Actualités sociales hebdomadaires : Quelle conclusion principale peut-on tirer des premiers résultats ?
Jean-Noël Chopart : Tous les sous-secteurs de l'intervention sociale, certes de façon inégale, sont soumis à une tension entre un modèle ancien et un modèle nouveau. Le modèle ancien, c'est celui de la certification : le diplôme initial assurant une garantie de travail et une relative stabilité dans l'emploi. Le prototype, c'est l'éducateur spécialisé qui rentre en établissement pour enfants handicapés et y fait toute sa carrière terminant éducateur chef, voire directeur. Or, notamment dans le cadre des nouvelles politiques publiques (insertion par l'économique, santé, logement...) et de l'action sociale communale, ce modèle est peu à peu remplacé par celui de la compétence individualisée. Là, les recrutements et la gestion des carrières se font, non plus sur la base du diplôme, mais de compétences acquises au cours des expériences professionnelles, de l'engagement ou de formations permanentes ou supérieures (DEA, DESS...). Alors qu'auparavant, le diplôme disait soi-disant tout de la fonction, aujourd'hui, les appellations de postes dont on constate un véritable foisonnement - sur les 500 cas analysés très attentivement, les équipes ont listé plus de 200 dénominations différentes - sont en disjonction de plus en plus fréquente avec la certification initiale.
ASH : Le modèle de la compétence prendrait ainsi le pas sur celui de la certification ?
J.-N. C. : Il faut néanmoins rester prudent dans cette analyse. Certains secteurs comme le handicap et l'inadaptation ou encore l'aide sociale départementale semblent être à l'abri de ces changements. Par contre, ce qui est sûr, c'est que cette tension entre le modèle de la certification et celui de la compétence traverse tout le champ de l'intervention sociale. De nombreux travailleurs sociaux d'origine ont accepté de jouer la mobilité, la promotion par l'université et la formation permanente et ils se retrouvent eux-mêmes pris dans ce modèle de la compétence et de la carrière plus individualisée. Ce qui invalide l'hypothèse selon laquelle il existerait un noyau dur de professionnels labellisés qui seraient bousculés par de nouveaux métiers à la périphérie. C'est bien l'ensemble du champ professionnel qui évolue.
ASH : Quelles sont les répercussions de ces évolutions sur les qualifications professionnelles ?
J.-N. C. : Ce que l'on peut dire, au vu des résultats encore provisoires des équipes, c'est que les modes de régulation professionnels antérieurs sont de moins en moins efficaces par rapport à cette recomposition du champ. De plus, on constate une certaine précarisation de l'emploi du fait du développement de la technique de l'appel d'offres. Laquelle amène finalement certains employeurs à faire peser cette mise en compétition sur une partie de leurs personnels, soit en termes de qualification soit en termes de durée de contrat de travail.
ASH : Ce qui signifie donc une certaine déqualification du travail social ?
J.-N. C. : Disons que le processus de déqualification est en marche dans certains secteurs, notamment les nouveaux métiers créés dans le cadre des nouvelles politiques publiques : chargés de mission, formateurs de jeunes... Néanmoins, les professions sociales restent encore à l'abri du phénomène avec un accès plus favorable que la moyenne à l'emploi. Par contre, les rapports de recherche mettent l'accent sur une réingénierie des services, c'est-à-dire une modification des organigrammes qui affecte la définition des qualifications des professions sociales. Depuis une quinzaine d'années, en effet, on assiste à l'émergence d'une nouvelle technocratie du social. Composée notamment de cadres de grands CCAS ou de départements, qui sont recrutés de plus en plus hors des professions classiques du travail social (HEC, écoles de commerce...), celle-ci a transformé le modèle antérieur du travail social.
ASH : Dans quel sens ?
J.-N. C. : Auparavant la gestion du social et l'intervention technique étaient relativement séparées l'une de l'autre et fonctionnaient en autonomie. Au fond, les travailleurs sociaux avaient très peu d'idées sur les questions d'argent et d'organisation. Ils étaient complètement concentrés sur l'aide directe à la personne. D'ailleurs, les fonctionnaires de l'administration centrale et les notables des conseils d'administration déléguaient à la sphère technicienne les modalités du travail social. Or aujourd'hui, ces deux sphères sont en train de se hiérarchiser avec un intérêt de plus en plus prononcé des technocrates pour les questions d'organisation technique du travail social. Concrètement, cela veut dire qu'on dicte des procédures et que l'on met en place des indicateurs de productivité selon un modèle assez managérial et assez perméable aux idées du néolibéralisme.
ASH : Faut-il y voir une menace pour le travail social ?
J.-N. C. : En tout cas, cela remet en cause les représentations qu'on avait jusqu'ici du travail social. Si vous voulez, je crois que les enjeux actuels du travail social ne se situent plus au niveau de la compétition entre bénévoles et professionnels mais au niveau de l' « industrialisation » du social qu'accompagne ce processus de management.
ASH : Qu'entendez-vous par là ?
J.-N. C. : Il y a une réorganisation de la ligne de front du social. Dans tous les secteurs (organismes de sécurité sociale, départements, communes...) se développe une fonction d'accueil généraliste peu qualifiée, tandis que les travailleurs sociaux de niveau III sont rapatriés plutôt sur la gestion des dossiers. On est dans une logique où l'on tend à spécialiser les activités en fonction des niveaux de qualification. Par exemple, une fonction d'accueil du tout-venant, puis d'accueil un peu plus spécialisé et enfin de traitement des situations par les professionnels de niveau III. On assisterait ainsi à la mise en place de véritables chaînes de traitement du social.
