Le cadre est désuet et représente l'archétype des institutions pour enfants : autour du château du village, racheté par le CREAI de Bourgogne en 1961, des bâtiments plus modernes, mais qui ont bien 25 ans, permettent une organisation pavillonnaire en groupes de vie. Le centre éducatif de Velars-sur-Ouche (1), à 12 km de Dijon, est, aujourd'hui, une maison d'enfants à caractère social, gérée par l'Acodege, qui accueille 65 jeunes de 12 à 18 ans, essentiellement sur décision de justice... et aussi des poules, des oies, des pigeons sur décision du groupe des éleveurs. Pour les volailles, cela fait 15 ans que ça dure.
Un après-midi de 1983, de retour d'une visite au zoo avec un groupe de vie, Hervé Morey, éducateur, découvre que David vient d'acheter trois poussins avec son argent de poche et qu'Antoine a subtilisé six œufs : « Et si on les met à couver, on aura des poules ? » Hervé Morey aime à rappeler que l'aventure a commencé par une suggestion des jeunes et non par « un projet éducatif forcené ». Mais la demande rencontre une oreille attentive, celle du fils d'agriculteur qu'est aussi l'éducateur. Et puis, il y a ces volières à l'abandon derrière les bâtiments...
Noël Rochias vient alors de prendre ses fonctions de directeur et tolère ce bricolage bizarre autour des volatiles. « Finalement ça rentrait un peu dans l'histoire de l'institution », raconte-t-il. « L'établissement s'était déjà occupé d'une ferme dans les années 50. C'était alors un moyen d'autonomie, et, pensait-on, un moyen d'insérer les enfants inadaptés dans le milieu agricole. »
Aujourd'hui très développées dans le monde anglo-saxon et assez fréquentes dans les thérapeutiques pour les handicapés, la présence et les activités autour et avec l'animal restent rares en France dans les lieux d'accueil pour enfants dits « caractériels ». Trop souvent, en tout cas, les expériences sont limitées à « l'entretien », aussi amateur qu'épisodique, de deux ou trois poussins et d'un lapin au fond de la cour. Bêtes inévitablement vouées à la mort ou au « placement d'urgence » pour cause de « pont de la Toussaint ». Une animation originale, c'est d'ailleurs le regard que porte d'abord Hervé Morey sur les volières. Pourtant l'activité d'élevage prend rapidement un tournant, une consistance pédagogique qui l'éloigne définitivement de l'expérimentation légère et occupationnelle pour en faire une pratique, encore aujourd'hui, pionnière et atypique.
« D'abord parce qu'elle s'organise en autonomie de gestion, en coopérative », explique Hervé Morey. « Ce ne sont pas les bêtes de l'institution. C'est un groupe de vie qui, autour des motivations d'élevage, va autogérer son activité et un projet, souvent de voyage de fin d'année. » Au-delà de l'aspect économique de l'autofinancement (ventes de volailles pour acheter les graines et les équipements), le fonctionnement repose sur la responsabilité de chacun et le regard du groupe de pairs. Ce sont, tous les ans, de six à huit jeunes du groupe de vie d'Hervé Morey qui se chargent des volières, chacun étant responsable de l'une d'entre elles : avant, après l'école et le mercredi... Tous les jours, même s'il fait nuit, même s'il gèle. L'expérience est aussi et surtout originale parce qu'elle a toujours intégré une culture d'élevage. Technicienne, « voire scientifique », précise aussitôt Noël Rochias. Car Hervé Morey et son petit groupe pratiquent « l'agriculture sportive » :salons, concours, et médailles (qui couvrent un pan entier de mur de la remise à grains) sont la suite logique de la préparation des reproducteurs, de la sélection d'espèces rares et de leur conservation. Jouer dans la cour des professionnels, aller en compétition... « C'est parti des enfants qui avaient le désir d'avoir de belles volailles qu'on pourrait exposer. Nous, on s'est dit que ce pourrait être un moyen de socialisation important et une ouverture supplémentaire », explique l'éducateur. A l'issue de cette démarche de qualité, la fierté mais aussi le succès sont au rendez-vous chez des enfants souvent en échec et en perte de confiance : ceux-ci font partie en effet des rares détenteurs de la « gauloise grise » (une vieille souche de volaille de Bresse) et sont champions de France 1995 de cette catégorie ! « Et quand c'est un Maghrébin qui monte sur le podium recevoir la coupe du meilleur éleveur d'une souche française c'est encore autre chose qui se passe », précise Hervé Morey. Cet aspect d'excellence, l'apport de résultats font partie intégrante du projet. Ils apparaissent en effet essentiels dans le cadre d'une « pédagogie de l'effort » où l'exigence et la rigueur sont aussi des moyens de dire la confiance et la compétence reconnue.
