Recevoir la newsletter

« URGENCE SOCIALE, DE LA RÉALITÉ AU MYTHE »

Article réservé aux abonnés

Que signifie le développement des dispositifs d'urgence, sinon l'aveu de notre impuissance à prévenir l'exclusion et la volonté de « rendre en urgence » le problème invisible, s'interroge Monique Sassier, chargée d'études à l'UNAF ? Car si certaines situations nécessitent effectivement des interventions immédiates, encore faut-il donner sens à cette action sociale d'urgence. Sauf à « se condamner à répondre en urgence à l'urgence » en excluant la dimension de lien social.

« Ces dernières années, les problèmes de pauvreté et d'exclusion ont occupé une part importante de l'énergie des acteurs sociaux, mais aussi des élus qui sont en charge de l'action sociale départementale. D'abord pour tenter de produire des définitions, et des catégories, mais aussi pour imaginer de nouveaux dispositifs d'urgence sociale qui, selon les lieux, ont été appelés “SAMU social” ou “dispositif de veille de nuit ou de veille sociale”. Et ceci, précisément, dans les années qui suivent la mise en place du revenu minimum d'insertion, pourtant considéré comme le dernier filet de sauvetage contre la pauvreté et l'exclusion. »

« De leur côté, les chercheurs ont aidé à comprendre ce phénomène nouveau qui a été nommé “exclusion”, comme si - au demeurant - dans notre société, il pouvait d'ailleurs être question de vivre hors d'elle... Les personnes dites “exclues” sont bien dans la sphère sociale, mais sans doute à une place différente, à une autre place symboliquement pensée et vécue comme étrange. »

« Avec le RMI, notre société a pris connaissance du fait que “la crise” était finie, et que les questions d'exclusion devenaient pérennes comme le phénomène lui-même. Nos modes de vie ont changé. La France, pays riche, voit son niveau de vie augmenter et se développer une logique du “tout, tout de suite”, traduction des multiples incitations à la consommation immédiate. A côté d'une organisation de la solidarité privée, il semble se répandre l'idée qu'un nombre de plus en plus grand de personnes ne connaissent ni service social ni association ni travailleur social, et seraient donc seules au monde. Dans le même temps, notre société répugne à laisser ce nombre croissant de personnes ou de familles sur le bord du chemin et, pour répondre, le législateur a multiplié les droits des personnes : le droit au logement notamment, droit dont il faut bien convenir qu'il n'a de sens que dans les formes effectives de sa réalisation. Le proclamer est essentiel, mais l'incantation seule a parfois de réels effets pervers. »

« Toujours est-il que notre société supporte mal ces écarts, la détresse est devenue intolérable, et le regard social est discrètement schizophrène : une compassion réelle sur la misère ne sert guère d'autre discours qu'un incessant appel aux pouvoirs publics... et tout particulièrement à l'Etat. L'exclusion est alors une sorte d'insulte au progrès et nos dispositifs, souvent appelés “humanitaires d'urgence” qui prennent précisément à ce moment-là un essor fantastique, ne sont-ils pas à la fois l'aveu d'une impuissance à prévenir et dans le même temps l'aveu que la seule solution consiste à rendre, en urgence, le problème invisible ? Tant nos modes d'accueil sont désadaptés et bon nombre de pratiques professionnelles à interroger avec cette même urgence... »

Urgence... vous avez oublié les cartons...

« L'urgence est aujourd'hui de s'interroger sur ces confusions pour identifier les risques qu'elles génèrent. L'observation, pour incomplète et limitée qu'elle soit, n'en comporte pas moins quelque intérêt. Que penser des personnes qui sont chaque jour en situation d'urgence et de détresse sociale, à la même heure, au même endroit ? Que penser de cette anecdote : “ Vous avez oublié les cartons”, voici la raison du message du second appel de cette dame qui avait ce soir-là téléphoné au SAMU social pour qu'une équipe se rende au pied de son immeuble afin de recueillir ce clochard, là depuis longtemps. C'est vrai, une fois la personne recueillie et accueillie, l'équipe de nuit avait,  comme toujours, laissé les cartons. “Vous avez laissé les cartons”, dit-elle. L'histoire est fort intéressante en ce sens qu'elle indique clairement une demande : le SAMU social, pour s'occuper du bien commun, doit donc aussi ramasser les cartons,  mais surtout cet appel indique bien que celui qui reste en rade sociale n'est qu'un reste muet, anonyme, et surtout qu'il est ainsi considéré par tous. »

