« Il serait peut-être exagéré de parler d'abus exercés à l'encontre des personnes âgées placées sous une mesure de tutelle. En revanche, il arrive que des tuteurs ou des curateurs zélés commettent des maladresses, sans se rendre compte de l'effet négatif de leurs actes sur la personne âgée. » Psychiatre et président de l'Union nationale des offices de personnes âgées (UNOPA) (1), Louis Ploton cite quelques exemples : « Lorsque le tuteur se fait envoyer le courrier de la personne âgée chez lui, c'est à la fois légal et très pratique. Mais c'est une façon de déposséder celle-ci. Ou bien, quelquefois, l'état de santé d'un vieillard hospitalisé s'aggrave brusquement. On apprend alors que ses meubles ont été dispersés et son appartement vendu. C'est une véritable blessure narcissique, car ne plus rien pouvoir donner de soi, c'est ne plus exister. »
Il ne faudrait pas en conclure pour autant que les mesures de tutelle sont inutiles et mal posées, ou que les associations font mal leur travail. Mais, selon Louis Ploton, tuteurs et curateurs n'échappent pas au point de vue dominant de la société sur les personnes âgées :celles-ci sont le plus souvent considérées comme séniles, et ce faisant, inaptes à ressentir et à exprimer le moindre désir. D'autant que la mesure intervient parfois « au dernier moment, quand tous les autres services sociaux ont été épuisés », souligne Dominique Sechet, directeur de l'UDAF du Val-de-Marne. Ainsi, sans négliger les contraintes auxquelles sont confrontés les professionnels, il ne faut pas non plus oublier que tout fait sens, rappelle Louis Ploton. Une femme âgée et hospitalisée qui refuse de se soigner peut exprimer sa volonté de rentrer chez elle. « Il faut amener curateurs et tuteurs à communiquer avec la personne âgée et à ce qu'ils prennent en compte ses réponses comportementales. »
Face à une personne âgée, dépendante, qui n'a parfois plus toute sa tête, et qui vient d'être placée sous tutelle, le plus urgent consiste sans doute à prendre en charge les aspects matériels et financiers de sa vie quotidienne, les souffrances psychologiques étant autrement plus délicates à saisir. Selon Anne Gongora, juge des tutelles au tribunal d'instance de Reims, les textes eux-mêmes privilégient la protection des biens par rapport à celle des personnes, en instaurant une sorte de contrôle social. La loi de 1968 ne cite-t-elle pas « les prodigues, les oisifs, les intempérants » parmi ceux pouvant faire l'objet d'une mesure ? Il s'agit bien entendu de les protéger contre leurs propres abus, mais jusqu'où peut-on protéger une personne malgré elle ? « Là encore, les tuteurs projettent leurs propres valeurs, explique Louis Ploton. Je connaissais une dame âgée qui adorait prendre le taxi pour se rendre de Lyon à Montpellier, et qui s'était déplacée toute sa vie par ce seul moyen de transport. Son tuteur lui a refusé ce long trajet car cela coûtait trop cher. Mais après tout, cette personne avait les moyens de le faire. Pourquoi le lui refuser ? »
L'aspect gestionnaire l'emporte d'autant plus facilement que tuteurs et curateurs professionnels sont confrontés à une augmentation du nombre des mesures prononcées à l'égard de personnes âgées. Fermeture des lits hospitaliers, allongement de la durée de la vie, éclatement, recomposition ou désengagement des familles, diminution du nombre des bénévoles, disparition des solidarités villageoises, sont autant de raisons invoquées par les professionnels pour expliquer l'accroissement des mesures. Ceux-ci, en outre, ne sont pas nécessairement formés aux enjeux psychologiques d'une mesure de protection, même s'ils insistent, par ailleurs, sur le versant « accompagnement » de leur métier. « La personne âgée est dépossédée de son statut d'adulte, du droit de donner ses objets personnels, souligne Louis Ploton. Quelqu'un va choisir pour elle ce qu'il vaut mieux payer en premier : c'est parfaitement légitime, mais cela fait mal. »
