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Quand l'urgence interroge le travail social

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Fruit paradoxal de l'intervention humanitaire et de l'action sociale, l'urgence bouscule les pratiques classiques en travail social. Faut-il s'en réjouir ou s'en inquiéter ? Et comment les professionnels peuvent-ils se situer ?

Qu'on le regrette ou non, le concept d'urgence sociale, et les pratiques qui en découlent, sont en train de remodeler tout un pan de l'action sociale (1). Sous la pression de publics en difficulté de plus en plus jeunes et marginalisés, la première ligne de l'action sociale se situe, désormais, d'abord au niveau des nombreuses structures d'accueil et d'hébergement d'urgence créées, ces dernières années, à l'initiative des associations caritatives et humanitaires et de certains CHRS : lieux d'accueil de jour, structures d'hébergement, lieux de soins spécialisés, équipes mobiles intervenant, ou non, au sein de systèmes de coordination et d'orientation, du type SAMU social...

La carence des dispositifs

« L'urgence est venue se glisser dans la faille qui se creuse entre les dispositifs habituels et les besoins des populations », observait Michel Legros, formateur à l'ENSP, lors du forum des acteurs de l'urgence sociale, organisé les 30 et 31 octobre, à Lyon, par la Fédération nationale des associations de réadaptation sociale (FNARS)   (2). Pourquoi une telle évolution ? « Au cours des années 80, rappelle l'économiste Alain Lipietz, nous sommes passés assez brutalement d'une société en'montgolfière ", marquée par la prédominance des classes moyennes et où tout le monde progressait en même temps, à une société en'sablier" dont la principale caractéristique est le creusement des inégalités entre riches et pauvres. » D'où l'apparition d'une impressionnante cohorte d'exclus - ceux que le sociologue Robert Castel appelle les « surnuméraires » - qui ont progressivement saturé les services sociaux ou, à l'inverse, leur ont totalement échappé. Résultat : l'émergence d'un secteur de l'urgence sociale reposant sur la carence, réelle ou supposée, des dispositifs classiques. « D'un point de vue philosophique, constate Michel Thierry, inspecteur général des affaires sociales et ancien directeur de l'action sociale, je ne m'en réjouis pas parce que je reste philosophiquement partisan de la polyvalence de secteur. Mais, il faut bien reconnaître que celle-ci ne traite qu'assez marginalement les problèmes liés à l'urgence sociale. Même si elle garde parfois le contact avec ces publics au travers de la gestion des contrats RMI. »

Bien entendu, personne ne conteste la nécessité d'aider les personnes en détresse. « L'urgence, c'est d'intervenir quand on sent que quelqu'un est en danger. Si une personne tombe à l'eau, le temps que j'étudie le problème pour savoir comment je vais y répondre, elle se sera noyée », rappelait, à Lyon, Bernard Ginisty, philosophe et ancien directeur d'Unites. C'est d'ailleurs ce souci louable de porter assistance aux personnes en danger qui avait incité Xavier Emmanuelli à fonder, fin 1993, à Paris, le premier SAMU social (3), puis, devenu secrétaire d'Etat à l'action humanitaire d'urgence des gouvernements Juppé, à étendre ce dispositif aux principales villes françaises. Mais la reproduction du modèle de l'urgence médicale au social trouve assez rapidement ses limites. « Il ne faut pas confondre l'urgence médicale, qui vise à rapprocher les personnes le plus vite possible de solutions techniques élaborées, avec l'urgence sociale qui ressemble souvent à un cache-misère dans la mesure où l'on n'a pas vraiment de réponse à apporter aux personnes en difficulté », soulignait, à Lyon, Bruno Dubouloz, président des commissions CHRS et urgence sociale à la FNARS.

Des pratiques ébranlées

Le problème c'est que cette priorité donnée au traitement en urgence de la pauvreté, en particulier sous les gouvernements Balladur et Juppé (4), ébranle les modes d'intervention conçus, au cours des trente glorieuses, pour des publics connus (cas sociaux, jeunes inadaptés, handicapés...) et dont les difficultés étaient relativement bien identifiées. Rien d'étonnant, dans ces conditions, à ce que que les travailleurs sociaux aient longtemps résisté à une approche que beaucoup considèrent comme un véritable retour en arrière. Même si certains d'entre eux ont activement participé à l'élaboration de ces nouvelles structures. « Toute une série d'idées sur la relation d'aide, la demande de l'usager ou encore le projet individuel ont été bousculées lorsque les travailleurs sociaux se sont trouvés confrontés à des gens qui avaient des problèmes primaires urgents - se loger, se nourrir, se laver - et qui manifestaient une certaine agressivité liée à leur situation de détresse », se rappelle Michel Thierry. Il est vrai, constate pour sa part Christine Garcette, présidente de l'Association nationale des assistants de service social (5), que « les professionnels ont un peu de mal à se retrouver dans des dispositifs du type SAMU social, notamment parce que la notion du temps n'est pas la même dans l'urgence et dans le travail social. Si l'on part de l'idée qu'il faut un accompagnement, on voit mal comment ça peut se concilier avec un temps d'intervention très court. Il y a là une sorte de contradiction d'autant plus gênante que dans un certain nombre de départements, le dispositif des SAMU sociaux commence à avoir une incidence sur la réorganisation de la polyvalence. » D'ailleurs, poursuit-elle, « ça n'est peut-être pas pour rien qu'un certain nombre d'élus ont renforcé ces dispositifs. L'urgence sociale est plus facile à quantifier que le travail social classique. Elle a une meilleure visibilité politique. »

Pourquoi la notion d'urgence sociale, dont les mots d'ordre sont l'immédiateté de la réponse, la proximité avec l'usager, l'anonymat et l'inconditionnalité de l'accueil, heurte-t-elle à ce point les fondements de l'intervention sociale classique ? « Dans l'urgence, analyse Michel Legros, il y a l'idée qu'il existe un risque d'atteinte physique grave pour la personne concernée. Ce qui nécessite une réponse immédiate. De même, la compassion est toujours présente. C'est un partage de souffrance fortement affectif. » Or, continue-t-il, « le secteur social s'est professionnalisé, dès l'origine, contre l'urgence. C'est-à-dire sur le refus de la compassion et de la charité et en mettant l'accent sur la mise à distance et l'analyse. De fait, l'urgence et l'analyse ne vont pas ensemble. » Ce qui explique, là aussi, les réticences de nombreux professionnels et leurs craintes de voir se produire certaines dérives. D'autant que le thème de l'urgence relance le débat entre professionnalisme et bénévolat. « Bien entendu, reconnaît Christine Garcette, tout le monde est d'accord pour que l'on ne laisse pas les gens dans la rue. Mais méfions-nous de ce que l'on appelle urgence. On se retrouve parfois à traiter en urgence des situations qui, du point de vue du travail social, ne le nécessitent pas forcément. Ainsi, on a peut-être trop mis en avant l'idée que répondre à l'urgence, c'est trouver un toit pour tout le monde. Ça n'est pas toujours une priorité. » En outre, s'interroge-t-elle, « est-ce que toutes les structures, qui travaillent autour de l'urgence, ne sont pas en train de générer une nouvelle forme d'errance ? On accueille les gens pour trois jours, six jours, et puis on les renvoie d'un lieu à l'autre. »

Attention, toutefois, à ne pas opposer, de manière simpliste, urgence et travail social. Sur le terrain, les deux approches sont loin d'être toujours contradictoires et tendent même, parfois, à se féconder mutuellement. « Je ne crois pas qu'il y ait incompatibilité entre urgence et travail social, explique encore Christine Garcette, à condition de ne pas faire de l'urgence un but en soi. Le rôle du travailleur social est complémentaire dans la mesure où il intervient une fois que l'on a assuré l'hébergement, les soins et la nourriture. C'est-à-dire lorsque l'on s'est donné du temps pour voir avec la personne où elle en est. »

Faire le lien avec l'insertion

De même, la plupart des responsables des grands réseaux associatifs, dont la FNARS, sont convaincus de l'absolue nécessité d'articuler les structures d'urgence avec les autres dispositifs sociaux, notamment d'insertion. Et de l'importance de les professionnaliser. Faute de quoi les SAMU sociaux et autres services d'urgence ne seraient effectivement qu'un vaste ghetto pour pauvres. C'est d'ailleurs pour cette raison que le secteur des CHRS, après avoir été longtemps réticent, s'est aujourd'hui pleinement engagé dans ces nouveaux dispositifs, son ambition étant de constituer de véritables filières d'insertion. « Désormais, se réjouit Michel Thierry, on voit de plus en plus de ces structures obtenir le statut CHRS et sortir d'une certaine précarité. Ainsi, les systèmes d'urgence et d'insertion sont en train de se rejoindre, en particulier dans les domaines de la santé et du logement. » Une position qui n'est cependant pas facile à tenir. « Nous nous trouvons entre le geste humanitaire et une culture professionnelle de travailleurs sociaux, relève Aline Osman, chargée de mission urgence-jeunes à la FNARS, c'est-à-dire que nous sommes conscients que l'intervention en urgence ne suffit pas et qu'un travail de fond est nécessaire. Sans que cela nous empêche, par ailleurs, d'interpeller les pouvoirs publics sur les réformes nécessaires. »

Quelle peut être, alors, la place des travail-leurs sociaux ? « C'est le problème de la justice et de la charité, répond Bernard Ginisty, ils doivent être à la fois dans l'urgence et le travail à long terme. Sachant que la différence entre un travailleur social et un simple citoyen se portant au secours de ses semblables, c'est que le premier possède deux garde-fous : une institution et un savoir qui lui permet de critiquer et de prendre de la distance. L'autre spécificité du professionnel est qu'à partir d'un acte, il réfléchit et fait évoluer la société. » Une réflexion qui fait écho à celle de cet éducateur pour qui, « le travailleur social a aussi le droit de dire non, que tout n'est pas possible au nom de l'urgence ». Au final, observe Michel Legros, peut-être faut-il voir dans le thème de l'urgence sociale une critique de notre système de protection sociale ainsi qu'une forme de tension entre différents modèles d'intervention. « Avec, à la clef, une vaste recomposition du secteur social. »

Jérôme Vachon

L'URGENCE : ENTRE HUMANITAIRE ET SOCIAL

La notion d'urgence sociale reste fondamentalement ambiguë. Pour Monique Sassier, responsable des études et actions politiques à l'UNAF, elle apparaît, en effet, comme une sorte d'hybride paradoxal, né de la « rencontre étrange entre action humanitaire et action sociale »   (6). L'action humanitaire, explique-t-elle, trouve sa légitimité dans une certaine forme d'altruisme, sous-tendue par la nécessité d'atténuer une misère insupportable dans une société démocratique et riche. Avec le risque de tracer une ligne de partage entre les « bons pauvres », que l'on peut secourir, et les « mauvais pauvres », mis à l'index - voir le débat autour des arrêtés anti-mendicité (7). A l'inverse, poursuit Monique Sassier, « le droit constitue la pierre angulaire de l'action sociale », la mission des travailleurs sociaux consistant, notamment, « à permettre à chacun de bénéficier de ses droits ». C'est-à-dire à tenter de réduire les inégalités. Les deux termes de l'équation « urgence sociale » apparaissent ainsi relativement antinomiques. Aussi, prévient celle qui fut rapporteur à la commission Cohésion sociale du XIe plan, « si l'action humanitaire doit ménager des fonctions de survie et de sauvetage, seulement, il y a fort à parier qu'elle fera reculer l'action sociale dans son ensemble [...]. Parce que chacun sait bien que le sauvetage individuel donne parfaite bonne conscience à tous et qu'il vient ainsi se substituer à de véritables volontés de réformes »   (8).

Notes

(1)  Les IIe rencontres sociales auront lieu sur le thème  « Réponse à l'urgence, réponse en urgence ? » les 23 et 24 juin 1998 à Issy-les-Moulineaux. Rens. : Initiatives Santé - Raghnia Kaci - Tél. 01 34 63 33 43.

(2)   « Du geste humanitaire... à l'insertion citoyenne »  - FNARS : 76, bd du Faubourg-Saint-Denis - 75010 Paris - Tél. 01 45 23 39 09.

(3)  Voir ASH n° 1941 du 22-09-95.

(4)  De 1993 à 1995, avec ses plans d'urgence pour l'hiver, Simone Veil, alors ministre des Affaires sociales, a fortement contribué à la mise en place des dispositifs d'urgence. Ceux-ci ont été consolidés, par la suite, par Xavier Emmanuelli, secrétaire d'Etat à l'action humanitaire d'urgence de 1995 à 1997.

(5)  Le 52e congrès de l'ANAS se tiendra du 28 au 31 janvier, à Paris, sur le thème : « Action sociale et action humanitaire. Etre efficace ensemble ».

(6)  Source : Les nouvelles frontières de l'action sociale - Ed. L'Harmattan - 150 F - Voir ASH n° 2043 du 31-10-97.

(7)  Voir ASH n° 2028 du 20-06-97.

(8)  Monique Sassier reviendra sur cette problématique, pour les ASH, dans une tribune libre à paraître prochainement.

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