« La promulgation, dans l'urgence de l'été, des arrêtés antimendicité ou de ceux qui visaient à recueillir la nuit des enfants en errance, relève de la même problématique :celle qui organise la “cécité sociale” par la mise en place de dispositifs d'urgence de recueil, donc de recueil d'urgence. Au véritable problème de l`errance, celle des enfants comme celle des clochards, nous répondons de la même façon, par la mise en place de dispositifs de l'immédiateté, par des instruments techniques, au moment précis où la question qui nous est posée est celle du sens et de la nécessaire compréhension des mécanismes. »

« Pour qui faut-il rappeler la loi ? Les enfants qui sont dehors la nuit savent qu'ils sont en danger. L'inquiétude de tous, dans cette affaire, doit nous conduire plutôt à nous demander quelle loi n'a pas été dite le jour qui pourrait l'être la nuit ? Ce point particulier inciterait à penser que notre société manque cruellement de repères et que là se trouvent les raisons de son dysfonctionnement, au point de mélanger le jour et la nuit... Telle est l'une des causes de l'urgence sociale. »

« Autrement dit, quel intérêt avons-nous à confondre urgence et détresse ? Action sociale d'urgence et action sociale dans l'urgence ? Car quelques situations graves nécessitent des interventions rapides et appropriées. Mais est-ce si souvent le cas ?Débusquer ces confusions individuelles, collectives et professionnelles, est essentiel, sauf à rester dans l'immédiat et le refus de considérer que notre société est apte à traiter la question de l'exclusion au lieu de la cacher, la nuit. Car associer détresse et urgence, c'est signifier à l'autre qu'il est de trop, qu'il doit être ailleurs. Traiter ainsi en urgence, par un dispositif parfaitement identifié comme tel par les personnes en difficulté, de telles situations revient à nier et la situation et la personne. Dans l'urgence anonyme et froide de la nuit, le sujet n'est plus identifié comme un être, mais comme un problème, à traiter. Et il ne peut d'ailleurs qu'en être ainsi, sinon ce n'est plus de l'urgence. Cette situation subie et “contrebalancée” par la perspective d'un hébergement accentue souvent chez la personne elle-même, le mépris qu'elle se porte déjà. Ce sentiment terrible est alors en totale incapacité de se dire et même de se penser. Là se trouvent les racines de la violence institutionnelle que produisent... et dénoncent les services. »

L'urgence, un nouveau mode de consommation de l'action sociale

« Au fond, notre société voudrait tout régler, tout “ordonnancer”, et pour cette raison, il ne faut pas s'étonner que les vocables du médical aient envahi le social, et que donc l'urgence ait envahi l'action sociale, par contagion des champs d'intervention. L'hypothèse serait la suivante : à refuser de considérer la pauvreté comme un phénomène durable, à refuser aussi de voir que les personnes en difficulté le sont pour des raisons très différentes les unes des autres, à mal identifier que les catégories sociologiques rendent désormais mal compte des données qualitatives et des itinéraires qui seuls permettent d'approcher cette question, un formidable consensus existe entre d'une part les acteurs sociaux et politiques et d'autre part les usagers eux-mêmes pour multiplier les dispositifs d'urgence dont beaucoup ont pour dogme l'anonymat et la vitesse. Ce consensus est un extraordinaire malentendu... Car, s'il est un des fondements de l'intervention sociale, c'est d'abord le principe de l'accueil nominatif personnalisé qui prend en compte le temps comme facteur structurant de l'action d'insertion. »

« En effet, les dispositifs d'urgence sociale, quand ils sont “chimiquement purs” et qu'ils peuvent être étudiés comme tels, sont l'exacte réplique de notre fonctionnement social : ils ne s'embarrassent pas à comprendre la genèse des événements, ils agissent. Les actes remplacent les mots. A cet instant précis, les liens sociaux se brisent car l'individualisme et la solitude sont à leur comble. »

« En effet, pour les besoins de la cause, le sujet est devenu objet de tous les soins et de toutes les attentions, mais ce glissement hors du temps fabrique une logique de “nasse” au lieu d'une logique de “sas”, c'est-à-dire que, en lieu et place d'une perspective, d'un horizon, on accrédite une logique de la défausse. Là où, de bonne foi, le projet des acteurs était, là, de faire lien avec le social, il se réduit, ici, à la course effrénée à des solutions d'urgence qui cachent ce que l'on ne sait pas résoudre. Il est des victoires qui seraient faites pour encaisser de secrètes défaites... »

