S'interroger, aujourd'hui, de manière féconde sur la violence chez les adolescents nécessite sûrement de ne pas poser les problèmes uniquement en termes de quartiers chauds ou d'explosion des banlieues. D'abord parce que la violence exercée par les jeunes a bien d'autres visages que ces manifestations incendiaires. Un groupe d'éducateurs de rue, réunis par le Comité national de liaison des associations de prévention spécialisée (CNLAPS), a ainsi noté « la diversité des situations de violence depuis les incivilités, un rassemblement ressenti comme violent, le harcèlement et la vengeance, la violence sur les biens, jusqu'aux coups portés, sans parler de la violence que les jeunes retournent contre eux-mêmes dans le cas des comportements extrêmes, toxicomanes et suicidaires ». Ensuite parce qu'une telle approche oublie un peu vite ce que l'adolescence peut avoir de violent quand elle confronte le jeune simultanément « aux pulsions du corps et à la contrainte sociale ». Sans nier les composantes culturelles et le contexte économique et social, les participants au colloque « Violente adolescence », organisé par le Groupe de recherche et d'action pour l'enfance et l'adolescence (GRAPE) (1), ont souhaité rappeler, à travers une approche plus clinique, que la violence est aussi celle subie, celle des transformations de la puberté, du passage douloureux à la médiocrité adulte, du deuil des idéaux. La souffrance de l'adolescence, porteuse de passages à l'acte, prend seulement peut-être aujourd'hui une intensité particulière et se heurte à une société sans réponses : perte des repères éducatifs et chômage ne facilitent pas les rapports adultes-ados.
Et, si « la parole est alors souvent aux armes », c'est à un phénomène spécifique que l'on a affaire, a tenu à préciser Henri De Caevel, psychanalyste et président du GRAPE. Car la violence n'est à confondre ni avec la délinquance, ni même avec l'agressivité. Cette dernière « vise à vérifier l'existence et la solidité des limites qui séparent celui qui agresse de celui auquel il s'oppose. Elle reconnaît l'autre comme sujet et vise à se mesurer à lui », explique Henri De Caevel. Tout autre est l'acte violent « dont la force du mouvement pulsionnel n'est pas limitée ou inhibée et dont l'objet est un autre sujet humain. L'autre est nié en tant que sujet, à détruire, et devient objet. » Enfin, la racine latine (vis) de la violence renvoie à une force physique en action. Des précisions sémantiques qui peuvent éviter l'usage d'une définition trop large qui, rendant tout violent, y compris le langage, empêche d'approcher le phénomène. Patrick Baudry, sociologue, a également mis en garde contre des définitions idéologiques « qui ont souvent le masque scientifique », et pour lesquelles la violence est toujours celle de l'autre. Les spécialistes de toutes disciplines sont unanimes : personne n'a le monopole d'une violence qui est constitutive de la société ;parfois saine, à condition que la parole soit retrouvée, celle-ci est également le fait de certaines institutions et fonctionnements sociaux. La violence des adolescents est symptôme, réponse, et miroir de multiples violences sociales à un moment où elle exprime aussi la brutalité des changements corporels et psychiques.