Cette dimension psychologique est décuplée lorsque le tuteur ou le curateur est un membre de la famille :enfant, frère ou sœur, conjoint. La famille étant la pire et la meilleure des institutions, comme se plaisent à le répéter les psychiatres, la mesure de protection va venir bousculer un modus vivendi, un accommodement collectif quant au rôle des uns et des autres, et risque ainsi de faire voler en éclats un équilibre vieux de plusieurs décennies. L'entrée d'un parent dans la dépendance est une première source de souffrance et de crise pour les enfants et le conjoint. « On assiste alors à une auto-désignation, implicite ou explicite, d'un membre référent au sein de la famille, en fonction de la proximité géographique, de ses revenus, mais surtout de la relation préexistante entre cet enfant, par exemple, et son parent, explique Laurence Nicollet, psychologue à Lyon. La question de savoir qui doit devenir référent provoque un conflit, surtout quand une mesure de protection est posée, car alors la loi vient poser son cachet sur le choix qui a été effectué. »
La désignation d'un tuteur parmi les enfants de la personne âgée est-elle à proscrire absolument ? Il n'y a pas de recette, mais attention, prévient Louis Ploton, la famille n'a pas tous les pouvoirs, elle a surtout des responsabilités à l'égard de son parent devenu vulnérable. Or, selon Laurence Nicollet, en pareil cas, la crise est inévitable. Des conflits anciens vont se réveiller : « Les enfants vont se disputer la place de la fille ou du fils préféré, en revivant la naissance du frère ou de la sœur. De plus, le membre référent ressent souvent un désir de réparation. En ayant l'impression de ne pas avoir assez fait pour ses parents, il va se dévouer corps et âme, en excluant tous les autres membres du foyer. » De plus, le conjoint de la personne âgée dépendante et placée sous tutelle peut lui-même se sentir englobé dans cette relation de protection. Mais surtout, l'enfant, lorsqu'il est tuteur, devient le parent de son parent, ce qui crée une inversion symbolique, source - pour le moins - de confusion. Dans certains cas, l'enfant va concrétiser, en quelque sorte, le complexe d'Œdipe en prenant la place du parent du même sexe. Dans d'autres, la relation nouvellement établie entre la personne âgée et son tuteur - que ce soit son enfant ou son conjoint - va provoquer une série de règlements de comptes. Ainsi cet homme très autoritaire durant toute sa vie, qui, devenu dépendant, n'a pas le droit de regarder la télévision alors qu'il en a envie. Son épouse le lui interdit, sous le prétexte que lorsqu'il était plus jeune, il n'aimait pas regarder les divertissements. En fait, cette femme n'avait jamais pu aller au théâtre, son mari jugeant que c'était inutile et onéreux. Ainsi, certains membres de la famille vont exercer un pouvoir absolu - parfois en toute bonne foi - sur la personne âgée. En commettant des abus, ou bien de ces maladresses dont parlait Louis Ploton : « Une femme atteinte de la maladie d'Alzheimer avait toujours été coquette... jusqu'au jour où son fils a décidé qu'elle ne serait plus habillée qu'en survêtement. »
Que l'on se rassure. Les relations familiales ne sont pas toujours dans le règlement de comptes et le conflit exacerbé. « Le fait que plusieurs enfants soient référents peut être une bonne chose car alors, le rôle de parent se distribue sur différentes personnes, souligne Laurence Nicollet. Un tuteur extérieur peut également jouer le rôle de régulateur afin que chacun soit bien au clair sur sa place. La relation triangulaire permet au passé de ne pas faire écran sur la souffrance présente de la personne âgée. » Enfin, certains délégués font remarquer que les mesures familiales sont privilégiées par manque de moyens.
