S'il est un sujet intime, difficile et grave que l'on n'aborde pas facilement, c'est celui de la mort. Délicat à évoquer pour les personnes valides tant la perte d'un être cher suscite des émotions confuses, complexes et violentes, il l'est d'autant plus lorsqu'il touche les personnes très déficientes, limitées dans leurs capacités de compréhension et d'expression. Un travail de deuil s'enclenche-t-il chez ces dernières ?Et si oui, les mécanismes psychiques sont-ils comparables à ceux des adultes ordinaires ? Ces questions sont de moins en moins théoriques et marginales. En effet, la nouvelle longévité des adultes déficients intellectuels les expose inévitablement à l'éventualité de la disparition de leurs propres parents. Et donc à l'épreuve du deuil. Comment, les familles, mais surtout les professionnels peuvent-ils les aider à passer ce cap délicat ? C'est notamment pour répondre à la perplexité et au malaise des équipes face à une question « relativement nouvelle » qu'Anne Dusart, conseillère technique du CREAI de Bourgogne a enquêté auprès des établissements spécialisés de cette région pour la Fondation de France (2). Riche, son étude lève le voile sur la question encore largement méconnue des retentissements du deuil chez les déficients intellectuels. Et surtout, elle met en évidence les errements et les incertitudes des professionnels dans ces situations à lourde charge émotionnelle.
C'est dans les méandres de la vie intérieure de ces handicapés, au moment de la perte d'un proche, que nous plonge donc l'auteur. Voyage délicat, nécessairement limité aux frontières de l'observation, mais qui bat en brèche bon nombre d'idées préconçues sur cette population. Tout d'abord, le message, délivré lors de l'annonce du décès, est mieux intercepté que ce que l'on pouvait penser. Dans 73 % des cas selon les équipes, il a tout de suite été compris par l'intéressé. Même si « comprendre ne veut bien évidemment pas dire accepter », précise Anne Dusart, citant ce trisomique déficient profond qui, bien qu'ayant saisi que sa mère est morte, persiste à la réclamer. Quant aux réactions immédiates, l'impassibilité est beaucoup moins fréquente que prévue (moins d'une personne sur cinq) et n'est pas nécessairement le fait de personnes très déficientes. Hormis quelques décalages par rapport à certaines normes sociales, les attitudes paraissent plutôt conformes à celles des endeuillés ordinaires : les réactions pathologiques (délire, hallucination, violence) n'étant qu'exceptionnelles. « La compréhension de la mort apparaît bien supérieure à ce qu'on pouvait s'attendre, constate ainsi Anne Dusart. Il n'y a vraisemblablement pas à douter du caractère primitif et profond de l'idée de mort chez les déficients intellectuels, même confusément, chez les plus lourdement handicapés. » Si l'on note des difficultés de repérage dans la chronologie des événements, des confusions dans les circonstances du décès, « la réalité même de la mort, c'est-à-dire la non-vie, semble bien saisie ». De fait, la conceptualisation de la mort paraît souvent « rester inachevée » comme chez l'enfant. De même, Anne Dusart souligne l'importance pour les personnes handicapées d'être associées aux rites funéraires. D'autant que, contrairement à ce que les proches redoutent souvent, leur attitude à cette occasion est souvent sobre et discrète, parfois impassible. Les démonstrations excessives et incongrues restant exceptionnelles. En fait, « si l'impact cognitif d'une telle participation est limité, son impact affectif s'avère très important », relève la psychosociologue. Plus « qu'un antidote préservant des complications du deuil », celle-ci constitue souvent « une expérience d'humanisation ». Et elle peut être « un moment important de vie sociale » par la fierté que peut retirer l'intéressé du fait de la reconnaissance témoignée au défunt.