Pourquoi, en effet, la violence s'exprimerait de manière si aiguë à l'adolescence ? « A l'insensé de la situation » des transformations pubertaires porteuses d'angoisse, explique Annie Birraux, psychanalyste, vient s'ajouter la fin du « quand je serai grand, tout sera possible », qui doit laisser la place au « je suis grand et limité ». « Confronté à des pulsions non pacifiées par l'interdit, à la toute-puissance de ses désirs, l'enfant, entre 5 et 10 ans (période de latence) peut différer dans l'imaginaire, peut tabler sur le'ça viendra plus tard " », explique Christine Arbisio, psychanalyste. « Adolescent, il est confronté au réel et il passe à l'acte dans une recherche de limites et de cadres. » Dans cette période de « proximité incestueuse », la violence peut être aussi un moyen de se protéger contre ses propres pulsions. Et à la désillusion qui accompagne la découverte d'un père imparfait succède la question du sens et de l'utilité de vivre. C'est du côté d'un défaut de fonction paternelle, « fonction qui consiste à soutenir l'agressivité qui permet de sortir du nid et qui interdit le retour au cocon », précise Christine Arbisio, du côté d'un défaut de séparation, qu'il faudrait chercher les causes plus spécifiques de la violence actuelle. L'absence de régulation de la culpabilité permet alors de dire « j'ai la haine », mais pas « j'ai la haine et je m'en veux », ce qui constitue « le début du lien social » d'après la psychanalyste. Très vite donc, lors de ce colloque, il a fallu se situer au carrefour des disciplines, au croisement de l'individu et du social, et quitter l'approche clinique pure pour comprendre ceux qui, selon les mots de Freud, « font comme si la parole qui dit la loi n'existait pas ». Car, l'analyse clinique de la violence adolescente, si elle se veut compréhensive et attentive au sujet, peut être porteuse d'une conception pathologique de l'adolescence dès lors nécessairement « hors contrôle », en danger et dangereuse (2). En outre, il semble, et certains psychologues en sont les premiers convaincus, qu'il y ait non seulement risque de stigmatisation à expliquer trop exclusivement par une étiologie individuelle les actes violents, mais encore, aussi riche soit l'apport de la psychanalyse, qu'elle enferme un phénomène complexe dans un regard inutilement réducteur. Et si certains défendent une approche au plus près du corps et du psychisme comme dernier rempart aux tentations sécuritaires, d'autres, comme Jean-Jacques Rassial, psychanalyste, affirment qu' « il ne s'agit plus d'interroger la clinique des adolescents mais bien de voir comment notre lien social fait défaut, c'est-à-dire d'interroger le champ politique ». Car, ce qui fait violence dans nos sociétés c'est l'impuissance du lien social « à anticiper, fonder, soutenir les opérations psychiques nécessaires de l'adolescence : passer du privé au social, passer du corps identitaire au corps comme instrument de la relation à l'autre », explique-t-il.
La spécificité de la question de la violence adolescente aujourd'hui serait, dans un premier temps, à trouver du côté des bouleversements des rapports parents-adolescents, adultes-adolescents. Des adultes qui n'assumeraient plus l'autorité, l'interdit et qui, perdus, deviendraient des frères ou des copains. Si le jeune a besoin d'adultes auxquels il puisse se confronter alors, s'interroge Martine Menès, psychologue, « est-ce que les parents idéaux pour les adolescents ne seraient pas des parents résolument ringards, c'est-à-dire ayant un bon rapport à la castration ? »
Ce sont les grands référentiels éducatifs, pas seulement ceux des parents mais aussi et surtout ceux des professionnels de l'éducation et du social, fortement marqués par le mouvement anti-autoritaire, qui sont interrogés ici. « Une des grandes idées de ces 20 dernières années c'était l'autonomie », rappelle Hervé De Caevel. « Or, quand on réfléchit bien, autonomie cela veut dire littéralement : faire sa propre loi. Alors si chacun fait sa propre loi, y compris l'enfant, que fait-on de la loi des autres, où est la loi commune ? » Par ailleurs, les situations de chômage prolongé rendent parfois difficile l'idéalisation des parents pourtant nécessaire à l'élaboration du sur-moi et donc des inhibitions chez le jeune.
Difficile donc de ne pas lier cette « déparentalisation » à la crise des représentations et des repères : « Quand les idéaux parentaux font violence par leur absence », comme le note Michèle Cadoret, psychanalyste et anthropologue, c'est bien la question éducative qui se pose, la question de la transmission et de son contenu. Rejoignant sa collègue, Olivier Douville, psychanalyste, remarque que les interrogations sur l'adolescence sont celles des périodes d'interrogation sur la transmission du savoir. « Qu'est-ce qu'accepter le sexuel et la mort dans une société où les changements culturels sont tels que les notions de filiation, de corps sont à la casse ou en self-service, où l'on peut choisir son sexe, sa nationalité ? » se demande-t-il.