Mais, après 15 ans de fonctionnement, c'est également sur la richesse pédagogique de l'élevage au quotidien que s'attarde Hervé Morey, devenu intarissable et passionné, membre de nombreux clubs d'élevage.
Le fonctionnement même du groupe d'éleveurs constitue une structure intéressante : « Il y a une interdépendance très forte entre eux. Celui qui va être défaillant, qui va négliger sa volière, va se voir rappeler à l'ordre par les autres. Et on constate que ceux qui s'occupent des bêtes ont moins tendance à fuguer. » L'engagement personnel et volontaire fonde plus solidement le lien, semble-t-il que « la nécessité d'être là ». Pour l'enfant placé, et donc très souvent déplacé, déraciné « la nature, le milieu rural ici, l'arboretum et les animaux dont on s'occupe sont aussi un moyen de vivre dans son cadre tout en le faisant vivre. C'est se situer dans un système et y prendre sa place, y être mêlé et utile. » Une manière aussi de ne plus être passif, de devenir acteur et de « prendre en charge » à son tour. Cette prise en charge est exigeante, quotidienne et elle doit être régulière. A la période des poussins, pendant laquelle tout le monde souhaiterait être éleveur, succède la période d'hiver :moins drôle de dégeler l'eau dans les abreuvoirs ! « S'occuper du vivant, c'est se confronter au temps et c'est la prise en compte obligée de la contrainte », rappelle Hervé Morey. « Or, les carences de ces jeunes se situent souvent du côté de la projection dans l'avenir, de la capacité à pointer des repères. La vie avec l'animal impose des repères et des contraintes énormes : tous les matins, il faut nourrir. Les poussins naissent au bout de 21 jours : on compte, on attend. Il y a aussi les cycles de l'élevage qu'il faut respecter. » La tâche est parfois difficile mais Hervé Morey peut compter sur les résultats immédiats de l'activité : naissances fréquentes, croissances... et morts.
Ces événements de « la vie des poules » valent, en soi, comme les sanctions de l'action. Mais ils offrent surtout des occasions quotidiennes de parole pour les enfants dont c'est alors le tour de parler de filiation, de ruptures. « Ici, l'élevage de volailles permet des choses que ne permet pas l'élevage de certains mammifères. Par exemple, la poule qui couve n'est pas forcément celle qui élève : il y a des canetons élevés par des poules, des grandes poules élevées par des poules naines. Il y a donc chez les volailles des mères de substitution, d'adoption, des mères nourricières, des pères géniteurs. Certaines espèces sont monogames, d'autres polygames... Evidemment ça provoque la parole », raconte l'éducateur. La croissance rapide des volailles permet aux enfants de suivre les cycles de vie, les générations : « Quand est-ce qu'ils sont adultes les canards ? Quand est-ce qu'ils vont se reproduire ? » demandent-ils avant de déclarer fièrement : « Et dire qu'on a vu naître leurs grands-parents ! » Autour et avec les oiseaux, ce sont aussi les jeux de rôles et les confidences qui deviennent possibles tout comme les occasions de maternage et de régression. Pendant ces moments dans les volières, Hervé Morey est toujours présent. Il recueille la parole, les inquiétudes, aidant à mettre des mots sur ce qui peut angoisser. Pour ça « on travaille ensemble, je fais avec eux, c'est là le côté éducatif ».
Cette richesse liée à ce qui se passe dans les volières avec les enfants, Hervé Morey la partage avec l'équipe éducative du groupe de vie « qui se sent investie là-dedans et qui partage le souci des bêtes » et avec la maîtresse de maison qui tolère plumes et bottes sales. Il est également soutenu par la direction. Ce qui ne l'empêche pas néanmoins de ressentir fortement une certaine solitude institutionnelle et de regretter le peu de relais donné aux événements riches de vie et de sens et aux paroles échangées dans les volières au cours des réunions de synthèses. Il souhaiterait notamment que son travail soit plus systématiquement prolongé, repris, retravaillé peut-être par « les psy » de l'établissement. Après 15 ans, « j'ai envie d'un travail plus poussé de théorisation, de réflexion », avoue-t-il. Ce qui demande une disponibilité que ne laisse pas la profession d'éducateur en internat. En outre, il est conscient que, finalement, trop peu d'enfants peuvent participer chaque année à l'opération. Pourtant Hervé Morey, convaincu des « vertus » pédagogiques de l'élevage, ne demande qu'à faire partager son savoir-faire, à parler de son expérience et à échanger avec d'autres menant des initiatives similaires. Mais « l'aspect le plus passionnant de l'apport pédagogique de l'élevage réside dans ce qui se rejoue de la maltraitance et de la violence avec les animaux », défend Hervé Morey. Car, au fil des années, l'équipe éducative s'est aperçue que les enfants, qui choisissaient de s'engager dans l'élevage pour une ou plusieurs années, étaient très souvent ceux qui avaient été victimes de violences et d'abus sexuel. Or dans les volières aussi, des oiseaux meurent par négligence, par manque de soins ou parce qu'on a câliné un peu trop fort. Ici, le passage à l'acte a des conséquences en termes de vie ou de mort.
Car au centre éducatif de Velars-sur-Ouche, il y a une vie, une vie sexuelle, des couples, des naissances et des morts, toutes choses bien étrangères aux « vies » des institutions et absentes également des lieux d'accueil pour enfants. Et si finalement l'apport des animaux était avant tout celui-là :réintroduire la vie. Hervé Morey en est convaincu : « L'environnement éducatif, le contenu professionnel et occupationnel qu'on lui donne, ça ne suffit pas. La dépersonnalisation des lieux d'accueil n'empêche pas de bâtir un projet professionnel par exemple... mais pour le reste, pour la vie de tous les jours ? » Pour lui, le besoin d'envoyer les jeunes faire des séjours en « lieux de vie » est, à cet égard, significatif. Alors « pourquoi ne pas être nous-mêmes un lieu de vie ? »
Via la vie, c'est ici l'affectif qui peut avoir droit de cité, là où, habituellement, sa présence dérange et reste délicate à gérer. « L'animal devient le médiateur de la relation affective. On est dans une triangulation et non plus dans une relation duelle enfant/éducateur. » Mots doux, diminutifs, adjectifs possessifs s'adressent à l'animal et peuvent dire l'attachement, créer des liens. Média, l'animal est donc un appui pédagogique qui permet de passer des contrats avec les jeunes. C'est aussi un vecteur d'ouverture de l'institution : des classes sont régulièrement accueillies pour visiter les élevages, guidées par les jeunes éleveurs eux-mêmes en outre, on sait que, parfois, on peut compter sur les voisins, pendant le week-end, en cas de « coups durs ».
Tout se passe en effet comme si l'élevage des volailles réintroduisait quelque chose de la « vraie vie ». Quelque chose de plus évident, qui donne du sens à la vie de groupe, quelque chose de l'ordre de la croyance qui donne les moyens de se sentir accroché. « Quand un jeune part en week-end et qu'il me dit :'je suis là lundi Monsieur ". Ça veut dire :'comptez sur moi lundi, je viens m'occuper des poussins... lundi, j'ai des choses à faire ici ". »
Valérie Larmignat
(1) Inpacte - Institut polyvalent d'actions éducatives : 21370 Velars-sur-Ouche - Tél. 03 80 33 62 40.