Face à l'épreuve du deuil, quelle disponibilité les personnes déficientes trouvent-elles dans leur entourage ? Ce qui est clair, c'est la tendance des familles à mettre à l'écart l'intéressé, lors de la maladie qui précède le décès. Les parents abordent rarement la perspective de leur propre disparition avec leur enfant handi- capé. Cette difficulté semble d'ailleurs redoublée par « un involontaire jeu de renvoi de balle entre famille et institution », observe l'étude. Chacun étant convaincu que l'autre a préparé l'intéressé. Pourtant, lorsque le décès survient, la famille a finalement moins tendance que prévu à vouloir « protéger » son parent. D'ailleurs dans presque un cas sur deux, c'est elle qui se charge de lui annoncer le décès. Ce que l'étude constate néanmoins, c'est l'extrême retenue des proches face à la personne handicapée, ne s'autorisant guère à pleurer devant elle ou à manifester leur peine. Comme si cette « pudeur », plutôt habituelle, était redoublée par « un interdit d'épanchement » devant une personne réputée fragile. Mais, lorsque la détresse est trop lourde, il arrive que certaines familles isolées se tournent vers les institutions.
Comment les familles vivent-elles alors ce soutien institutionnel ? Bien, si l'on en croit leurs propos souvent « élogieux », n'hésitant pas à louer le tact et le savoir-faire des professionnels. Mais il est bien évident, précise aussitôt la psychosociologue, que la qualité du dialogue est largement tributaire des rapports préalablement instaurés entre les professionnels et les parents que ce soit lors de la découverte du handicap, ou lors du passage dans les précédentes institutions. Sans compter que le deuil, en renforçant la tendance surprotectrice des familles, peut raviver les conflits avec les professionnels centrés sur l'autonomie des adultes handicapés.
Quel est l'impact du décès d'un professionnel dans l'institution ? A partir des cinq situations rencontrées (suite à la mort d'un médecin, d'un moniteur-éducateur, d'un éducateur, d'une aide-soignante et d'un chef de service), l'étude aborde également ce sujet délicat (3). Dans tous les cas, l'événement n'a pas été occulté par l'institution qui a rapidement fait part de la nouvelle aux handicapés. Dans l'ensemble, ceux-ci ont bien compris le décès. Leur association aux obsèques semble courante et génère « des effets de reconnaissance non négligeables ». A cette occasion, les échanges entre le personnel et les personnes handicapées conduisent à parler de choses jamais évoquées jusqu'alors... Mais dans de telles situations, les professionnels éprouvent bien souvent des difficultés à surmonter « les effets inhibants de leur propre émotion » pour parler de ce décès avec les publics handicapés. Le deuil qu'ils vivent « ne trouve pas toujours d'espace institutionnel pour s'énoncer, les équipes restant alors peu soutenues à l'égard de l'épreuve qu'elles traversent ».
Une certitude : la question du deuil, loin d'être occultée, préoccupe les équipes au sein des établissements. Néanmoins si celles-ci s'accordent sur le fait qu'il ne faut pas cacher la vérité aux personnes handicapées et qu'il importe de les associer à cette étape de la vie familiale, les pratiques restent très diverses et les situations plutôt gérées au cas par cas. Ce qui traduit, selon la psychosociologue, l'absence de réflexion de fond sur le sens de la perte pour l'intéressé. Réflexion, ajoute-t-elle, qui n'est d'ailleurs guère facilitée par la difficulté des professionnels à consigner les informations liées au deuil et à tenir à jour les dossiers individuels. En outre, ceux-ci sont souvent insuffisamment formés à ce rôle très délicat d'accompagnement des endeuillés. Ce qu'ils reconnaissent : « On affronte de manière très empirique ces situations et on vit ces moments avec beaucoup d'interrogations et d'incertitude ». Quant au soutien des équipes, il existe souvent mais reste insuffisant : au-delà des réunions d'équipe trop largement centrées sur les problèmes d'organisation, les pratiques de supervision avec un tiers extérieur restent exceptionnelles.