ASH : Quelles conséquences au niveau du travail social ?
J.-N. C. : Cela a deux implications. D'abord les personnels peu qualifiés de l'accueil revendiquent de plus en plus d'appartenir au milieu de l'intervention sociale et d'être des travailleurs sociaux. Mais à l'inverse, cette transformation remet en cause le modèle du professionnel libéral en relation duelle avec son client, se mobilisant et gérant entièrement son dossier depuis le premier contact jusqu'à la résolution des problèmes. Il n'est plus que l'une des pièces du dispositif.
ASH : Faut-il craindre cette évolution ?
J.-N. C. : On n'a pas de jugement de valeur à avoir sur cette évolution. Sinon que d'une façon générale, comme le défend Claude Dubar, président du comité scientifique de ce programme de recherche, la préservation de la professionnalisation ne passe pas forcément par le maintien du monopole exclusif sur toutes les petites tâches et fonctions de l'intervention sociale. L'essentiel est de conserver le pouvoir d'expertise. Car c'est le point clé de la professionnalité. On peut ainsi très bien imaginer qu'il y ait un accueil d'orientation qui dresse le portrait des personnes sans faire le diagnostic. Sachant que les travailleurs sociaux qui ont cette fonction d'expertise et de diagnostic sur ces cas individuels vont être eux-mêmes de plus en plus amenés à transmettre leurs informations à des cadres chargés cette fois de construire les dispositifs collectifs des politiques publiques locales. C'est toute une hiérarchisation des fonctions qui se met en place. Alors qu'il y a 15 ans, l'assistante sociale de base avait le projet individuel et collectif auprès des groupes, que l'éducateur de prévention s'occupait des jeunes et négociait son projet avec le maire, aujourd'hui, existent des échelons intermédiaires.
ASH : Quel est alors l'enjeu pour les professions sociales ?
J.-N. C. : Ce qui importe surtout, c'est qu'il y ait des systèmes de correspondance et de mobilité qui permettent précisément aux gens de construire des carrières. Et de ne plus être scotchés dans des secteurs desquels ils ne peuvent plus sortir. Or ce n'est pour l'instant pas conçu : ni par les employeurs, ni même par les différents groupes professionnels qui rêvent toujours de négociations collectives plus corporatistes que fonctionnelles. Ainsi les professionnels de niveau III devraient ouvrir ces négociations aux personnes exerçant des fonctions d'encadrement ou de coordination et à celles exerçant des métiers moins qualifiés : ceux que l'on appelle communément les « petits métiers du social ».
ASH : Justement a-t-on aujourd'hui une idée de cette nébuleuse d'emplois ?
J.-N. C. : Le programme met en évidence la montée en ligne des professionnels de niveau V et VI. La réorientation un peu néolibérale des politiques sociales, qui consiste à privilégier la solvabilisation des usagers au détriment des institutions et des services publics n'a fait qu'accentuer l'importance des « petits métiers » de la proximité. Alors qu'on a toujours raisonné à partir du centre des professionnels de niveau III, on découvre aujourd'hui que les 400 000 ou 500 000 aides à domicile de nature diverse ou les aides de proximité dans les quartiers, les logements... font partie intégrante de l'intervention sociale. D'où la nécessité, dans le cadre d'une vraie régulation, que les professionnels de niveau III reconnaissent les compétences de ces personnes moins qualifiées qu'ils ont plutôt niées jusqu'ici, voire un peu méprisées.
ASH : D'autant que cette tendance risque encore d'être accentuée par le développement des emplois-jeunes ?
J.-N. C. : Il est évident que l'arrivée d'une bonne partie des 350 000 jeunes ciblés par le programme de la ministre de l'Emploi et de la Solidarité va encore fortement peser sur ces évolutions. Et si ces emplois me semblent justifiables et légitimes, il faut encore que les professionnels acceptent de partager les compétences, ce qui n'est pas gagné d'avance.
ASH : Que conclure de ces premiers enseignements ?
J.-N. C. : La métamorphose et l'extension des questions sociales ont bouleversé le champ professionnel. Aujourd'hui, un dispositif complexe et hiérarchisé se structure. On ne peut plus limiter l'intervention sociale aux 13 métiers du travail social labellisés par la direction de l'action sociale. Cela implique un renouveau de la convention collective et la nécessité de repenser la formation.
Propos recueillis par Isabelle Sarazin
Presque 6 millions de francs de crédits de recherche sont investis dans le programme interinstitutionnel « Observer les emplois et les qualifications des professions de l'intervention sociale » animé, depuis plus de deux ans, par la mission recherche du ministère de l'Emploi et de la Solidarité (MIRE). Et qui mobilise huit institutions centrales et sept équipes de recherche sur sept départements (1). Objectif : face à l'inadaptation des instruments statistiques à mesurer les bouleversements du secteur, restaurer un système d'information crédible afin de comprendre le fonctionnement du champ de l'intervention sociale. Notion utilisée à dessein afin de sortir du terme de travail social qui enferme la réflexion sur les 13 métiers sous tutelle de la DAS. Résultats définitifs promis pour le printemps.
(1) Mobilisant la DAS, le SESI, le Commissariat général au Plan, la CNAF, la DIV, la DIIJ et la CDC, ce programme est mené dans le Nord, en Seine-et-Marne, Seine-Maritime, Indre-et-Loire, Isère, Meurthe-et-Moselle, dans le Val-de-Marne. Mire : 7, place des Cinq-Martyrs-du-Lycée- Buffon - 75507 Paris cedex 15.