« Autrement dit, l'urgence sociale est peut-être un mythe nécessaire qui est fait pour prendre en compte et cacher “un appauvrissement” de l'action publique devenue trop complexe et trop illisible pour les personnes en difficulté, voire pour les professionnels. L'urgence serait alors d'avoir pu imaginer une catégorie de la pensée et de l'action qui permettrait de s'affranchir de la complexité sociale en faisant “sauter tous les verrous du droit”. Multiplier les droits pour les personnes est une garantie d'intégration, un gage de la société tout entière qui, ce faisant, rappelle que le pauvre n'est pas responsable de sa pauvreté et qu'il doit être reconnu comme citoyen, au-delà et par-delà son état. »

« A ce stade, il faut se souvenir qu'il faut toujours lier le “comment faire” au “pourquoi faire”. La question des moyens ne doit, quant à elle, jamais s'affranchir de la question du sens. Faut-il le rappeler, l'accumulation de moyens ne fait pas sens à elle seule. En revanche, la multiplication des moyens et parfois leurs excès sont le signe que nous avons cédé à l'illusion de la maîtrise. De ce point de vue, les dispositifs d'urgence sociale sont peut-être une tentative de réponse ordonnée à l'illisibilité des politiques sociales départementales, communales, associatives ou caritatives. La complexité de nos politiques sociales témoigne de leur importance et de la volonté de la nation de ne pas abdiquer devant la misère ou même devant les difficultés. Mais, dans le même temps, cette complexité d'utilisation est devenue insupportable à tous. Dans l'urgence, sautent toutes ces difficultés, qui redoubleront dès la sortie des dispositifs d'urgence. C'est ainsi que ces dispositifs sont nécessairement créateurs d'un public captif. Leurs utilisateurs le savent, et donc y restent. Un “dedans” connu dans lequel on se fait oublier est parfois plus sûr qu'un “dehors” des droits incertains. »

« La force symbolique des dispositifs d'urgence... et plus encore d'extrême urgence... et pour finir de l'action humanitaire d'urgence, en créant le “concept” d'urgence sociale inscrit donc l'idée qu'une mort est imminente, et que la nation doit se mobiliser, signifiant ainsi qu'aucun homme ne doit mourir du fait d'autres hommes ou des suites de leur comportement. »

« Ce faisant, notre société produit des systèmes de réparation et de protection pour les plus faibles ce dont elle doit s'honorer, mais, dans le même temps, elle inscrit une part de plus en plus grande et fragile de ses citoyens hors du droit général et surtout hors de la préoccupation collective d'intégration. Ce piège est redoutable car, au nom du droit, elle exclut des droits quotidiens. »

« Ce piège est redoutable aussi pour une autre raison, l'action sociale d'urgence laisse à penser qu'elle est susceptible de résoudre les difficultés des personnes par la satisfaction des demandes immédiates, au risque de provoquer une lassitude de l'opinion publique qui peu à peu s'en remet aux spécialistes, au moment même où tous les travaux des chercheurs sociaux, des économistes se rejoignent pour montrer que nous sommes dans une période de mutation plus que de crise, celle-ci ne serait que la traduction de celle-là. »

« Le danger est aujourd'hui de cesser de penser, au nom de la vitesse, et donc de laisser les droits particuliers se développer au détriment du droit général, au nom de sa trop grande complexité, au lieu de fédérer la société autour de repères communs. »

L'urgence... une force d'appel...

« Mais le recours à la notion d'urgence sociale a une fonction d'interpellation. Elle porte en elle un devoir d'alerte sur les conditions de vie des personnes que nous laissons pour solde de tout compte, bien plus qu'elle ne saurait servir de réponse adaptée au traitement de l'exclusion et sans doute même, retarde-t-elle une réelle prise de conscience collective du nécessaire partage des richesses et des biens, qu'en raison même de ce nécessaire partage, il faut s'efforcer de produire en plus grande quantité... »