Il est clair que, dans de telles conditions, l'implication des professionnels, qui se sentent parfois bien seuls, n'est pas exempte de risques. Et elle peut même produire « des effets néfastes », s'alarme Anne Dusart. Laquelle évoque notamment la tentation de se projeter et d'imposer à l'autre « des effets d'attente normalisants », les tentatives pour « dédramatiser » l'événement, la sous-estimation des « vertus potentiellement positives » du deuil trop souvent appréhendé comme quelque chose qu'il faut neutraliser. Certaines équipes avouent ainsi leur réticence à oser parler avec l'endeuillé et leurs difficultés à trouver les mots justes. D'autres encore évoquent leur peur de faire « du voyeurisme ». Comme si, commente la psychosociologue, les professionnels habitués aux manifestations pathologiques avaient finalement plus de mal à aborder le chagrin que l'angoisse. Et, du coup, que leur action se trouvait inhibée. Car s'ils offrent disponibilité et écoute, les intervenants vont rarement au-devant de l'endeuillé. Regrettant que leur accompagnement se réduise parfois à un « être avec » ou une simple présence, Anne Dusart juge au contraire nécessaire d'adopter dans de telles circonstances, « une position de guide ». Car « l'empathie bienveillante ne suffit pas nécessairement à faire advenir un dialogue et à faire mûrir un deuil ».
La mort serait-elle une question taboue dans les établissements ? Non pas, reconnaît la psychosociologue, mais elle n'est abordée que sous la pression des événements et dans un climat de forte émotion. Et « un thème comme la sexualité donne probablement davantage lieu à l'information, voire à des discussions ». C'est ainsi d'ail-leurs que la préparation à la mort (lorsqu'elle est prévisible) est souvent limitée. En outre, si l'annonce de cette dernière s'effectue avec les précautions et le tact qui s'imposent, le message reste bien souvent insuffisamment repris par la suite. A l'inverse, s'il est « un point fort de la pratique », reconnaît Anne Dusart, c'est le soutien autour des rites funéraires : les équipes encourageant les endeuillés à y assister, tentant de convaincre les parents...
Isabelle Sarazin
La diversité des problématiques regroupées sous le terme de handicap mental interdit de fournir une quelconque « doctrine générale » sur la personne endeuillée, se défend Anne Dusart. Laquelle propose davantage des repères autour d' « une éthique de la prise en charge ».
Améliorer les pratiques et la vie institutionnelles : il s'agit de familiariser les personnes handicapées à la mort (par une éducation « aux choses de la vie » ), de réintroduire le temps (en ritualisant certaines phases de l'existence), de faciliter le travail de mémoire par la tenue des dossiers, d'anticiper la mort éventuelle grâce au dialogue, etc.
Accompagner le deuil : outre un soutien accru des familles, il s'agit d'aider l'endeuillé. En osant anticiper le décès éventuel, en « accueillant sa souffrance », en l'associant aux rites en les expliquant, en formant les équipes au deuil et en les soutenant.
(1) « Lorsque les parents disparaissent... Le deuil chez les personnes déficientes intellectuelles » - Présentée les 9 et 10 décembre lors des journées d'étude de Beaune - Fondation de France : 40, avenue Hoche - 75008 Paris - Tél. 01 44 21 31 00.
(2) Un groupe de pilotage (une quinzaine de professionnels) a accompagné la recherche menée de juillet 1995 à avril 1997. Une enquête par questionnaire a d'abord été effectuée auprès de 66 établissements ou services spécialisés s'occupant d'adultes déficients intellectuels en Bourgogne et touchés par un décès, lors des trois dernières années. Celui-ci pouvant concerner un proche d'un handicapé (227 cas), une personne handicapée dans l'établissement concerné (30 cas) ou un membre du personnel (5 cas). Une trentaine de situations ont fait ensuite l'objet d'entretiens avec la personne handicapée, un membre de sa famille et l'équipe.
(3) Elle analyse aussi l'impact du décès d'une personne handicapée dans l'institution.