » l'insertion par l'économique dans le cadre de la préparation de la future loi de prévention et de lutte contre les exclusions. D'autant que certaines initiatives, qui dépassent le strict cadre de l'insertion, peuvent apporter, selon certains, une vision plus humaine de la gestion économique. C'est en tout cas l'objectif affiché des groupements d'employeurs pour l'insertion et la qualification  (GEIQ) dont le premier a été fondé à Périgueux en 1991. L'idée consiste à « se grouper en association, mutualiser les heures de travail pour pouvoir partager une main-d'œuvre que chacun isolément n'eût pu embaucher », rappelle-t-on au Centre des jeunes dirigeants de l'économie sociale d'Aquitaine. Objectif ? Fabriquer de vrais parcours de qualification ou bien des emplois du temps décents (un nombre d'heures qui permette de vivre) à partir du besoin de flexibilité des entreprises. Dans quelle mesure, s'interrogent certains, une telle démarche,  centrée actuellement sur l'insertion de personnes particulièrement défavorisées, ne pourrait-elle pas être étendue à d'autres salariés ?

Néanmoins, au-delà du domaine de l'insertion par l'économique, c'est directement sur l'emploi que doivent intervenir les éducateurs et les assistantes sociales. Avec ce que Philip Mondolfo, directeur de la formation assistant social de l'université Paris-Nord, appelle « l'avènement de l'économique »   (3), impulsé en particulier par la gestion du RMI, c'est un véritable changement culturel qui serait à l'œuvre dans le travail en polyvalence de secteur. Une « révolution culturelle » encore limitée, nuance néanmoins une assistante sociale en région Centre. Car, pour elle, l'intrusion de l'économique évoque plutôt « un temps de plus en plus important à instruire des dossiers d'aide financière et alimentaire au détriment du suivi et de l'aide. Et le danger que le travail ne se réduise à celui d'un guichet. » Retour brutal à l'urgence.

Car le risque est finalement que les services traditionnels de l'action sociale, accaparés par l'urgence, n'aient pas toujours les moyens de prendre le recul nécessaire pour imaginer et innover. Comment, dans ces conditions, le travail social pourra-t-il s'inscrire dans une intervention sociale plus ouverte, plus éclatée, partagée par plusieurs disciplines et de nouvelles professions que beaucoup appellent de leurs vœux ?

Valérie Larmignat

Notes

(1)  Du 10 au 12 décembre 1997 à Talence, sur le thème : « Mutations, travail social et cohésion sociale »  - IRTS d'Aquitaine : 9, avenue François-Rabelais - BP 39 - 33401 Talence cedex - Tél. 05 56 84 20 20.

(2)  Infodroits : 26 avenue de Saige - 33600 Pessac - Tél. 05 56 45 25 21.

(3)  Auteur notamment de Repenser l'action sociale - Ed. Dunod - Voir ASH n° 2008 du 31-01-97.

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