« C'est la raison pour laquelle il est urgent de faire la différence entre urgence sociale et urgences sociales. Il existe des situations qui requièrent, dans le social comme dans le monde médical, des réponses qui ne souffrent aucun délai car des personnes sont en danger de mort. Il est un leurre de laisser croire à nos concitoyens que des situations graves peuvent trouver solution en quelques heures ou jours au seul motif de la générosité. Cette pratique professionnelle conduit à confondre gravité et urgence, mais surtout et à l'extrême, elle implique que les personnes concernées en viennent à s'identifier à ceux qui ne trouvent plus à s'inscrire comme humain, au point de s'installer et de s'arrêter dans des structures d'accueil et de recourir à des solutions d'où la dimension “de lien social” est exclue au profit d'une dimension exclusivement technique. Quand bien même l'action sociale doit remplir une fonction réparatrice seulement, ou palliative parfois, telle n'est pas la structure de ses principes, tel n'est pas son principe d'existence. »

« A tout le moins faut-il que les services d'action sociale d'urgence cessent d'être séduits par ce dogme de l'anonymat qui fait d'une personne en grande détresse un sujet sans visage, où la marque et la place que lui confère son nom ne vaut plus, car il devient un être du présent, son passé devient dérisoire, il devient hors du temps, hors de l'inscription dans les repères sociaux, la société ne lui demande plus de contrepartie hormis de ne pas mourir... C'est en cela que “l'exclusion moderne” est une sorte “d'horreur sociale” dont l'urgence serait de la dissimuler. C'est cela et cela seulement la fracture sociale. »

« Il faut donc déchiffrer cette diagonale du silence, qui veut que le clochard le plus malade de l'alcool soit devenu un être sans parole, entre mort civile et mort sociale. Les services d'urgence sociale trouvent là leur origine et leur finalité : faire reculer l'insupportable au lieu de recréer des liens de participation au monde. L'action sociale a pour dogme cette recherche individualisée et collective d'intégration, l'action sociale d'urgence lutte contre le froid, mais les plus pauvres meurent-ils de froid ou de la rupture de la chaîne qui lie les êtres entre eux et qui demande du temps pour s'initier, pour se solidifier. Faute d'avoir su donner un sens à l'intervention sociale d'urgence, faute de l'inclure dans une problématique “sensée”, les acteurs sociaux se condamnent à répondre “en urgence à l'urgence”, et à forger dans l'après-coup, “des concepts” qui ne valent que dans cette mesure. »

« Pour conclure, l'endroit de la notion “d'urgence sociale” est bien sûr son effet de visibilité, son impact publicitaire, pourrait-on dire... mais aussi la légitime traduction publique des secours dont ont besoin un certain nombre de ménages et de familles en difficulté. »

« Mais son envers est qu'elle incite les professionnels de l'action sociale, travailleurs sociaux et élus du secteur social, à devenir des pourvoyeurs de systèmes qui font perdre à chacun sa dimension de sujet responsable, et en font un être largué dans “l'océan” des procédures. L'instrumentalisation de nos politiques sociales appelle des dérégulations qui, en réponse, appellent elles-mêmes des modes résignés de fonctionnement. »

« L'action sociale doit conjuguer une dimension publique et privée, elle prend en compte les possibilités de la personne et l'offre sociale disponible. L'urgence prend en compte, par essence, la demande sociale collective. Faut-il que notre action sociale ait du mal à s'adapter pour provoquer de tels résultats ? »

« La loi de lutte contre les exclusions, plutôt que créer encore de nouveaux dispositifs devrait tirer profit de la qualité de l'aide sociale et de l'action sociale de notre pays en proposant des évolutions, telles que : une plus grande responsabilité des acteurs territoriaux, la désignation négociée de “pilotes” qui localement ont des missions claires, la création de fonds d'aide communs qui réduisent à la fois l'émiettement des aides et la dispersion des acteurs, la réelle simplification des circuits de décision. Mais aussi, le logement doit devenir l'un des biens premiers pour chaque famille : reste à organiser ce droit et ses contreparties. Le système de santé scolaire doit être modernisé. Autrement dit, si la cohésion sociale est en elle-même un objectif, la loi de “cohésion sociale”... plus qu'une “loi de lutte contre“... devrait être un programme territorial de logement, de formation et d'insertion, assorti, à tout le moins, d'une obligation de moyens et peut-être, si la situation devait l'exiger, d'une obligation de résultats. Cette démarche constitue une exigence majeure, mais tel est sans doute le prix à payer pour l'égalité, faute de quoi nous serons dans l'obligation de promouvoir des dispositifs particuliers spécifiques et d'urgence. Tel est le moyen de ne pas se condamner, à terme, à d'uniques politiques de réparation. »

Monique Sassier Responsable des études et des actions politiques à l'UNAF 28, place Saint-Georges - 75009 Paris -Tél. 01 49 95 36 00.

Tribune Libre

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur