Inclassable, hors normes ... Tous ceux qui l'ont côtoyé s'accordent à reconnaître l'atypisme de ce sociologue, hors pair, talentueux et touche-à-tout. Un « homme de cœur » plus qu'un « homme de carrière » dont la « voracité intellectuelle » et la multiplicité des centres d'intérêt étonnaient. Atypique tout d'abord, le parcours de cet « intellectuel saltimbanque » au-dessus des frontières séparant les disciplines et les idées, comme le qualifie René Boucher, directeur général de l'IRTS de Haute-Normandie. Après une formation en lettres classiques à la Sorbonne, complétée par des études de sociologie et de sociolinguistique en Amérique, Christian Bachmann était maître de conférences à l'université de Paris-Nord (Villetaneuse) qu'il avait rejointe en 1972. « Excellent professeur sans en avoir le titre, parce que la carrière finalement l'intéressait peu », souligne le sociologue Jacques Donzelot, il dirigeait les filières d'ingénierie sociale urbaine (IUP de Bobigny).
Passionné, il fut l'un des rares universitaires à se spécialiser dans les questions du travail social et de ses formations. L'un des initiateurs du DSTS, directeur général d'ISIS-CREAI de 1988 à 1992, il joua notamment un rôle de premier plan dans le rapprochement universités-centres de formation. On le retrouve sur tous les fronts du travail social : formateur, siégeant dans des groupes de travail et commissions, intervenant ou coorganisateur de colloques... La formule nerveuse et mordante, provocateur, maniant l'humour, n'hésitant pas à dénoncer les idées reçues et à épingler les rigidités institutionnelles, « il était l'un de ceux qui avaient mis le doigt sur l'état de crise des professions sociales, mais dans un sens constructif », se souvient René Boucher. Il a joué un peu le rôle d' « intellectuel organique du travail social », renchérit Jacques Donzelot, à la fois « très lié aux intervenants de terrain et impliqué dans la défense des métiers et professions » et en même temps « conseiller du prince » :on le retrouve ainsi expert auprès de Marie-Noëlle Lienemann, ministre déléguée au logement et au cadre de vie dans le gouvernement de Pierre Bérégovoy en 1992. Il conseillait également la préfecture de Seine-Saint-Denis en matière d'accueil des émigrants. « Esprit politique brillant », selon l'ancien directeur de l'action sociale Michel Thierry, il avait conservé intacte sa capacité d'indignation et de mobilisation : signataire de l'appel invitant les travailleurs sociaux en 1995 à prendre la parole et aussi, dernièrement, de « l'autre pétition » en faveur des projets de loi Chevènement sur l'entrée et le séjour des étrangers.
« Il ne concevait pas le travail théorique sans engagement », défend Daniel Lindenberg, professeur de sociologie et ami de longue date. Et s'il collabora à de nombreux ouvrages de référence en travail social, mais également en toxicomanie et en sociologie urbaine, il fut aussi un militant actif, notamment au sein de mouvements luttant pour l'égalité comme Droit de cité et SOS Racisme. Son dernier livre écrit avec Nicole Le Guennec, Autopsie d'une émeute pour lequel il avait enquêté de longs mois dans un quartier de Melun, illustre bien sa conception du chercheur personnellement impliqué... Affectif, militant plus que stratège, méfiant vis-à-vis des pouvoirs et des partis, anticonformiste, voire quelque peu libertaire, nul doute que Christian Bachmann restait pour certains, difficile à cerner. Donnant souvent le sentiment de se disperser. « Pourtant s'il pouvait paraître paradoxal, son comportement n'avait rien de contradictoire », défend René Boucher. Pour ses amis, ses actes étaient avant tout animés par des valeurs de justice sociale et d'égalité. Isabelle Sarazin