Comprendre la violence des adolescents dans ce qu'elle peut avoir de déroutant (a-politique, retournée contre eux-mêmes) conduit à la considérer aussi comme un symptôme, un miroir des incertitudes, des errances et des violences de la société. Comment ne pas se perdre et réclamer, violemment s'il le faut, des réponses face aux injonctions contradictoires de la post-modernité ?Car, note Hervé De Caevel, « on voudrait que les gens soient autonomes tout en respectant la loi, qu'ils aient une éthique personnelle conforme à la morale collective, ce qui devient antinomique tout le temps ». Le contrat social lui-même est alors en crise et rend la position d'adulte difficilement tenable. Qu'offre la société aux jeunes en contrepartie de la contrainte qu'elle impose ? Quand elle exclut du travail et de la consommation, la société marchande produit ceux qui viendront casser ses vitrines. Peut-être aussi faudrait-il faire le lien entre la capacité du marché à tout transformer en objet et une certaine banalisation de la violence qui elle aussi transforme le sujet en objet.
Enfin, il y aurait, dans nos sociétés contemporaines « une sur-violence qui consiste, dénonce Patrick Baudry, à nier, à évacuer la conflictualisation nécessaire à la vie sociale, les antagonismes qui font la dynamique sociale ». Si le conflit et la prise en compte de la violence potentielle permettent à chacun de se situer, obligent la dualité (ami-ennemi), le mythe de l'harmonie, d'une société une, sans violence, transparente est dangereux. Faut-il rappeler que c'est sur ce mythe que s'établissent les sociétés totalitaires ? Or toutes les violences ne sont pas spectaculaires (celles des institutions) et les nier, tout comme être dans le déni de la mort (voir l'éloge de l'exploit extrême), c'est faire violence. « Et si la violence des jeunes des banlieues était un moyen de réintroduire, au moins potentiellement, la mort » se demande le sociologue ? « Car si autour de moi ça ne tient pas, je provoque la mort, c'est-à-dire ce qui provoque la construction culturelle. » Ni dans la négation, ni dans l'élimination de la violence, c'est dans la ritualisation, dans la mise en scène de la violence, que serait une partie de la solution. Or celle-ci manquerait cruellement dans nos sociétés pacifiées, selon Patrick Baudry qui a, entre autres, essayé de comprendre le succès des arts martiaux chez les adolescents. Succès qui n'a rien à voir avec un simple besoin de « défoulement ».
Alors rappeler que le rôle éducatif consiste plus que jamais à étayer, mais aussi à soutenir ce qui est de l'ordre de la séparation psychique entre parents et jeunes redonner, dans un quartier, de la valeur aux paroles des pères en leur faisant raconter leur histoire accueillir et soigner la souffrance des violents : les professionnels confrontés aux violences sont contraints à l'action. Et, en même temps, ils sont renvoyés à des problématiques qui les dépassent largement. La question politique, celle de la nécessaire réforme des institutions et des lois (en redonnant notamment de la valeur à une législation allégée et simplifiée afin de permettre aux adultes de pouvoir s'y référer) et celle du contrat social est revenue à plusieurs reprises comme point d'achoppement des débats. Il semble qu'il y ait urgence. Car, paraphrasant l'interrogation de Durkheim sur le suicide, Patrick Baudry pense que la question à se poser n'est pas tant : « pourquoi y a-t-il tant de violence ? » mais bien « pourquoi n'y en a-t-il pas plus ? »
Valérie Larmignat
(1) « Violente adolescence - Pulsions du corps et contrainte sociale », du 20 au 22 novembre 1997 à Paris - GRAPE : 8, rue Mayran - 75009 Paris - Tél. 01 48 78 30 88.
(2) Lire l'article de Jean-Jacques Yvorel, « Propos fin de siècles », dans Informations Sociales n° 62 - Jeunes des cités : comment vivre ?