Qu'elle soit exercée hors de la famille ou non, la mesure de protection n'est de toute façon pas neutre. Elle engage une série d'intervenants qui sont, en quelque sorte, des partenaires obligés : la personne âgée, le juge des tutelles, la famille, le médecin traitant, les auxiliaires de vie, le tuteur ou le curateur... chacun va devoir trouver sa place et, si possible, travailler en bonne intelligence avec les autres. « La mesure est prononcée pour le bien de la personne âgée, précise Dominique Sechet. Mais comment savoir où se trouve le bien d'autrui ? En fait, le tuteur doit élaborer un véritable projet de vie. Sa responsabilité est énorme, car il lui revient d'améliorer la qualité des dernières années de vie de cette personne. » Il doit allier finesse et discernement, car il s'immisce dans un réseau de relations préexistantes. « Le tuteur doit faire preuve de respect et de fermeté. A l'égard de la famille, d'abord. Il ne peut arriver avec perte et fracas. Vis-à-vis du médecin également : désormais c'est le tuteur ou le curateur qui va payer le médecin, ce qui change la relation entre celui-ci et la personne âgée. Elle peut d'ailleurs vivre cette nouvelle relation comme une trahison, notamment lorsque le médecin a procédé lui-même au signalement. Enfin, le tuteur va avoir affaire aux auxiliaires de vie, aux travailleurs sociaux. Là non plus il ne peut pas arriver n'importe comment. »
Nathalie Guillaumin, responsable d'Espace Tutelles (2), milite elle aussi en faveur d'une bonne coordination entre les différents intervenants qui entourent la personne âgée. Et ce d'autant plus que son association a pour objectif, grâce à la gestion de tutelles, d'aider au maintien à domicile des personnes âgées qui lui sont confiées. « Bien sûr, ce n'est pas toujours possible, pour des questions financières et matérielles, ou de volonté de la personne âgée. Et puis qui doit prendre les décisions indispensables au bon déroulement de la vie à domicile : le médecin, le tuteur, l'ensemble des intervenants, la personne elle-même ? »
Lorsque maintien il y a, en tout cas, la coordination devient indispensable : le tuteur travaille en collaboration avec les services d'aide ménagère, de garde-malades, d'aide à domicile, de soins infirmiers, avec des médecins, des kinés, des services de port de repas... « Le passage à des heures différentes d'intervenants qui ont des préoccupations et des formations différentes peut aboutir à donner à la vie à domicile un aspect très morcelé, sans dialogue ou au contraire, avec des conflits incessants, explique Nathalie Guillaumin. Le devoir du tuteur est donc d'assurer cette coordination en replaçant la personne âgée au centre de la scène, actrice de sa vie à domicile et non pas simple pion que l'on lave, que l'on nourrit, que l'on couche... » Ce qui n'est pas toujours facile : la responsable d'Espace Tutelles cite l'exemple d'une infirmière et d'un service d'aide à domicile qui avaient chacun leur cahier de transmission qu'ils se dissimulaient mutuellement.
Nathalie Guillaumin ne cache pas non plus les écueils contenus dans la mesure elle-même et dans le maintien à domicile : la mise sous tutelle ou curatelle accélère parfois la dépendance, tandis que l'installation d'un système performant à domicile va retirer à la personne son dernier domaine d'action (faire les courses ou le ménage). Ainsi, c'est avec toutes ces contradictions et ces difficultés que le tuteur tend, malgré tout, à conserver l'autonomie et surtout la dignité de la personne âgée.
Anne Ulpat
(1) Qui organisait, le 11 décembre 1997, une journée d'étude sur le thème : « Mille et une formes de tutelles : effets pervers, enjeux cachés » - UNOPA : 45, rue Chabaud - BP 2089 - 51073 Reims cedex - Tél. 03 26 88 40 86.
(2) Espace Tutelles : 6, rue Pierre-Larousse - 75014 Paris - Tél. 01 45 42 86 34.